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Un univers à notre mesure ?

Le 23  juin 2007 par Jean Zin

Leonard Susskind, Le paysage cosmique

Le principe anthropique semble incontournable dans la physique actuelle, il a pourtant tout pour déplaire. N’est-ce pas une façon de renoncer à toute explication scientifique, une sorte de tautologie qui se contente de dire que les choses sont telles qu’elles sont ? On peut même tomber avec le "principe anthropique fort" dans l’illusion religieuse et téléologique qui va prétendre que les choses sont telles qu’elles devaient être, guidées par une volonté supérieure, un "dessein intelligent" !

Dans sa version faible, l’affirmation que notre monde doit réunir toutes les conditions de notre existence est pourtant incontestable : le caractère relativement exceptionnel de notre planète en témoigne réunissant non seulement les conditions de l’apparition de la vie (ce qui doit être assez courant) mais aussi un temps d’évolution assez long pour mener jusqu’aux organismes pluricellulaires et finalement jusqu’à l’humanité avec la science qui essaie de comprendre le monde. C’est une situation si rare qu’il ne serait pas impossible qu’on soit les seuls, sur cette Terre, malgré la myriade d’étoiles et de galaxies qui nous entourent ! Au moins sur ce point, le principe anthropique ne saurait être mis en doute : inutile de vouloir expliquer les caractéristiques de notre planète purement aléatoires sinon par le fait que nous en sommes le produit.

C’est à un tout autre niveau pourtant que le principe anthropique s’impose aujourd’hui aux cosmologistes puisque ce sont les caractéristiques de notre univers qui ne pourraient s’expliquer autrement que par notre présence pour le penser. En effet, toute autre valeur de la "constante cosmologique" en particulier aurait pour résultat de rendre notre existence impossible !

L’argument devient imparable dès lors que la "théorie des cordes" semble ouvrir la possibilité d’une quasi infinité d’univers différents, incapable de justifier nos caractéristiques propres, et ce, d’autant plus que la "théorie de l’inflation" suppose une multitude d’univers-bulles tous différents. Dès lors on se situe dans une situation proche du darwinisme et de la sélection naturelle : c’est le hasard de la loi des grands nombres qui peut seul expliquer l’émergence d’une complexité si improbable. C’est tout de même assez différent du darwinisme, basé sur la reproduction et l’amplification, tout comme des conditions de notre planète dont l’atmosphère a été en partie façonnées par la vie elle-même (voir Gaïa, suite...). Au niveau cosmologique, rien de tout cela. On explique seulement qu’on ne pouvait apparaître dans un autre univers. Ce qui semble un peu court même si cela reste irréfutable !

En fait, ce n’est guère plus que l’aveu des limites de notre savoir scientifique et de la part d’inexplicable qui reste dans les constantes de la physique. Le principe anthropique n’est d’une certaine façon que le prix à payer pour une théorie de plus en plus éloignée de nous ! Il m’a semblé intéressant de témoigner de cette part d’ignorance au coeur de notre savoir, d’un univers qui semble fait à notre mesure alors même qu’il apparaît de plus en plus impensable.

Leonard Susskind est un physicien de Stanford très proche du prix Nobel 1999, le hollandais ’t Hooft. L’intérêt de son livre ne se limite pas à fonder la nécessité de l’argument anthropique sur la conjonction de la théorie de l’inflation et des univers-bulles avec la découverte du fait que la constante cosmologique n’est pas nulle et que la théorie des cordes semble rende possible 10 puissance 500 types d’univers ( !). Non seulement il fait le point sur la théorie des cordes, ce qui n’est pas superflu, mais il revient aussi sur quelques autres idées extraordinaires :

  1. l’univers ne se ramènerait pas à une équation simple mais à un assemblage hétéroclite et contingent, ce n’est pas un univers lisse mais rugueux.
  2. les bulles d’univers passeraient d’une énergie du vide colossale à l’état supersymétrique correspondant au point zéro dont nous serions proches mais pas tout-à-fait, condition nécessaire à la vie.
  3. le point de vue sur un trou noir (ou sur l’univers) serait complètement différent selon qu’on se trouve à l’extérieur ou à l’intérieur.
  4. tout se passe comme si l’univers se réduisait à sa surface interne, selon la théorie holographique défendue par Susskind et ’t Hooft depuis 1994.

Le caractère très hypothétique de tout cela ne doit échapper à personne et n’incite guère à y apporter beaucoup de crédit mais ce sont des idées qui semblent gagner malgré tout des partisans chez les physiciens et dont il faut bien faire état. Il n’est bien sûr pas question pour moi de prendre position dans ce débat qui dépasse mes compétences, encore moins de prétendre que la "théorie des cordes" ou la "théorie de l’inflation" seraient des théories vérifiées alors qu’elles sont très spéculatives et remises en causes, en partie au moins, par des théoriciens comme Lee Smolin ou Carlo Rovelli. Je ne fais que rendre compte du livre de Leonard Susskind qui pose le problème avec une grande acuité.

Les limites de la théorie

L’une des conséquences les plus troublantes de cette ouverture sur l’espace des possibles, au-delà de ce que nous connaissons, c’est qu’il faudrait abandonner l’espoir de la simplicité, d’un fondement universel, ce que Hawking appelait la "pensée de Dieu" ! En effet, loin d’être simple et lisse, notre univers ne serait qu’un bricolage improbable plein de rugosités et sans autre justification que le hasard des combinaisons. Rien ne pourrait l’expliquer sinon que nous ne pouvions apparaître ailleurs que dans ce monde ajusté à notre existence. C’est là que nous sommes nés, voilà la seule explication de ses caractéristiques particulières, en particulier la constante cosmologique (ou énergie du vide correspondant à un excès de bosons par rapport aux fermions) qui est l’équivalent d’une pression interne qui ne doit être ni trop forte (elle nous disloquerait), ni trop faible (nous serions écrasés par la gravitation). La théorie des cordes qui est surtout une généralisation mathématique unifiant les différentes forces, multiplie les possibilités à l’infini au lieu de nous conduire à une équation ultime : la "Théorie du Tout" à laquelle les physiciens avaient pu rêver jusqu’ici.

Multivers et supersymétrie

J’étais assez sceptique sur la théorie de l’inflation qui semblait une théorie "ad hoc" sans véritable nécessité mais ici elle est reliée à l’énergie du vide et à la supersymétrie de façon assez convaincante. La supersymétrie est une curieuse théorie puisqu’elle suppose qu’à chaque fermion serait associé un boson (à l’électron on associé un "selectron") et à chaque boson un fermion (au photon on associe un "photino"). Cela parait d’autant plus extravagant qu’on a aucune trace de ces nouvelles particules. On comprend mieux l’intérêt de ces élucubrations quand on sait que cette supersymétrie correspond à une version simplifiée de la théorie des cordes, pratiquement la seule où les calculs ne sont pas trop compliqués, et surtout qu’un univers supersymétrique serait un univers où l’énergie du vide (et la constante cosmologique) serait nulle (égalité entre bosons et fermions).

Du coup on peut imaginer un processus conduisant de bulles d’univers de "haute altitude", c’est-à-dire à très grande énergie du vide (se disloquant très rapidement), dans lesquels pourraient naître des univers un peu plus symétriques jusqu’à aboutir au point zéro où aucun autre univers ne pourrait naître. Notre univers se situerait sur ce chemin vers la supersymétrie, assez proche (seulement le 120ème chiffre après la virgule différent de zéro !) ce qui lui donne les caractéristiques, entre autres, de durabilité où la vie a le temps de se développer, mais un univers un peu plus symétrique pourrait y surgir. Leonard Susskind compare l’état non supersymétrique à la "surfusion" qui se produit par exemple lorsqu’une eau ne gèle pas encore bien qu’étant en-dessous de 0°, jusqu’à ce qu’une impureté provoque la cristallisation (ce qu’illustre le lac de Ladoga, en 1942, qui se met à geler au moment où les chevaux se jettent à l’eau). Drôle d’histoire quand même !

Trou noir

C’est sans doute le plus étonnant. Il y aurait 2 réalités différentes selon qu’on se situe à l’extérieur ou à l’intérieur d’un trou noir ! Ce serait un peu la même chose que la "complémentarité" quantique interdisant de connaître à la fois la position et la vitesse d’une particule ou bien ce qui fait apparaître la lumière soit comme onde, soit comme particule selon le dispositif de l’expérience. Ici, c’est ce qui se passe dans un trou noir qui relèverait de 2 descriptions incompatibles (mais qui trouveraient une équivalence dans la théorie holographique) selon la position de l’observateur. Il s’agit de rendre compte de l’expérience hypothétique d’une observatrice pénétrant dans un trou noir (qui passe son rayon de Schwarzschild matérialisant la limite au-delà de laquelle la déformation de l’espace-temps par la gravitation empêche la lumière de s’échapper) et de ce qu’un observateur extérieur pourrait voir :

Cela m’étonne, à la fois que la gravitation ne soit pas plus forte dès qu’on tombe à l’intérieur du trou noir, et encore plus qu’on ne puisse s’apercevoir qu’on a passé le rayon de Schwarzschild (ne devrait-il pas faire office de miroir en reflétant la lumière qui ne peut s’échapper ?). De même peut-on dire comme l’auteur que l’observatrice perd tout contact avec l’extérieur alors qu’elle peut en recevoir un signal, semble-t-il ? C’est elle qui ne peut en renvoyer un vers l’observateur extérieur. Ce n’est quand même pas tout-à-fait comparable à la relativité car, dans cette expérience de pensée, il y aurait d’un côté conservation d’un corps et de l’autre sa destruction et sa transformation en rayonnement ! Mais ce ne serait peut-être qu’une illusion, simple question de point de vue...

Notons que, dans sa controverse avec Hawking ("la guerre du trou noir" qu’il semble avoir remporté) la discussion porte sur la question de savoir si "l’information" est détruite dans les trous noirs (ce qu’il conteste au nom des principes de la physique quantique) ou si elle ressort par le rayonnement, l’évaporation du trou noir (même très très lentement). Il peut y avoir d’autant plus confusion qu’il utilise le mot de "bit" d’information pour désigner la conservation des caractéristiques de la matière (comme la rotation, l’énergie, la charge, etc.), ce qui n’est une information que pour le physicien et ne désigne réellement que la conservation de l’énergie. Il est évident qu’il y a beaucoup d’informations perdues : la configuration moléculaire, l’ADN, le squelette, le cerveau...

La théorie holographique

Inutile de dire que tout cela est difficile à croire (tout comme le fait que ce n’est pas le soleil qui tourne autour de nous !) mais ce n’est pas une fantaisie de l’imagination, c’est une réalité mathématique : les calculs sont plus simples dans la théorie holographique comme les calculs sont plus simples à considérer qu’on tourne autour du soleil plutôt qu’à être le centre du monde, ce qui ne peut être un hasard ! L’interprétation du fond cosmique n’est pas celle admise couramment, et que l’auteur ne semble pas rejeter pourtant, comme image de notre univers en formation ! Il y a bien d’autres théories en gestation actuellement, témoignant d’une désorientation plus que d’un bouillonnement semble-t-il ! Certaines pourraient se révéler compatibles (celle de Thibault Damour et Sergey Solodukhin pour qui les trous noirs seraient indiscernables des trous de ver). D’autres explorent des pistes alternatives comme la gravitation en boucles (Lee Smolin proposant un mécanisme d’univers auto-réplicatifs pouvant sélectionner les univers durables sans faire intervenir le principe anthropique). Plus exotique encore, bien que dans le cadre de la théorie des cordes, on a fait l’hypothèse récemment d’une deuxième dimension temporelle dont on a bien du mal à comprendre ce qu’elle pourrait signifier (sinon qu’on pourrait intervertir position et vitesse !). Pour Robert B. Laughlin, les lois de la nature pourraient être simplement des lois émergentes qui ne sont pas liées aux supposés constituants ultimes mais il échouerait à rendre compte ainsi des trous noirs justement. Sans parler de la théorie d’un espace fractal qui est l’inverse des lois émergentes mais ne semble pas être très sérieuse. Il y a même eu très récemment une remise en cause, très controversée, de l’existence même des trous noirs...

Ce qui manque à cette physique spéculative, ce sont des expériences qui permettent de trancher. Le LHC qui ne sera opérationnel qu’en 2008 devrait apporter du nouveau, on peut l’espérer car il sera très difficile ensuite de franchir une étape supplémentaire dans les hautes énergies avant longtemps ! Les années prochaines devraient être des années décisives pour la physique (boson de Higgs, trous noirs, etc.).