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Recherche européenne et techniques informationnelles : Occasions manquées

Le 11  juillet 2005 par Philippe Aigrain

Deux modèles de l’action européenne en matière de recherche et développement technologique s’opposent :

> Le premier est celui qui a donné historiquement naissance aux programmes de recherche européens : une vision de club de grands industriels mutualisant leurs efforts pour parvenir à une masse critique permettant à des acteurs industriels européens d’exister dans la concurrence internationale et assurant le maintien d’une capacité d’innovation autonome sur des technologies stratégiques. Ce modèle a donné naissance à la fois aux programmes de recherche à financement européen créés au début des années 1980 à l’initiative d’Etienne Davignon et gérés par la Commission européenne (programmes dits communautaires) et à des programmes inter-gouvernementaux comme Eureka, dont le financement est assuré par les gouvernements nationaux selon un tour de table décidé pour chaque action. Cette aide à la mutualisation industrielle affiche quelques succès comme la recréation d’une industrie européenne de la micro-électronique (actions conjointes d’Eureka et des programmes communautaires). Le modèle est en cours de réutilisation pour la structuration du complexe militaro-industriel, de façon un peu inquiétante puisque cette construction ne s’accompagne d’aucun progrès d’une vision politique de l’emploi légitime de la puissance qu’on est supposé y créer. En contraste avec ces succès, ce modèle bute dans de nombreux autres domaines sur l’absence d’un vraie activité de recherche industrielle à mutualiser en raison de la prédominance du court terme chez les acteurs concernés et sur la déterritorialisation des acteurs (à quoi sert de recréer des champions européens si ceux-ci n’ont d’européens que leur siège social ?). Surtout il n’est en pratique applicable que dans le champ des technologies matérielles à innovation très concentrée.

> Le second modèle est celui de la mise en réseau des chercheurs européens, de la création progressive d’une politique européenne de recherche et d’innovation, de la production d’un débat européen sur ses orientations. Il a constitué une sorte d’objectif interne des programmes de recherche européens (communautaires). Ces programmes européens ont réussi à faire rentrer dans les faits la mise en réseau des chercheurs européens autour des consortiums créés pour répondre aux appels à propositions, et souvent pérennisés dans des collaborations plus durables. Ils peinent à élaborer une vraie politique de recherche et d’innovation, et malgré quelques développements récents dont témoigne cette lettre d’information n’ont que peu mobilisé un vrai débat sur leurs orientations. Cette absence de direction et de débat politique est d’autant plus grave que les programmes européens ont servi de justification à un désengagement croissant des politiques nationales. Le tout s’est passé dans un contexte international dominé par la définition d’objectifs de recherche asservis aux perspectives d’exploitation économique à relativement court terme. Dans les 5 dernières années, une réaction s’est manifestée contre cet asservissement et en faveur d’un retour à un financement d’une recherche de base au niveau européen comme dans des programmes nationaux (britanniques par exemple).

Le traitement des techniques d’information et de communication (TIC) dans la proposition de 7ème programme cadre de recherche et développement technologique [1] illustre de façon crue la difficulté à définir une politique de recherche et d’innovation dans un domaine qui est à la fois scientifique, technique, culturel, sociétal, et bien sûr aussi économique. Plusieurs facteurs devraient pourtant permettre une innovation européenne très importante dans ce champ : > L’existence en Europe d’un grand nombre de chercheurs et développeurs très qualifiés animés d’un authentique esprit de coopération comme le montre le fait que l’Europe se situe au premier rang des contributions aux logiciels libres dans le monde. > La conscience du potentiel social et culturel des techniques informationnelles, même si les actions politiques liées ont pour l’essentiel été enfermées dans le paradigme de l’administration électronique > L’absence de grosses sociétés de progiciels propriétaires à l’exception de SAP (qui est actif principalement à destination des entreprises de taille significative) > Un tissu d’entreprises de services qui ont tout à gagner à l’existence de normes et d’une base technique partagée. Malgré ce potentiel, les programmes correspondants se caractérisent par un grand conservatisme dans les objectifs affichés et dans les moyens envisagés pour les atteindre (critères d’évaluation des propositions, modes de financement des projets, statut de propriété des résultats). La contribution des programmes de recherche aux développements essentiels des 10 dernières années est très peu importante, qu’ils s’agisse de développements technologiques : réseaux et applications pair à pair, technologies pour les médias personnels en matière de musique et de vidéo, nouvelles approches du développement logiciel ou d’innovation dans les usages : blogues, explosion des sites Web et médias coopératifs. Ce n’est que dans le domaine du soutien aux normes (par exemple celle du World Wide Web consortium) que les programmes peuvent afficher un rôle significatif, et encore celui-ci est-il limité par l’absence d’une politique cohérente : alors que d’autres programmes européens comme IDA ont conduit à l’adoption d’une définition acceptée par la plupart des pays européens de ce qu’est une norme ouverte, les programmes de recherche continuent à soutenir des efforts de normalisation qui sont complètement opposés à cette définition.

Le fait que les empires économiques du logiciel propriétaire se soient développés principalement aux Etats-Unis aurait pu susciter une réponse par un investissement majeur dans une recherche logicielle à résultats diffusée sous licences libres. Or, on assiste à un autre résultat : quelques intérêts industriels préoccupés de la défense de niches (téléphonie mobile, télédiffuseurs, électronique grand public dépendante des grands éditeurs de contenu) voient dans développement d’une informatique généraliste le cheval de Troie des intérêts américains. Les programmes de recherche européens fortement influencés par ces intérêts tournent le dos à une vision "capacitante", centrée sur une écologie humaine des échanges d’information (qui "parle" à qui ? qui coopère avec qui ? comment construit-on du sens autour de l’usage des TIC). Ils privilégient des objets ou environnements informationnels spécialisés (futures générations de communications mobiles, électronique grand public constituant un environnement de tittytainment interactif) dans lesquels les usagers ne sont pas en position d’associer outils et projets, d’agencer des usages et de construire le sens et la valeur qui leur sont associés. Les mêmes intérêts industriels, auxquelles s’ajoutent ceux des intégrateurs de systèmes automobiles ou de trafic, empêchent également l’adoption d’une stratégie fondée sur le logiciel libre dans la partie d’Eureka (programme inter-gouvernemental) consacrée au logiciel (ITEA). Quand aux Etats, la plupart de leurs représentants dans les comités de programme s’abstiennent de proposer des objectifs structurants pour les politiques de recherche, même dans le cas de pays comme le Royaume-Uni, l’Allemagne ou la Suède qui ont innové dans leurs politiques nationales, et se contentent de relayer les préoccupations de quelques industriels et grands laboratoires de recherche publics ou semi-publics. La préoccupation dominante est celle du juste retour (récupérer une part des financements correspondant à la contribution au budget) et non d’orienter une vraie recherche européenne.

Le conservatisme sur les moyens doit beaucoup à un contexte institutionnel : la gestion par la Commission européenne conduit à une uniformisation des règles et de fortes contraintes bureaucratiques dans cette gestion (renforcées par la volonté des états membres de maintenir un contrôle - fut-il fictif - sur cette gestion). L’invention d’une recherche informationnelle européenne souffre aussi de l’inertie institutionnelle des unités en charge des programmes dans la Commission. Ces unités travaillent à leur auto-reproduction conjointe avec la petite clientèle d’acteurs qu’elles se sont constituées au cours des ans, même quand cela conduit à poursuivre pendant 20 ans des programmes à court terme dont l’échec est évident (gestion de droits numériques, services intégrés audiovisuels, "e-learning"). La politique européenne de recherche et innovation est à la croisée des chemins dans ce domaine des TIC. Ou elle fera le pari d’un investissement massif dans > le renouveau d’une recherche technique de fond sans contrainte de rentabilité à court terme mais visant des objectifs discutables par tous, > l’informatique libre, et la diffusion par défaut des résultats logiciels et informationnels des programmes européens (y compris dans d’autres disciplines) sous licences libres, > l’innovation tirée par les usages sociétaux, et elle adoptera des modes d’évaluation et de financement des projets cohérents avec ces objectifs, ou elle poursuivra son dessèchement sur pied. Le sursaut est rendu d’autant plus urgent par le fait qu’un accroissement significatif du budget de recherche européen est devenu très improbable dans le contexte budgétaire général.