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Le 16 janvier 2009 par Jean Zin
Entre une simple réforme du capitalisme financier suite à son effondrement et le réveil des utopies métaphysiques provoquées par le caractère apocalyptique de la conjonction des crises, il y a une seule voie praticable qui est celle à la fois de la régulation globale et des alternatives locales. C’est ce qu’illustrent à merveille les monnaies locales bien que la monnaie soit si mystérieuse et difficile à penser dans ses deux faces sociales et individualisantes, témoignant de nos limites cognitives mais aussi d’une réalité plus riche et contradictoire que toutes nos théories.
Il s’agit de comprendre que la monnaie est un instrument entièrement social, véritable fétiche plus encore que la marchandise mais en tant qu’elle incarne la société comme telle et constitue une façon d’une société d’agir sur elle-même tout en augmentant le degré d’indépendance des individus (mais aussi leurs inégalités !).
Voilà qui devrait inciter à la réappropriation politique de la monnaie, notamment au niveau local par des monnaies locales, mais ce sera l’occasion aussi de revenir sur le fétichisme de la marchandise et la théorie de la valeur comme théorie systémique et théorie de la représentation plutôt que théorie de l’aliénation.
Le débat est loin d’être nouveau du mode d’existence des totalités effectives, débat qui opposait déjà nominalistes et réalistes dans la querelle des universaux, les nominalistes prétendant qu’il n’y avait pas de communauté des Bénédictins et seulement des Bénédictins individuels, tout comme Thatcher prétendait que la société n’existait pas. C’est le point de vue réductionniste, pour qui il n’y a que des corps (fondement du relativisme démocratique selon Badiou). Seulement, l’individualisme méthodologique a beau se contorsionner pour rendre compte des phénomènes de groupe et des crises systémiques, il faut bien admettre que certains objets sont des objets sociaux par nature, et qu’ils donnent corps à notre communauté effective, en particulier le langage, la culture, la religion et tout ce qui a trait à la communication dont la monnaie est l’un des exemples les plus frappants.
Sans aller jusqu’à dire qu’elle "fonde le lien social" comme André Orléan et Michel Aglietta ont voulu nous en persuader dans "La Violence de la monnaie", la monnaie qui est plutôt une des bases de l’individualisme constitue malgré tout une des meilleures réfutations du réductionnisme individualiste en tant qu’objet purement social et conventionnel qui n’est pas matériel car sa valeur dépend directement de la totalité (soumise à l’inflation et à la dévaluation). En effet, l’argent ne représente qu’un droit de tirage sur une part de la richesse produite, une valeur d’échange relative et non pas une valeur d’usage objective.
La monnaie est le meilleur exemple de fétichisme achevé et d’abstraction réalisée (jusqu’à sa dématérialisation !), la marchandise idéale en ce qu’elle n’a aucune valeur d’usage. Si la pensée sauvage et le sentiment du sacré restent encore bien présents au coeur de la post-modernité, c’est bien dans le pouvoir de l’argent, force invisible qui contraint les plus grandes volontés. La totalité s’incarne effectivement dans la circulation de la monnaie. Ce n’est pas un si grand mystère et ce n’est pas une vue de l’esprit non plus, c’est une valeur qui s’impose socialement et matériellement à travers des institutions et des moyens de paiement. Ce n’est pas pour autant la monnaie qui fonde la dette ni le lien social, c’est le langage, la famille et les dons reçus, mais la monnaie est ce qui introduit la société en tiers, socialise la dette, la fait entrer dans le circuit de la valeur et des échanges (avec un pouvoir de contrainte pouvant pousser au suicide, des sauvages on vous dit !).
Loin d’être celle d’un individu isolé, notre existence est entièrement sociale et dépendante des autres, de leur reconnaissance et de leur solidarité, ce qui n’empêche pas nos divisions et rivalités sans fin. Il n’y a pas que le langage formel qui est intériorisé mais plus profondément, la loi morale en nous, dans notre rapport aux autres, loi du langage de réciprocité des interlocuteurs, comme possibilité de la communication sans doute, mais ce moralisme introduit aussi une compétition des valeurs. La question de la valeur ne se réduit pas à la valeur d’usage, ni à la valeur d’échange et si les "valeurs morales" prétendent mesurer les personnes plus que les choses, ce n’est pas forcément un progrès sinon de l’aliénation et de l’hypocrisie sociale...
Ce sont les Physiocrates qui ont introduit la notion de système en économie, par l’analogie du Dr Quesnay avec le système sanguin, mais "Le Capital" de Marx constitue la première tentative rigoureuse de rendre compte de l’effectivité du système de production capitaliste en tant que système, où la production est déterminée par la circulation et la plus-value, c’est-à-dire où l’argent produit de l’argent par l’investissement productif qui améliore la productivité du travail salarié. C’est un système automate (un "procès sans sujet") indépendant de la volonté des acteurs. Cependant, ce n’est pas seulement la théorie d’un système de production particulier mais aussi de son mode d’existence en tant que système, en particulier idéologique, au niveau individuel en tant que déterminé plus que déterminant. "Le Capital" ne commence pas par la population, ni par l’individu dont l’expérience n’a aucune consistance si elle n’est pas intégrée dans le mouvement général où elle s’inscrit. C’est pour cela qu’il commence par le fétichisme de la marchandise dont le caractère systémique transforme les rapports entre personnes en rapports entre choses.
C’est le système de production, l’organisation sociale et les idéologies dominantes qui nous déterminent et donnent sens à notre action, l’individu dépend toujours de la totalité sociale et des rapports sociaux dans lesquels il est pris. On ne voit pas comment il pourrait en être autrement. Le fétichisme (de la monnaie entre autres) n’en étant qu’une conséquence, impossible de s’en passer d’une façon ou d’une autre, sauvage ou civilisé. On peut donc contester les courants marxistes critiques qui répandent l’illusion que le fétichisme de la marchandise serait un voile qu’il suffirait de déchirer pour retrouver une réalité originaire. C’est bien plutôt que le fétichisme est inhérent aux sociétés humaines, c’est l’existence de la société comme système indépendamment de l’individu (tel un panneau de signalisation sur une route déserte). Il ne fait pas de doute que Marx s’intéresse toujours à ces contraintes systémiques en insistant sur le fait que l’individu n’a pas de prise sur le système (pas plus que sur l’argent) en dehors des luttes collectives, luttes de classe sans lesquelles les prolétaires sont dépourvus de tout pouvoir de résistance. C’est au niveau du système qu’il faut raisonner, soit pour prendre le pouvoir dessus, soit pour en faire un autre, et c’est par son rôle dans le système que la monnaie doit être jugée.
Pas besoin de faire un dessin de tous les défauts de l’argent qui creuse les inégalités et nourrit l’arrogance la plus ridicule, le tableau en a été fait depuis toujours. Il y a une violence de la monnaie et la monnaie est par définition à l’origine du capitalisme. Il est naturel qu’on s’imagine qu’il suffirait de supprimer l’argent (et le fétichisme !) pour que tout s’arrange pour le mieux mais c’est une conception un peu trop naïve et optimiste sur les rapports humains. Il faudrait une conception plus réaliste et dialectique de l’évolution historique. Si la monnaie est la matérialisation de la société comme totalité, de même que le langage est la matérialisation de la pensée, il est d’autant plus important de se la réapproprier en corrigeant ses principaux défauts, notamment par des monnaies locales fondantes.
Une vidéo très contestable a popularisé le thème de l’argent-dette, bien mieux expliqué dans la double face de la monnaie où l’on voit que dans un SEL (Système d’Echanges Locaux), on crée de la monnaie en enregistrant une dette, l’ensemble des dettes et crédits s’annulant au niveau global et la monnaie disparaissant si toutes les dettes étaient honorées... La monnaie est un intermédiaire, ce n’est pas une chose en soi mais une relation qui suppose une totalité, totalité qui peut commencer à deux, entre créditeur et débiteur, mais qui ne devient vraiment monnaie qu’à se détacher de la personne. Pour cela, il suffit de créer une association où la monnaie est reconnue par tous les membres, ce qui est le principe du SEL. A partir de là, on a créé un objet social, conventionnel mais effectif, un "fétiche" où les rapports sociaux sont "réifiés" puisque devenus échanges entre choses, sans plus besoin de paroles ni marchandages.
Ce qui est le plus difficile à comprendre dans la monnaie, c’est son caractère conventionnel, créée ex nihilo comme dette, sans que ce soit n’importe quoi ni pur arbitraire. Ce caractère apparaît d’autant plus mystérieux ("grand secret") que la vidéo controversée nous montre d’abord des versions primitives de la monnaie où l’argent c’est de l’or et pas des billets de papier ni des cartes à puce. Malgré tout, les premières monnaies étaient plus conventionnelles (coquillages ou objets symboliques) et surtout la valeur de l’or n’est pas aussi matérielle qu’on l’imagine. L’afflux d’or en Espagne après la découverte des Amériques a provoqué une inflation monstre démontrant que sa valeur n’était pas intrinsèque mais dépendait de sa quantité globale par rapport aux capacités de production. C’est d’ailleurs l’origine de l’économie politique, d’abord mercantiliste et qui a bien du mal à le comprendre, ne cherchant qu’à augmenter sa part de métaux précieux. Le grand mystère de la monnaie, c’est d’être un objet global, incarnation du fait que le tout est plus que la somme des parties, c’est véritablement l’esprit de la tribu (ce qu’on appelle "confiance") !
Honnie autant que convoitée depuis qu’elle existe, on ne peut croire pourtant que la monnaie n’aurait que des défauts, ni qu’elle serait cause de tous nos vices. C’est plutôt un objet contradictoire, objet social à la base de l’individuation et qui semble nous rendre complètement dépendants alors qu’elle nous donne au contraire une certaine indépendance des gens. C’est ici que le travail de l’anthropologue Louis Dumont dans Homo aequalis est incontournable qui rejette le mythe absurde d’un individu indépendant de la société, d’une société qui ne serait pas une condition de l’individu qu’elle forme entièrement pour qu’il parle son langage. L’individualisme n’est qu’une idéologie collective, de même que Robinson n’est qu’un roman à succès. Le seul choix, révélé par la comparaison du système libéral avec les castes indiennes, étudiées dans homo hierarchicus, c’est l’échange de l’indépendance des personnes contre la dépendance des choses. On chante un peu trop les louanges des liens humains qui sont souvent étouffants, lieux de la domination et de la contrainte dont le modèle est, certes, la famille mais aussi la Mafia qui procure certes une certaine indépendance des choses devant les coups durs de la vie mais au prix d’une dépendance totale des personnes ! A l’opposé, on a le mythe de l’indépendance des personnes grâce à l’or et au travail. C’est Rimbaud en Afrique avec sa ceinture d’or qu’il emporte partout avec lui et gagnant sa vie par lui-même n’importe où, jusqu’à l’infamant commerce des armes.
Pour mépriser l’indépendance que nous donne la monnaie, il faudrait surestimer gravement les vertus des rapports humains qui sont pourtant ce qui nous rend le plus malheureux et sous-estimer la violence des systèmes hiérarchiques comme des rapports duels. On sait que l’intervention d’un tiers est indispensable dans les disputes et les rivalités. La monnaie a un caractère pacifiant dans les échanges en donnant une matérialisation à la valeur, valant preuve, en payant le prix. Son caractère anonyme et déshumanisant (l’argent n’a pas d’odeur) a la vertu de l’universalité et permet de ne pas rejeter de l’échange l’étranger voire l’ennemi. On sait que donner de l’argent de poche, c’est donner un peu plus d’indépendance aux enfants, que les femmes sans ressources propres sont à la merci de leur mari. Tous ceux qui ont fait l’expérience humiliante de la précarité savent à quel point le manque d’argent nous rend insupportablement dépendants des autres. Ce n’est pas prétendre que la liberté n’est pas confisquée dans le système actuel et que l’argent n’y règne pas en maître, mais s’il y a une fracture politique entre un socialisme qui nie l’individu et un libéralisme qui nie la société, ce qu’il faudrait c’est préserver l’équilibre entre rapports marchands et rapports humains, reconnaître les deux faces de notre réalité humaine qui sont les deux faces de la monnaie, institution sociale de l’indépendance individuelle.
On reproche aussi à l’argent de tout quantifier dans une équivalence généralisée mais si c’est bien encore un revers de la médaille, c’est aussi ce qui permet à la monnaie de jouer son rôle d’énergie sociale, de capacité de mobilisation des moyens. Cette quantification mérite toutes sortes de critiques et doit être relativisée mais cela n’empêche pas que la monnaie constitue un système d’information indispensable à la gestion d’économies dépassant l’économie familiale et à la fluidification des échanges, en particulier en réduisant les coûts de transactions (contrepartie de la "déshumanisation").
Si la monnaie nous procure une certaine indépendance, cela ne signifie en aucun cas que ce serait un instrument neutre comme le voulaient les monétaristes et donc pas du tout qu’elle devrait être gérée par des agences indépendantes. Il faut, au contraire que sa gestion redevienne un enjeu politique sans sous-estimer les excès où cela peut conduire. Insister sur le caractère conventionnel et social de la monnaie, puisqu’il suffit de faire une association pour créer une monnaie interne, ne signifie absolument pas qu’on pourrait en faire n’importe quoi pour autant, ni qu’elle aurait une autonomie quelconque par rapport aux capacités de production et à la puissance qui l’émet. Ainsi, il est clair pour tout le monde que la puissance du dollar est adossée à la puissance des USA, aujourd’hui en déclin, aussi bien sur le plan militaire qu’économique. Cette réappropriation politique de la monnaie, au niveau européen notamment, devrait être effective aussi au niveau local où une démocratie de face à face peut s’ajuster au terrain, avec une monnaie locale non thésaurisable, ne permettant pas la capitalisation ni l’augmentation des inégalités, mais qui ne prend sens qu’à s’intégrer à un système alternatif (revenu garanti, coopératives municipales et monnaies locales).
En mettant en évidence le caractère systémique de la production, de phénomènes auxquels nous participons sans avoir de prise dessus pour autant, il est certain que Marx entretient l’illusion qu’on pourrait sortir du système pour retrouver des rapports humains authentiques où l’homme ne serait plus jamais réduit à l’état de simple moyen pour nos fins. Cela supposerait que les autres systèmes de production n’étaient pas des systèmes aussi et ne le seront pas aussi nécessairement dans l’avenir ! Cela supposerait qu’on ne soit pas en permanence utilisé par les autres et pris dans des conflits qui nous dépassent. Cela supposerait qu’on ne se contente pas de sortir du capitalisme mais d’abolir le marché lui-même. Au contraire, si on admet qu’on est encore des sauvages et que nous participons toujours à un système de production, une culture, une société qui nous déterminent, au lieu de s’imaginer pouvoir s’en débarrasser, on peut essayer de les transformer et de les réguler collectivement, démocratiquement, prendre le pouvoir sur la totalité et construire d’autres systèmes afin de gagner en autonomie.
On peut comprendre que Marx, Lukàcs, Debord aient pu voir dans le fétichisme de la marchandise une mystification, un refoulement, un mensonge constitutif de notre aliénation et du même ordre que la religion mais c’est une vue un peu trop idéaliste, comme si on pouvait se passer de tout fétichisme matérialisant la société comme telle, comme si la détermination n’était pas bien plus matérielle et la domination du capitalisme liée non pas à sa capacité d’aliénation mais à sa productivité et au bon marché des marchandises qui est la grosse artillerie renversant toutes les murailles de Chine (Manifeste 1848) ! Ce serait pratique, en effet, si la conscience de l’aliénation et le simple fait de remplacer les fausses croyances par les vraies constituait la clef du bonheur et d’un homme nouveau purifié ; mais il n’y a pas d’homme nouveau et ça ne se passe jamais comme on voudrait. On peut juste espérer qu’il y ait une nouvelle intelligence collective, y travailler. Il est frappant que, dès qu’on s’engage dans ces voies prophétiques et dans ces théories dogmatiques si convaincantes, on tombe dans le délire le plus complet d’une harmonie idéale et d’un "homme total" absurde alors qu’on est divisés et si malhabiles ! Rien que de la frime, et plus mensongère que la publicité la plus vantarde à vouloir remplacer la valeur marchande par une valeur individuelle bien plus douteuse, c’est-à-dire par une compétition plus féroce encore.
Dévoiler la fausse marchandise des critiques du fétichisme et des théories de la valeur voulant nous délivrer des marchés et de la monnaie n’empêche pas d’en reprendre la charge critique, d’une part en créant nos propres marchés et monnaies à échelle humaine et locale mais aussi en critiquant une marchandisation excessive et la contamination de la valeur d’usage par la valeur d’échange, vendue plus qu’utilisée, la dictature de l’apparence, les séductions "déceptives". Il ne faut jamais oublier qu’une négation est toujours partielle et vient seulement limiter la portée de la négation précédente. On ne peut nier qu’il y a bien aliénation marchande, notamment par la publicité et la consommation passive, mais dont nous ne serons pas sauvés par la critique purement théorique du fétichisme et de la valeur.
Tout dépend de la situation de départ, aujourd’hui certes très dégradée, mais il n’est pas sûr non plus qu’il soit toujours préférable d’avoir "plus de liens", comme si ça se passait si bien que ça à la maison, au bureau, au parti, etc... Bien sûr, il faut développer les relations de proximité et il n’y a rien de plus important que nos liens familiaux ou amicaux. Il est tout aussi certain qu’au moment des révolutions tous les coeurs s’étreignent mais ce n’est pas vraiment durable et ce n’est pas une raison pour nier la part d’incompréhension, de dépendance, de jalousie, d’agressivité et de sourde oppression qui empestent les rapports humains depuis toujours et dont il faut aussi s’émanciper autant que possible. On ne peut se débarrasser aussi facilement de tout un pan de notre réalité. Il faut garder la bonne mesure : qui veut faire l’ange fait la bête ! Ni l’Etat, ni le communautarisme ne valent mieux que le marché et la négation des rapports marchands aussi doit rester partielle afin de préserver une part d’anonymat et d’universalité, donc de fétichisme, garder notre double face. En tout cas, pour l’instant, il s’agit surtout de sortir du capitalisme comme système, non pas sortir du marché comme mode d’échange mais plutôt construire un système alternatif dans une économie plurielle. Le caractère trompeur des critiques du fétichisme n’apparaît d’ailleurs vraiment qu’à partir de ces systèmes alternatifs (avec des monnaies locales et des coopératives municipales) où elles perdent une grande part de leur pertinence.
Sur un autre plan aussi il nous faut prolonger la critique de la marchandise : sur l’incompatibilité entre le spectacle marchand et la vérité tout autant qu’avec l’art. Il y a plusieurs discours, plusieurs systèmes, plusieurs institutions dont les fonctions ne doivent pas se confondre. Les valeurs ne sont pas les mêmes pour les militaires, les commerçants, les producteurs, les artistes, les intellectuels. La logique de l’honneur est incompatible avec la logique de l’intérêt. Le pire, ce n’est pas quand la marchandise fait sa réclame aux yeux de tous mais quand la vérité se vend et que l’art parade en bourse. Le scandale n’est pas nouveau qui départageait déjà le sophiste du philosophe de monnayer son savoir. La critique s’adresse aussi à l’art comme séduction et mensonge, alors qu’il doit révéler ce qui est caché, exprimer ce qui est tu. Toute beauté est insignifiante et vide si ce n’est qu’une forme sans contenu. Le marché de l’art est un marché de dupes. C’est une confusion des genres qu’il faut combattre, et ridiculiser, mais qui n’élimine en rien le fétichisme de la monnaie ni la théorie de la valeur qui sont constitutifs de la société et du système de production.
D’une certaine façon, on peut penser que la critique du spectacle et du fétichisme de la marchandise ne faisait qu’anticiper sur la gratuité numérique et le travail créatif qui devient la règle. On finira donc bien par dépasser le fétichisme de la marchandise dans l’économie immatérielle, même si cela ne nous ouvre pas les portes du paradis mais seulement d’un nouveau système de production. C’était avec raison aussi que la critique situationniste s’appliquait en priorité aux artistes dont elle dénonçait l’imposture. La fin du travail annoncée, c’était la fin du travail de force mais surtout du travail forcé, fin du "travail" intellectuel et artistique comme tel, incompatible avec la vérité comme avec le marché. La correction qu’on peut apporter à la critique du fétichisme marchand peut bien sembler finalement assez mince, d’y mettre juste quelques limites. Cela ne revient pas au même pourtant car on ne peut se permettre d’avoir des positions trop simplistes et dogmatiques en ces domaines. Il faut revenir à la réalité, rétablir la vérité, pas nourrir les illusions.
Je ne mésestime ni Marx, ni Debord à relativiser la critique du fétichisme ou dénoncer une réflexion insuffisante sur la démocratie directe et le pouvoir des conseils dont la dérive stalinienne tout comme la dissolution de l’IS signent l’échec. Il ne s’agit que de tenir compte des leçons de l’histoire pour mieux réaliser la philosophie et sortir du capitalisme en entrant dans l’ère de l’information, adapter les rapports sociaux aux nouvelles forces productives et aux contraintes écologiques, accéder à un nouveau stade cognitif et non pas à une société idéale. Réaliser la philosophie n’est pas rétablir une essence humaine originelle ni réaliser ses fantasmes mais s’affronter à la vérité dans ce qu’elle peut avoir de décevante et de contradictoire sans céder ni au dogmatisme ni au scepticisme, ni renoncer à réaliser les possibilités les plus novatrices de l’époque afin de poursuivre l’émancipation de l’individu dans une société solidaire.
Enregistrement audio sur les monnaies locales (mp3).
Revenu garanti, coopératives municipales et monnaies locales