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Le libre-accès à la connaissance, à la culture, aux émotions et à l’élaboration collective

Le 20  avril 2005 par Hervé Le Crosnier

La numérisation et l’extension des réseaux pose d’une manière radicalement nouvelle le vieux rêve de la Renaissance : construire la bibliothèque universelle dans laquelle chacun pourra puiser sagesse, connaissance et émotions, afin de développer le respect pour les autres et le partage de la culture.

Mais le numérique porte en lui une autre nouvelle : cette bibliothèque sera mondiale. Elle traversera les époques, les civilisations, les regards sur le monde. Elle s’enrichira non seulement des oeuvres, mais des exégèses, des commentaires, des critiques, des rebonds, des échanges qui ont lieu autour des oeuvres. La véritable mondialisation, celle que nous attendons, la mondialisation des humains qui fera de nous tous des frères et des soeurs partageant le même intérêt pour la Paix, la protection de la nature et la démocratie collective est en germe dans ce formidable projet culturel coopératif.

Pour autant les obstacles sont encore bien présents, qui limitent drastiquement cet espoir. À commencer par la menace de la faim, le poids des maladies et la tyrannie des « catastrophes naturelles » qui n’épargent jamais les plus pauvres de notre planète. À continuer par les bruits de bottes et les menaces de guerre. Plus que jamais, face à cette mondialisation de l’obscurantisme, à ce cynisme de la puissance, à cette arrogance des nantis, nous devons opposer la construction collective d’une réflexion partagée, égalitaire. Dans un raccourci saisissant, le SousCommandant Marcos disait « Pour éviter la guerre, il faut que les idées parlent plus vite que les balles ».

Nous devons inverser le miroir, regarder le monde par le côté de la nécessité, et voir ensuite comment la propriété peut trouver sa place. La nécessité, dans le domaine qui nous préoccupe aujourd’hui, c’est organiser le libr-accès à la connaissance. C’est par le libre-accès mondial à la connaissance que se fera l’extension des savoirs, de l’éducation et de la compréhension du monde, tout ce qui permettra au mieux d’assurer à chacun un repas, un toit, des traitements médicaux, et la possibilité de participer à l’extension de la démocratie, dans son village, son pays, le monde. Les autres règles doivent servir ce but, notamment les régimes de propriété.

En plaçant ainsi le libre-accès mondial à la connaissance comme valeur cardinale de notre projet de développement dans le domaine de l’information, nous ne faisons que renouer, à l’heure de la mondialisation, avec ce qui est depuis trois siècles au fondement des droits de propriété intellectuelle dans les pays occidentaux. C’est pour « encourager les hommes éclairés à composer et écrire des livres utiles » qu’a été élaboré le premier statut des droits d’auteurs en 1710. Les besoins de la société sont l’objectif, et la propriété et le monopole qui lui est associé, un moyen.

Or actuellement, sous la pression des intégristes des droits d’auteurs, ce moyen devient une fin en soi. Alors que la « propriété intellectuelle » est une pure convention, ces intégristes veulent la réifier, en faire un droit « naturel » et donner chaque jour plus encore à celui qui a déposé un brevet ou publié un document un pouvoir démesuré de contrôle sur le devenir social de ses travaux.

Quand une recherche scientifique a été faite, que ses résultats sont là, nul ne pourra plus les effacer de la connaissance de tous. Quand une chanson a été mise en musique, un poème lancé vers la foule, un livre écrit... ces oeuvres sont là. Rien, nulle censure, nulle barrière, nul autodafé ne pourra les empêcher d’être sur les lèvres. Tous les régimes dictatoriaux qui s’y sont essayé ont échoué. Aujourd’hui, le numérique offre encore plus de possibilités pour empêcher la main-mise sur les oeuvres, pour faire circuler par delà les barrières le savoir et l’émotion. Un régime équilibré de propriété intellectuelle doit prendre cela en compte, faute de devenir un régime malthusien, finissant par diminuer la curiosité humaine, organisant le recul de la science.

C’est parce que les hommes et les femmes de notre planète peuvent s’entendre sur la nécessité de récompenser équitablement les créateurs, les innovateurs, les poètes, et les intermédiaires qui permettent aux oeuvres de nous atteindre, qu’un régime de propriété intellectuelle peut exister. Que l’équilibre se brise, que le contrôle des usages se mette en place (Digital Rights Management, traçage des lectures, interdiction des créations dérivées...), que l’on marginalise la lecture socialisée (écoles, bibliothèques...), que l’on tente de soumettre la recherche aux bénéfices des éditeurs scientifiques et des détenteurs de brevets... et c’est la dynamique même de la culture qui se met à battre de l’aile.

L’expansion de la culture, le libre-accès à la connaissance sont des Droits de l’Homme qu’il convient maintenant de défendre. C’est dans le cadre de cette défense que nous saurons trouver les justes formes de rétribution des droits de propriété intellectuelle. C’est dans cette logique de la nécessité et du partage que nous construirons un vaste domaine public mondial, riche des oeuvres du passé, mais aussi des oeuvres produites à la demande de la puissance publique ou des oeuvres que les auteurs placent volontairement dans un « domaine public consenti » (licences libres pour l’art ou le logiciel, licences Creative commons pour la création littéraire, archives ouvertes pour les publications scientifiques...). La logique de partage qui préside à la création culturelle, à l’élaboration de la connaissance, peut se retrouver dans un régime de propriété ouvert qui permette au monde entier de bénéficier des nouvelles opportunités que nous offrent les technologies du numérique.

La mesure du bénéfice d’un projet aussi essentiel pour l’avenir des droits humains ne peut se faire qu’en regardant les bénéfices que peuvent trouver à un tel changement des pratiques et des régimes juridiques les peuples des pays les moins avancés. C’est avec leurs yeux que nous jugerons des progrès. C’est avec leur concours que nous étendrons ensemble les Droits de l’Homme et ferons reculer les risques de guerre.


Ce texte est extrait du livre Pouvoir Savoir : Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle. Ce livre, coordonné par Valérie Peugeot a été publié le 1 avril 2005 par C & F Éditions. Il accompagne la rencontre "Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle" organisée par l’Association Vecam à Paris.

Le texte est sous licence Creative Commons paternité, pas d’utilisation commerciale.

La connaissance doit être offerte en libre-accès... mais auteurs et éditeurs ont besoin d’une économie pour poursuive leur travail. Si vos moyens vous le permettent, n’hésitez pas à commander le livre en ligne (13 €)