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Le 25 juillet 2008 par Jean Zin
Comme la plupart des notions trop générales, le Bien, le Mal ou la liberté, l’humanisme peut être mis à toutes les sauces de sorte qu’on pourrait vouloir s’en débarrasser à juste titre, mais ce n’est pas si simple car on ne peut guère s’en passer non plus. Il y a donc plutôt un enjeu politique à défendre dans la définition même de l’humanisme, en sachant qu’il peut servir à couvrir toutes les barbaries comme on a massacré au nom de Dieu, de l’amour ou de la civilisation.
Le débat n’est pas nouveau qui met aux prises un humanisme essentialiste, qu’on peut dire biologisant, raciste, spéciste mais qui est aussi traditionaliste, religieux, idéologique, avec un humanisme "existentialiste" pour qui l’homme est à venir, pour qui il est liberté et projet, être parlant en devenir, apprenti de la vie et découverte des possibles.
A cette opposition s’ajoute les différentes formes d’anti-humanisme qui peuvent être d’inspiration existentialiste aussi (Heidegger avec l’ouverture à l’Etre) tout autant que théologique, structuraliste, historiciste, sexuel ou politique voire purement critique (décentrement cognitif). On voit qu’il n’y a aucune unité de l’humanisme, pas plus que des courants anti-humanistes, le plus connu étant sûrement celui de l’écologie profonde qui voudrait ôter à l’humanité toute prééminence sur les autres espèces mais qui s’enferme ainsi dans ses contradictions.
Ce qui pose beaucoup plus de problème aujourd’hui, ce serait d’ailleurs plutôt le post-humanisme, celui du surhomme, de l’homme amélioré ou de l’homme génétiquement modifié...
Il ne faudrait pas tout mélanger quand même, comme le fait un article récent ("La défaite de la pensée souchienne" !) qui voudrait faire non seulement de l’humanisme mais de la philosophie elle-même la cause du colonialisme, ce qui est un peu fort ! Ce sont pourtant les missionnaires qu’on envoyait avant la soldatesque et ce sont les marchands qui ont mis la main sur les ressources des colonies, de sorte que la religion et l’économie sont plus en cause qu’un prétendu humanisme même s’il y a eu, à n’en pas douter, une colonisation qui se voulait civilisatrice. Cette idéologie coloniale a bien été celle de la France de 1900 voulant apporter les lumières de la raison aux indigènes mais son principal représentant, le Maréchal Lyautey, était un fervent catholique et non un fils des lumières. Il est assez absurde de vouloir identifier la philosophie au dogmatisme qu’elle combat depuis l’origine tout autant que le relativisme intéressé des sophistes. Il semble que la confusion vienne du livre de Dionys Mascolo "Haine de la philosophie : Heidegger pour modèle" où la critique nécessaire du nazi Heidegger va s’étendre paradoxalement à toute la philosophie, au rationalisme et à l’humanisme alors même que Heidegger récuse l’humanisme dans sa "lettre sur l’humanisme", met en cause le rationalisme cartésien et accuse l’histoire de la philosophie d’être celle de l’oubli de l’Etre ! C’est bien plutôt contre Heidegger qu’il faudrait réhabiliter l’humanisme et le véritable questionnement philosophique. Avec ce genre de raisonnement, trop rationnel et dogmatique justement, on ferait du nazisme ou du terrorisme islamique une culture comme une autre, sous prétexte que la démocratie des droits de l’homme a pu conduire effectivement au colonialisme et à toutes ses infamies (ainsi Mein Kampf commence bien par l’évocation du colonialisme pour justifier l’injustifiable).
Ni la philosophie, ni l’humanisme ne se confondent avec l’universalisme, comme on voudrait nous le faire croire. On sait que căthŏlĭcus veut dire universel en latin et c’est d’abord l’universalisme catholique (puis islamique) qui a pu le transformer en une sorte de "totalitarisme". Comment peut-on se tromper à ce point ? ("Tout totalitarisme est un philosophisme en ce sens précis : la contradiction et tout ce qui peut y mener, le doute, l’insatisfaction, l’esprit hypothétique, est catastrophiquement niée"). Tout au contraire ce qui fait la spécificité de la philosophie (et peut-être de l’occident qui a vu la mort des dieux) c’est la critique de la tradition et de tous les dogmatismes, le travail du scepticisme qui délégitime toutes les anciennes autorités. Il est facile de construire une causalité simpliste qui expliquerait tout mécaniquement pour s’imaginer tout régler ensuite en la récusant, mais c’est complètement imaginaire, de l’idéalisme pur. Non seulement on ne peut unifier ainsi toute la philosophie et la pensée occidentale mais on ne devrait pas pouvoir confondre la philo-sophie avec l’idéologie ou la religion (ni même d’ailleurs avec le développement personnel ou une quelconque sagesse) ! Enfin, ce n’est pas seulement dans le monde des idées qu’il faut voir la cause d’un universalisme qui a toujours été porté par les empires mais c’est la mondialisation actuelle dans ce qu’elle a de plus matérielle (migrations, multiculturalisme, internet, globalisation marchande, climat) qui nous impose aujourd’hui un humanisme dépassant les nations et les appartenances ethniques. Il faudrait y ajouter d’ailleurs l’expérience historique des totalitarismes et de leur barbarie.
Ceci dit, il reste plus que pertinent de souligner comme l’humanisme prend le risque de rejeter en-dehors de l’humanité ce qui ne s’égale pas à la définition qu’il en donne, plus ou moins idéalisée, et ce, d’autant plus qu’il fait référence à une supposée "nature humaine" ou qu’il en renforce les exigences morales, celles d’un "homme policé" qui s’égalerait à ses prétentions.
C’est en accord avec cette animalité quasi sacrée (non détachée de la nature première) que pourront être célébrés les génies du lieu, l’antre, le terrier, la tanière, la hutte..., bref : la patrie.
On peut être d’accord avec cette critique de toute essence de l’homme qui s’arrache à l’animalité et change son destin, mais c’est revenir à la philosophie justement, et notamment à l’existentialisme de Sartre pour qui, effectivement, « l’homme est un projet ». Ce qui nous caractérise ce n’est rien d’autre que la liberté qui nous est donnée par le langage et la raison. On ne peut qu’approuver : « L’intéressant n’est pas ce qu’il y a d’irréductible dans l’homme. L’homme qui proclame un droit invente de l’homme ». Paradoxalement, c’est justement ce qui définit l’humanisme pour Sloterdijk : "L’humanisme - le mot comme la chose - se construit toujours contre, du fait qu’il s’engage à sortir l’homme de son état barbare (...) Le thème latent de l’humanisme est donc le désensauvagement de l’homme". En ce sens, l’humanisme est bien un constructivisme, c’est l’invention de l’humanité, c’est devenir toujours plus humains. Ce n’est pas un sujet tourné vers le passé comme son origine mais vers l’avenir comme son projet. Ce n’est pas encore suffisant cependant pour lever toutes les ambiguïtés du terme et qu’il ne soit pas le prétexte d’une nouvelle barbarie !
Il faudrait y introduire un peu plus de dialectique au moins et de négativité, ne pas rejeter farouchement le négatif du positif ni le positif du négatif, surtout ne pas en rester au semblable mais l’étendre à ce que Lévinas appelait "l’humanisme de l’Autre", car il n’y a pas d’homme isolé malgré la solitude de la conscience de soi : nous sommes des êtres parlants toujours pris dans des discours et en relation avec les autres. De sorte qu’il y a au moins 3 humanismes irréductibles, selon qu’est valorisé l’individu, le collectif ou l’interlocuteur (le singulier, l’universel, la différence). On peut critiquer l’humanisme, en effet, comme refoulant la division de la société tout comme la division entre les sexes. Cela ne suffit pas pour autant à réfuter tout humanisme, de même que l’existence d’une justice de classe (ou l’opposition entre amis et ennemis) ne supprime pas la nécessité d’une justice impartiale (cf. Kojève, "Esquisse d’une phénoménologie du droit"). Il y faut simplement moins de naïvetés et plus de lucidité : un humanisme des dominés, au service des plus faibles. Marx avait raison, c’est seulement de l’humanité souffrante et dépouillée de tout que peut venir une véritable universalité, ce qui n’a pas empêché pourtant cet humanisme officiel de mener à la pire des terreurs (cf. Merleau-Ponty), tout comme la religion d’Amour à l’inquisition...
Pour Sartre, l’existentialisme athée est un humanisme en tant que matérialisme spirituel, peut-on dire, restituant la dimension proprement humaine de la conscience de soi, de la raison et du sens qui font la dignité de l’homme et sa spécificité. Cette conception du sujet qui s’oppose à son objet, d’un sujet qui dit non, d’une liberté totale bien qu’on soit entièrement déterminés, c’est la conception d’un sujet qui ne manifeste son existence qu’à perturber le système. On est loin de l’harmonie naturelle et c’est là que la philosophie du sujet débouche sur les luttes d’émancipation contre toutes les dominations héritées du passé.
Cette focalisation non seulement sur l’individu mais sur le mauvais sujet, sur le rebelle, est absolument essentielle face à une écologie normative ou une expertocratie qui devient facilement totalitaire. L’écologie politique ne peut se limiter à la défense de l’environnement et du monde de la vie : la question fondamentale, posée à tous les hommes, reste de donner sens à notre existence, en l’absence d’un sens préalable et d’une vérité déjà donnée. Il nous faut donc pour cela une écologie qu’on peut dire humaniste. Il n’empêche que cet humanisme doit s’inscrire dans son environnement et s’élargir au vivant. L’humanisme ne peut se couper complètement de sa part animale, le constructivisme ne peut être total ni arbitraire. Il y a des limites à l’artificialisation du monde et, devant la dégradation de nos conditions de vie, il nous faut bien défendre notre monde vécu même s’il est bien difficile de faire la part dans cette nécessaire résistance entre le conservatisme culturel et la préservation de nos conditions de vie. La question est difficile car si l’homme n’est pas si naturel que cela, il ne peut s’agir d’un pur et simple retour en arrière mais plutôt d’un équilibre à restaurer entre nature et culture. C’est une question de durabilité et de santé ou de bien-être, non d’un choix entre deux extrêmes comme l’authentique d’un côté et le factice de l’autre. C’est ici que la critique de la technique rentre en jeu avec ce que Sloterdijk a pu appeler de façon provocante, les "règles pour un parc humain" et "la domestication de l’être" manifestant la limite entre l’éducation et l’élevage, entre formation et formatage, entre des homéotechniques informationnelles et la violence des techniques de contrôle autoritaires ou intrusives. En tout cas, il est certain qu’on ne peut "laisser-faire" n’importe quoi et que l’écologie ne peut se passer d’un humanisme, d’une interrogation sur nos fins humaines et sur le monde que nous voulons laisser à nos enfants, l’objectif de l’écologie devant rester l’autonomie de l’individu et le développement humain dans un monde préservé.
En fait, il y a 2 origines principales à l’humanisme : 1) la Renaissance avec l’humanisme d’un Pic de la Mirandole qui se présente explicitement comme celui de la dignité de l’homme, dignité qui est bien dans sa part de liberté et dans son pouvoir de se créer lui-même. Si l’humanisme de la Renaissance est une réappropriation de la philosophie grecque, il reste essentiellement chrétien. 2) La révolution française et la philosophie des Lumières avec les Droits de l’Homme et du Citoyen qui s’affranchissent cette fois de la religion pour se réapproprier la démocratie. Le premier humanisme avait été confronté à l’humanité des "indiens d’Amérique", le deuxième à l’humanité de l’esclave ou de la folie. Nous pourrions être confrontés bientôt à l’humanité du Cyborg, voire à d’improbables extraterrestres. On peut même considérer que nous sommes déjà des hommes artificiels (des lunettes à toutes sortes de prothèses mécaniques ou chimiques), vivant bien au-delà de la durée "naturelle" d’une vie humaine. L’homme artificiel, c’est aussi une société de vieux (et d’handicapés).
Face au déferlement des biotechnologies, il est bien difficile de tracer une ligne de démarcation en définissant les frontières de notre humanité, nourrissant facilement là encore les fantasmes d’une nature originaire aussi bien que d’un "homme nouveau" et d’une transhumanité, tout comme l’humanisme politique pouvait rêver d’une fin de toute aliénation et d’un "homme total" complètement idéalisé. En tout cas, on ne peut réduire l’humanité de l’être parlant à ses gènes, ni même à une espèce : d’hypothétiques extra-terrestres feraient inévitablement parti de notre humanité, tout comme des hommes génétiquement modifiés s’ils existent un jour. En fait, la définition de ce qu’est un homme est l’enjeu d’une lutte pour la reconnaissance et le risque ici reste celui de l’identification qui mène à la barbarie, risque bien aperçu par Lacan au sortir de la guerre :
Mouvement qui donne la forme logique de toute assimilation "humaine", en tant précisément qu’elle se pose comme assimilatrice d’une barbarie... (Lacan, Le temps logique, 1945)
Il faut le redire, c’est le plus souvent au nom de valeurs humaines supérieures qu’on justifie hélas tous les massacres et qu’on refuse de voir la vérité en face, que ce soit au nom de l’égalité, de la liberté, de l’amour ou de la vie ! Les pires saloperies sont faites avec la main sur le coeur. Il vaudrait sans doute beaucoup mieux reconnaître d’abord nos faiblesses et la "misère de la morale" pour faire preuve d’humanité et ne pas juger de haut l’humanité réelle au nom de l’humanisme même, ne pas vouloir habiter l’absolu mais notre réalité la plus quotidienne, un humanisme à hauteur d’homme enfin, compréhensif, ouvert à l’expression du négatif et au pardon réciproque de tous nos défauts qui sont innombrables (humains, trop humains), ce qui n’empêche pas des élans tout aussi admirables. L’humanisme doit se faire humble, prudent, responsable, ne pas viser l’éternité ni une quelconque perfection introuvable mais s’orienter dans les méandres du possible pour s’en tirer au mieux, en étant assez attentif aux résultats pour corriger nos erreurs à temps.
L’humanisation du monde n’est pas une tâche métaphysique et l’accès à un quelconque salut, pas plus qu’une fatalité. Ce n’est qu’une façon de prendre soin de notre monde, d’essayer de s’y accorder et de tirer parti des opportunités qu’il nous offre, d’essayer de lui donner sens et de répondre aux questions qu’il nous pose, dans la contingence de l’histoire et les incertitudes d’une aventure dans laquelle nous sommes tous embarqués, sans en connaître le dernier mot ni en percevoir aucunement la fin.