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Les nouveaux pouvoirs de l’Internet de la relation

Le 15  juin 2004 par Laurent Jacquelin

L’apparition de nouvelles tendances dans le domaine des technologies de l’information transforment ou concurrencent déjà directement les structures de pouvoir (politique, économique, social) en place. Cette étape nouvelle, que nous pouvons baptiser "de l’Internet de l’information à l’Internet de la relation" est d’autant plus importante qu’elle matérialise une des mutations qui pourraient conduire à "l’ère de l’information"(1) , où la coopération notamment joue un rôle clef. Plusieurs émergences semblent le confirmer :

Nous expérimentons tous depuis plusieurs années l’extension prodigieuse de nos cercles de communication, c’est-à-dire le nombre et le volume de contacts avec d’autres individus, aussi bien dans la sphère privée que professionnelle, grâce à des outils comme l’e-mail, le SMS, le mobile. Ces cercles se transforment peu à peu en cercles de relations, conjointement à l’extension et la diffusion des nouveaux outils technologiques mis à notre disposition (messagerie instantanée, messages multimédias, visiophonie...).

Une transformation majeure intervient lorsque ces outils de communication deviennent des outils de diffusion et de partage de l’information et de la connaissance. Une "phase deux" dans laquelle nous sommes entrés depuis quelques années grâce à l’apparition des phénomènes comme les sites et pages web collaboratifs (wiki et weblog ou blogues), qui révolutionnent déjà à eux seuls le champ de la collaboration tel qu’il existait jusqu’à aujourd’hui. Un des meilleurs exemples est l’encyclopédie ouverte en ligne wikipedia ou encore PloS Biology (voir Brèves dans ce n° de Transversales), bibliothèque scientifique ouverte à tous les chercheurs. Cette logique "Many-to-Many" qui tend à s’étendre largement se heurte à des résistances issues de l’économie traditionnelle et de sa nécessaire organisation de la rareté, défendues par les cartels des grands médias et encore beaucoup d’organes dirigeants. Le risque associé est de priver l’utilisateur de son pouvoir créatif pour ne lui laisser que celui de consommer, et conduire directement à une nécrose de l’Inter(net)créativité et du besoin de partager des contenus informationnels (2). Nécrose qui conduit également à une perte massive de revenus, encore très mal anticipée (3), pour tout un pan de l’économie.

Une troisième phase survient lorsque les individus se tournent vers une utilisation de type réseaux sociétaux (ou "social networking") : c’est-à-dire une mise en relation fiable des individus et des groupes sur la base de centres d’intérêts communs, de confiance, jusqu’à une logique de coopération et même d’action. Les signaux sont multiples :

- les sites de "social networking", qui permettent la recherche et la mise en relation de compétences ou de nouveaux contacts selon des critères de réputation (lire "réseaux sociétaux, le nouvel Internet" de Joël de Rosnay) ;

- des innovations logicielles d’importance comme le format "RSS", qui permet une mise en relation dynamique des contenus des weblogs ;

- des outils de création de communautés en fonction des affinités et une déclinaison politique étonnante, qui propose des liens entre personnalités politiques, entreprises, agences nationales... De quoi reconstituer dynamiquement les arcanes du pouvoir. Pour rendre possible cette nouvelle évolution du Net, il reste néanmoins à mettre en lien, à rendre compatibles de façon souple et continue, ses différentes composantes technologiques, économiques et sociales : créer une infrastructure convergente. L’intégration du mobile et des protocoles Internet favorise d’autant plus ces nouvelles pratiques sociales.

De la relation à l’action coopérative : vers de nouveaux pouvoirs

De quels types de pouvoirs parle-t-on ? Il s’agit principalement de ce que l’on pourrait baptiser "démocratie augmentée" (par analogie avec la réalité augmentée - nos sens complétés en temps réel par de l’information), incluant différentes formes de "démocratie inter(cré)a(c)tive". Nous sommes bien dans le domaine des cyber contre-pouvoirs capables de faire émerger depuis la base une compréhension décodée de la réalité. Mais pas seulement, puisque l’action organisée devient désormais possible. Au premier rang, le pouvoir de diffusion d’information ou de contre-information qualifiée, comme l’organisation et le suivi de débats de fond (sur le site debatpublic.net par exemple), ou d’autres créés pour traquer les campagnes de désinformation de grands groupes industriels.

Ensuite, des initiatives de contre-pouvoirs échappant à tout contrôle, par l’apparition de Moblogs (sites web personnels pour la publication et les commentaires ouverts de photos prises par les mobiles). Chaque individu détient désormais potentiellement le pouvoir de devenir un reporter de terrain. Les images de torture des prisonniers irakiens ont par ce biais créé un événement ces derniers mois, échappant aux contrôles des gouvernements, éditeurs et autres censeurs. Nul ne sera surpris dès lors par le fait que Donald Rumsfeld bannisse en urgence l’usage de ce type de terminal au sein de l’armée en Irak. La question de la qualification de l’information (objectivité, utilité, éthique, canulars - ou hoax dans le langage du net) se pose, même si la révision des contenus fournie par les sites coopératifs permettent un certain contrôle.

Surveillance inversée... Steve Mann, qui se déplace en permanence avec une webcam reliée à Internet, présente l’idée de vidéo "sous-veillance" de chaque individu, en réponse à la "surveillance" exercée de la tête vers la base. Un pied de nez à Big Brother (lire aussi l’article "Souriez, on vous netspionne !" de Joël de Rosnay, dans cette même rubrique).

Démocratie intercréative... par Internet, dont le premier exemple provient des Etats-Unis. Face à ce que Brad de Graf nomme la "machine électorale républicaine", organisée en un système pyramidal et financièrement lourd, les démocrates bénéficient d’une réponse par l’apparition de candidats "sortis du rang" via des modèles typiquement issus de l’ère informationnelle : décentralisé, émergent, auto-organisé, adaptatif, diversifié, bottom-up... et peu coûteux. C’est le cas de Howard Dean grâce aux outils de mise en relation du site Deanspace et même de John Kerry.

Action coopérative coordonnée... cette étape commence tout juste à être franchie grâce à l’e-mail et le SMS : l’utilisation de ressources coopératives pour coordonner une action physique et massive, comme une manifestation, par exemple (les "flashmobs"). Ainsi à Madrid, trois jours après les attentats du 11 mars 2004, plus de 5000 personnes mobilisées par SMS et e-mail manifestaient devant le QG du parti populaire, pour réclamer toute la transparence sur cette affaire. On peut signaler d’autres exemples : l’utilisation du SMS par le parti Bharatiya Janata en Inde pour maintenir le contact avec la presse et les électeurs ; des millions de citoyens philippins utilisant le SMS pour organiser des manifestations de rues, qui ont permis de destituer le régime de Estrada, etc.

Là encore, ce qui est bon pour la démocratie peut toujours être utilisé d’une manière plus perverse : diffusion de propagande électoraliste ou organisation d’actions terroristes.... Se limiter à cet aspect équivaudrait cependant à passer à côté du potentiel beaucoup plus fort des NTR (nouvelles technologies de la relation) ; et risquer de les cantonner à des usages publicitaires ou de pur divertissement, par une réglementation trop stricte ou la défense d’intérêts économiques limités.

(1) Telle qu’identifiée par Jacques Robin et Jean Zin. Voir le site de Jean Zin : http://perso.wanadoo.fr/marxiens/

(2) Ces enjeux sont régulièrement signalés par Philippe Aigrain dans ses analyses sur les droits intellectuels positifs contre les logiques de copyright et de DRM.

(3) Voir Joël Mokyr, professeur à l’université de Northwestern : Gifts of Athena : Historical Origins of the Knowledge Economy, novembre 2002.

Lire le texte intégral de Laurent Jacquelin (au format PDF).