Dossiers

Cyberespace et citoyenneté


Le droit d’expression réinvesti

par Valérie Peugeot

Il y a 11 ans, Transversales Science Culture s’élevait contre une approche techniciste et presse-bouton de la démocratie, dont les époux Toffler s’étaient fait les hérauts. Dix ans plus tard, l’état démocratique de l’Europe nous confirme dans cette position. Alors que l’Union européenne investit massivement dans la e-administration et les essais de vote électronique et/où en ligne, elle a, au moment du referendum, négligé l’essentiel : le processus démocratique.

En démocratie, le temps du vote est bien entendu structurant, mais moins que son amont, le débat démocratique. Le temps de l’expression des différences, du décryptage des options, de la construction d’une opinion étayée, du passage de l’impulsion et de l’émotion au véritable choix politique est déterminant. S’il n’est pas précédé d’un débat démocratique de qualité, le vote s’apparente plus à un abandon qu’à une délégation de pouvoir.

Ce qui importait, pour que les citoyens européens s’approprient enfin véritablement le projet européen, n’était pas tant la constitution elle-même et son approbation ou rejet en aval, que le processus constituant en amont. Seul un processus constituant authentique, porté par une Assemblée constituante élue spécifiquement pour cette tâche, au terme d’une campagne et donc d’un débat menés au plus près des citoyens, aurait pu garantir cette qualité démocratique.

Contrastant avec ce rendez-vous démocratique raté, les multiples cyberespaces d’échanges marquent la fin d’un droit de parole accordé. Les individus n’attendent plus qu’on leur concède un temps référendaire ou une tribune occasionnelle dans les médias pour s’exprimer, débattre, penser. Ils prennent d’assaut l’espace public, par le foisonnement de leurs blogs, sites collaboratifs, podcasts et autres formes d’expression individuelle ou collective. Dans sa grande majorité, ce nouvel élan ne se pense ni ne se veut de nature politique. Mais par sa simple existence, il brise le monopole de la parole instituée et donne au citoyen une parcelle du pouvoir que le modèle démocratique délégataire par nature ne peut lui concéder. De la même manière que les formes de liens sociaux qui se nouent dans le cyberespace ne se substituent pas aux rencontres humaines « en présentiel » mais interagissent avec elles, l’espace public d’expression vient s’articuler avec la démocratie représentative en la vivifiant.

Reste aujourd’hui à travailler autour de la question clé : que faire de ce droit d’expression réinvesti ? Comment passer de l’expression à l’action, comment mobiliser cet élan au service de mouvements transformateurs ? Il ne s’agit pas d’instrumentaliser ces nouvelles formes d’expression publique - bonne chance à ceux qui s’y essaieraient ! - mais d’ouvrir des chemins qui permettent à ceux qui le souhaitent d’aller plus loin. Ces nouvelles formes d’action doivent associer ceux qui ne peuvent ou ne veulent participer à l’espace public immatériel, afin d’éviter que deux narrations du monde ne se construisent en parallèle. Tou en encourageant et accompagnant ces mouvements, il faut éviter que ne se mette en place une nouvelle technocratie "de classe" portée par celles et ceux qui sont les plus avancés dans l’utilisation des technologies informationnelles.

Les citoyens qui s’expriment dans le cyberespace développent un regard au monde et une relation aux autres inédits : on ne rédige pas un blog, on n’anime pas un site collectif, comme on mène une discussion entre copains au café du coin. Gageons que la construction de la blogosphère constitue pour partie une sorte de mouvement d’auto-éducation populaire, condition sine qua non à la prise de responsabilité.



Journalisme et contenu citoyen : à l’écoute l’un de l’autre

le 26 avril 2006  par Cyril Fiévet

Il est habituel d’opposer journalisme et « journalisme collaboratif », médias et contenus citoyens, ou journalistes et blogueurs. Pourtant, ces deux mondes, qui ne s’ignorent qu’en apparence - et de moins en moins - ont beaucoup à apprendre l’un de l’autre.

Les blogs et autres démarches citoyennes ne remplacent nullement les journalistes, ni ne rendent caduques leur légitimité et leur importance. Mais ils conduisent à transformer la pratique du métier des journalistes et les forcent à travailler autrement.

Le principe de l’interview est un bon exemple. Qu’il s’agisse de presse imprimée, de radio ou de télévision, le journaliste est amené à illustrer son travail en laissant la parole aux individus. Citations, paroles d’experts et autres micro-trottoirs sont la norme, en France ou dans le monde, et composent une part importante des articles et sujets diffusés par les médias. Cela n’a plus beaucoup de sens à l’heure des blogs. Jadis, au moindre fait divers frappant une petite bourgade reculée, on dépêchait une équipe de journalistes, afin d’interroger les voisins, le maire, les passants. Bientôt, ces gens s’exprimeront d’eux-mêmes, sans attendre que des professionnels ne les interrogent. Ils ont tout pour le faire - et le font déjà sur de nombreux sujets -, tandis que les internautes ont (presque) tous les outils nécessaires pour (re)trouver ces témoignages, de façon quasi instantanée.

Ce qui est vrai des quidams l’est tout autant des personnalités. A ce jour en France, trois anciens Premiers ministres tiennent un blog personnel. L’un d’entre eux, Alain Juppé, n’accorde plus aucune interview aux médias. Mais il s’exprime publiquement, quotidiennement et parfois de façon très personnelle, sur son propre blog. Certains médias semblent troublés de cet état de fait. A l’occasion des voeux de début d’année, on a vu plusieurs journaux se contenter de résumer le billet de l’ancien ministre présentant ses voeux à ses lecteurs. Etrange paradoxe de médias contraints de publier des articles, sans grande valeur ajoutée, limités à des informations que tout un chacun peut librement consulter en ligne !

Á l’heure où politiciens, chefs d’entreprises, universitaires, auteurs ou artistes se livrent chaque jour dans des journaux, intimes, spécialisés ou engagés, à travers des articles écrits de leur plume, le principe de l’interview journalistique a-t-il encore du sens ?

On arguera que ces blogs n’expriment que ce que leurs auteurs veulent bien y dire et que le rôle du journaliste est aussi - et surtout - de poser les questions dérangeantes qui pourraient en être absentes. Il n’empêche que nous assistons là à un tournant dans l’histoire des médias. Jadis, la fonction de journaliste se caractérisait par un accès privilégié à l’information et aux personnalités qui font l’actualité. Ce monopole n’est plus. Tout citoyen peut désormais accéder non seulement aux dépêches d’agence de presse, mais aussi à la parole directe des personnes, qu’il s’agisse de « ténors » ou d’individus placés ponctuellement au centre d’une actualité. Et, qu’on ne s’y trompe pas, c’est en grande partie pour échapper au filtre des médias que chefs d’entreprises et politiciens se sont emparé du blog avec autant de ferveur.

Est-ce à dire que le rôle du journaliste est amoindri ? Non, pas forcément. Il doit seulement s’adapter. Changer ses réflexes. Ne plus chercher seulement les « bonnes personnes », mais également les « bons blogs ». Ne plus se contenter de laisser la parole aux auteurs réputés et autres habitués des médias, mais chercher des experts inconnus, légitimés par leur blog ou leur popularité sur le Web. Mettre en perspective les informations qui se trouvent sur les blogs et autres médias citoyens. Etre à l’écoute des commentaires qui y sont postés, des liens qui s’y entrecroisent, des conversations qui s’y déroulent. Etre attentif aux usages qui se développent, et ne plus considérer le Net comme un outil facultatif et périphérique, où les gens qui s’expriment ne seraient que de simples marginaux, mais considérer cet ensemble comme une véritable source d’informations, inédite et d’une grande valeur potentielle.

Le raisonnement peut se prolonger aux blogs personnels de journalistes, chaque jour plus nombreux. C’est une évolution tout à la fois naturelle et souhaitable. Quoi de plus frustrant pour un journaliste que de réaliser un reportage dense, réduit à 40 secondes de diffusion lors d’un JT ? Quoi de plus dommage que de tronquer un récit passionnant, uniquement pour le faire tenir dans les colonnes d’un journal en papier ? Nombre de blogs de journalistes enrichissent de façon subjective ce qui est diffusé ou publié par ailleurs dans les médias. On n’y trouve pas de véritables scoops, mais des mises en lumière, plus personnelles, parfois marquées du sceau de l’opinion tranchée. Ces informations ne remplacent pas les impératifs d’objectivité et de fiabilité qui font la marque de qualité d’un média. Mais elles les complètent utilement.

Le public, ou du moins la partie du public qui s’exprime avec véhémence sur ce sujet, ne veut plus seulement d’une information factuelle, formatée, édulcorée, superficielle. Il veut aussi du vécu, du vrai, de l’émotion.

C’est d’ailleurs ce qui distingue, avant tout, la démarche journalistique classique et le fait de tenir un blog. L’une impose des contraintes de délai, des impératifs de qualité (mais aussi, hélas, de rentabilité). L’autre exprime des convictions, des doutes, des inquiétudes ou de l’enthousiasme. D’un côté un travail, parfois ingrat, de l’autre une passion, dont on n’attend pas grand chose en retour, à part une petite reconnaissance, ou le simple plaisir de s’être exprimé.

De leur côté, beaucoup de blogueurs ont énormément à apprendre de la part des journalistes. La plupart des individus qui tiennent un blog ne cherchent nullement à pratiquer une quelconque forme de journalisme, ni même à prétendre qu’ils le font. Mais certains d’entre eux seront obligés, tôt ou tard, d’adopter des réflexes de journalistes. En sachant prendre leur responsabilité. En mesurant la portée de leur propos. En validant les sources qu’ils utilisent et en cherchant à vérifier les informations qui en émanent. Et en connaissant les limites légales imposées par l’exercice de la prise de parole en public.

Par certains aspects, journalisme et blogging sont en train de se rejoindre. Ce mouvement est déjà engagé. Il constitue un vrai défi pour les médias, qui devront savoir accorder une place nouvelle, dans leurs colonnes ou sur leurs antennes, à des gens auxquels ils n’auraient pas songé. Ils devront aussi accepter que leurs journalistes s’adonnent à un « double jeu », parfois schizophrène, partagé entre la rédaction à laquelle ils appartiennent d’un côté et leur blog personnel de l’autre. Ce défi est d’autant plus difficile à relever qu’il nécessite un subtile dosage : les médias auront à prendre soin de ne pas mélanger exagérément les genres sous peine de favoriser la confusion dans l’esprit du public.

La frontière entre blogging et journalisme est donc ténue. Elle le sera chaque jour davantage. On ne peut qu’espérer que ce rapprochement s’effectue au bénéfice du meilleur de ces deux mondes. Pour ce faire, ils ne doivent pas demeurer hermétiques mais s’enrichir mutuellement.


Pouvoir, contre-pouvoir et alphabétisation des « foules intelligentes »

le 26 avril 2006  par Howard Rheingold

La capacité à utiliser l’intelligence sociale pour organiser l’action collective est probablement ce qui a permis à nos ancêtres primates, faibles et dépourvus de griffes et de crocs, de survivre puis de dominer un environnement peuplé de puissants prédateurs. La parole a ensuite permis d’organiser la défense du groupe et la collecte de la nourriture. L’écriture, apparue au sein des premières civilisations agricoles, permit de partager la connaissance, en s’affranchissant du temps et de la distance. L’alphabet a autorisé tout à la fois l’éducation et la construction d’empires. L’imprimerie a étendu l’alphabétisation au-delà d’une élite restreinte, en permettant à des peuples entiers de lire, d’écrire et de diffuser leurs écrits. Lorsque des millions de gens eurent appris à lire et à écrire, la science, en tant que démarche visant à créer de façon collective un ensemble organisé de connaissances, put alors exister : plutôt que d’attendre la venue d’un nouvel Aristote, capable de comprendre et d’expliquer l’univers, des millions d’individus, dépourvus d’un tel génie mais alphabétisés, ont pu observer, expérimenter, puis rendre compte de leurs constats, contribuant ainsi à alimenter la somme des connaissances communes, par exemple dans le domaine de la chimie. La révolution apportée par Gutenberg a ouvert la voie à la Réforme luthérienne et, deux siècles plus tard, des populations alphabétisées grâce à l’imprimerie ont renversé des rois, rédigé des constitutions et commencé à se gouverner elles-mêmes. Le mouvement séculaire de démocratisation croissante des moyens de communication a été inversé par l’apparition de l’audiovisuel, dont la propriété et le contrôle revenaient entre les mains d’une élite. Mais l’Internet a inversé cette inversion en transformant tout micro-ordinateur (et, de plus en plus, tout téléphone) en imprimerie, en station de radiodiffusion, en outil d’organisation politique, de communauté, de place de marché. Un nouveau processus d’alphabétisation, à l’œuvre depuis une dizaine d’années à peine, a débuté avec l’avènement du Web et l’extension de sa portée au delà du micro-ordinateur, grâce au téléphone sans fil. Les communautés virtuelles nées durant les années 90 constituent désormais des cybersociétés, banalisées pour une part importante de la population mondiale. Nous avons pu voir des « foules intelligentes1 » se servir des SMS pour organiser, de façon autonome, des manifestations politiques qui ont renversé le président des Philippines et fait basculer le résultat des élections en Corée et en Espagne. A travers le monde, des millions de personnes ont simultanément organisé des manifestations pour protester contre la guerre. Quelques heures à peine après les catastrophes du tsunami asiatique et de l’ouragan Katrina aux Etats-Unis, des citoyens se sont spontanément organisés et ont auto-financé des efforts d’assistance. L’image d’actualité de l’année 2005 reste une photo du métro de Londres touché en juillet par un attentat terroriste, prise à partir d’un téléphone mobile et diffusée sur Internet par liaison sans fil. Désormais, la question cruciale n’est plus de savoir si les populations auront accès ou non à ces technologies d’action collective, mais si elles sauront les utiliser en tant que contre-pouvoir démocratique, à une époque où les États autoritaires, comme les groupes fascistes, sont eux-mêmes bien outillés en la matière.

N.d.t. : le concept de « foule intelligente » (« smart mob ») a été développé par Howard Rheingold dans son ouvrage « Smart Mobs : The Next Social Revolution ».


En quoi les médias citoyens, blogs et podcasts, sont-ils différents ?

le 26 avril 2006  par Loïc Le Meur

Soixante millions de blogs dans le monde et un qui se crée à chaque seconde. Une telle croissance n’est pas le fruit du hasard, mais de ce que les blogs, podcasts et wikis ne sont pas soumis aux contraintes des grands médias d’information (presse, radio et télévision) : ils n’ont pas l’obligation de « servir à quelque chose ».

Les blogs et podcasts se différencient en premier lieu des médias traditionnels par des coûts de production nuls ou très faibles. D’où le foisonnement des contenus, n’importe qui pouvant en créer, sans forcément avoir à se soucier de leur qualité. Ensuite, les blogueurs/podcasteurs n’ont aucune obligation d’audience et peuvent choisir de s’adresser à des niches, incluant leurs proches ou leur famille. La grande majorité d’entre eux préfèrent l’intimité à l’influence auprès d’une large audience. Ainsi ce podcasteur en fauteuil roulant, dont le site est animé par et pour des handicapés, qui échangent sur leurs expériences et leurs problèmes. Grape Radio , podcast sur le vin, cible les aficionados, i.e. un public qualifié et actif.

Contrairement aux grands médias, limités en espace (pour la presse) ou en durée de diffusion (pour l’audiovisuel), au sein desquels les journalistes doivent souvent se battre avec leur rédaction pour « placer » leurs papiers ou reportages, l’espace dont bénéficient les médias citoyens est illimité. Pour Arnaud Montebourg, que j’ai récemment podcasté, c’est là leur qualité essentielle : « avoir le temps de s’exprimer, et sans montage ».

N’ayant aucune contrainte d’horaire de diffusion, ils affranchissent leur audience de la limite « espace-temps ». Les fils RSS permettent au lecteur/auditeur/spectateur de ne jamais manquer un épisode de son contenu favori, sans avoir à se rendre disponible à un moment précis. Ne dépendant pas de kiosques, d’émetteurs ou de couverture satellite, ces sites n’ont pas non plus de contrainte géographique et peuvent être lus, vus et/ou écoutés partout dans le monde. La barrière de la langue constitue évidemment un frein mais la richesse du savoir disponible est sans précédent, accentuant le phénomène de mondialisation.

Dans le cadre d’un blog ou d’un podcast, l’internaute est seul décideur de ce qu’il veut lire, écouter ou voir. Rupert Murdoch a ainsi déclaré, devant des centaines de professionnels de la presse, qu’il faut « arrêter de lire l’actualité comme une messe » qui impose au lecteur ce à quoi il doit s’intéresser et comment. Avec les médias citoyens, chacun peut découvrir le contenu qui l’intéresse (texte, audio, vidéo), dans l’ordre souhaité.

La multiplication des blogs et podcasts et la liberté de chacun à s’y exprimer sans contrainte font que la richesse du contenu y sera rapidement beaucoup plus large et diverse que sur les grands médias. Le fait que nombre de contenus soient médiocres ou peu consultés n’est pas le plus important, puisque personne n’est obligé de les subir. L’enjeu majeur réside davantage dans le fait d’aider le public à s’orienter dans ces contenus foisonnants. Leur abondance est exacerbée par leur interactivité, l’audience participant autant, voire plus, que l’auteur lui-même. Depuis l’invention de l’imprimerie, tous les médias ont diffusé aux masses des informations créées par un petit nombre de journalistes. La « voie retour » a toujours été très limitée - à des espaces d’expression tels que le « courrier des lecteurs » - voire totalement inexistante. Au contraire, dans les meilleurs blogs, les lecteurs apportent leurs commentaires et écrivent ainsi trois à quatre fois plus que l’auteur. Ces « conversations » confèrent à ces sites une importante valeur ajoutée. Pour Dan Gillmor, le métier de journaliste évolue de manière radicale, passant de « voilà ce que je sais » à « voici ce que j’ai appris, qu’en pensez-vous ? ». Dans les médias citoyens, les commentaires des lecteurs enrichissent les propos de l’auteur, voire les rectifient en cas d’erreur. Habitués à cette nouvelle transparence, les auteurs de blogs et podcasts écrivent avec et non pour leurs lecteurs.

Les médias citoyens ne remplaceront certes pas le contenu professionnel, mais leur diversité et leur richesse draineront une audience cumulée très supérieure et obligeront les grands médias à s’adapter, en entrant dans le jeu de cette nouvelle conversation permanente avec le public.


Les medias citoyens sont-ils fiables ?

le 26 avril 2006  par Emily Turrettini

Le journalisme citoyen « marque un tournant dans l’histoire de l’information, le public est dorénavant un partenaire plutôt qu’une ressource » (Le Temps, quotidien suisse, d’après un article du Guardian).

Les groupes de presse n’ont plus le monopole ni de l’information, ni de sa diffusion. Blogs et Wikis, derniers outils Internet en date, permettent aux individus de s’affranchir de la suprématie de la grande presse ou, du moins, de la contourner en publiant leur propre journal. Dans un article édifiant, intitulé « Comment les blogs ont changé le Times », un journaliste de l’agence United Press écrit : « Les médias alternatifs basés sur Internet disposent aujourd’hui d’un pouvoir extraordinaire. (...) Désormais, les blogs peuvent réclamer la tête de l’une des plus puissantes figures politiques de la nation et mettre en cause la réputation du plus important quotidien national ». Avec une information qui circule très vite et s’enrichit en permanence de commentaires ou de nouveaux éléments critiques, une réactivité inégalable et le fait que certains blogueurs ont atteint une notoriété comparable à celle d’organes de presse, la blogosphère fait dorénavant figure de « contre-pouvoir ».

Prenant en compte cette évolution, de nombreux journaux sollicitent désormais photos et témoignages de la part de leurs lecteurs, afin de les intégrer à leurs publications. Ceci valide toute l’importance accordée à ce nouveau phénomène participatif : tout citoyen, au bon endroit et au bon moment, peut participer à la grande presse, voire la concurrencer. « Tous Journalistes ! », comme l’a si bien titré Le Monde.

De fait, les informations émanant des médias citoyens peuvent être considérées comme fiables, dès lors que le citoyen est le premier sur place lors d’un événement ou se trouve au cœur même d’un drame (tsunami, attentats de Londres...). En publiant ses récits ou ses photos sur Internet, il apporte un témoignage important, susceptible d’être repris par la grande presse. Après les attentas de Londres, c’est la photo d’Adam Stacey , prise avec un téléphone mobile dans le tunnel du métro, qui a fait la une des journaux du monde entier, et non celle d’un journaliste professionnel.

Néanmoins, ces nouveaux médias ne sont pas sans faille. Le danger de dérapage existe. Des photos, prises par des citoyens lors d’un accident, puis diffusées sur Internet, peuvent manquer de respect aux familles des victimes et/ou s’avérer beaucoup plus choquantes que celles publiées par la presse traditionnelle. Avides d’un scoop, les nouveaux paparazzi en viennent même à mettre en danger leur vie ou celles des autres. L’accident d’Air France au Canada en août 2005 en est exemple probant : avant d’évacuer l’avion en flammes, un des passagers a pris le temps de faire quelques photos, qu’il a ensuite vendues à la presse. Lors des dernières présidentielles américaines, c’est la crédibilité même des blogueurs qui en a pris un coup, lorsque certains d’entre eux ont annoncé l’élection de John Kerry, pronostic que la grande presse, plus avertie quant au processus électoral, s’est bien gardée de faire.

Moins polémiques sont les véritables journaux citoyens qui émergent aujourd’hui, à l’instar du site coréen OhmyNews. Bien que ses créateurs ne le qualifient pas de « blog », OhmyNews en possède presque tous les attributs. Sorte de site collaboratif, sa devise en résume bien le concept : « Tout citoyen est un reporter. » Le journal publie quotidiennement des centaines de photos ou d’articles rédigés par plus de 40 000 citoyens d’origines diverses (femmes au foyer, étudiants, employés de bureau, policiers, professeurs d’université...). Les informations sont validées par une équipe de journalistes professionnels, employés par la rédaction. Cinq ans après sa création en février 2000, il est lu chaque jour par un million de personnes.

Le modèle OhmyNews a fait des émules. Aux Etats-Unis et ailleurs, de multiples initiatives vont dans le même sens et on assiste à la naissance régulière de « journaux locaux en ligne » d’un genre nouveau, produits par et pour la communauté.


La blogosphère est-elle un espace public comme les autres ?

le 26 avril 2006  par Dominique Cardon

Sans doute faut-il se méfier de l’engouement actuel pour l’Internet politique. Après l’avoir souvent ignoré, beaucoup, sans plus de mesure, lui prête aujourd’hui des vertus qui risquent fort d’être illusoires. Dans un mouvement de balancier caractéristique des périodes de transition technologique, un nouveau média se voit brusquement doté de pouvoirs exorbitants susceptibles de lever les difficultés du présent : l’abstention, l’anémie du débat public, la faiblesse des engagements partisans, l’investissement sélectif dans la participation citoyenne, l’illisibilité de la décision publique, etc. Il est vrai que la mobilisation électronique autour du « non » au référendum sur la constitution européenne, l’usage intensif du Web par les militants altermondialistes ou les balbutiements de pratiques politiques numériques (blogs, mailing, adhésion en ligne, etc.) témoignent d’une insertion de plus en plus significative des médias électroniques dans la formation de l’espace public. Mais il va aussi sans dire que la « crise de la représentation » a des racines suffisamment profondes pour qu’il soit bien improbable qu’un nouvel outil de communication apporte, à lui seul, une solution aux difficultés de notre système de représentation. Le propre du débat sur le rôle des nouvelles technologies dans l’espace public est de présenter des oppositions, des concurrences et des effets de substitution quand ce sont plutôt les interdépendances, les entrelacements et les complémentarités qu’il faudrait mettre en avant. A cet égard, il est peu probable que l’Internet citoyen vienne supplanter les formes traditionnelles du débat démocratique, structuré par les rituels électoraux (élections, référendums), les logiques d’opinion (mesurées par sondages) ou l’organisation « professionnelle » d’une couverture médiatique du débat public. Les dispositifs de la « démocratie représentative » sont suffisamment installés aujourd’hui pour qu’il soit difficile de remettre en cause leur légitimité.

Ces réserves faites, il reste que les mobilisations ayant Internet pour support entretiennent une étroite correspondance avec les idéaux de démocratie directe. En effet, le fonctionnement, plus que la légitimité, de la démocratie représentative fait l’objet de critiques de plus en plus vives, qui préexistent très largement à la naissance de l’Internet citoyen. Mais une des caractéristiques de ces critiques réside dans le fait qu’elles revendiquent une transformation des processus attachés à la représentation politique : participation élargie aux profanes, enrichissement délibératif des débats, proximité avec les élus, transparence, ouverture du cercle de la décision, auto-organisation des acteurs de la société civile, etc. Or, l’imaginaire d’Internet contribue à revivifier et réactiver ces idéaux de démocratie directe, en les opposant à la grammaire représentative et délégataire de nos démocraties. Car à bien y regarder, les formes de représentation qui s’exercent au sein de l’ « Internet citoyen » sont très différentes de celles qui président à la démocratie représentative. La question de la représentativité des opinions n’a pas de sens sur Internet et il serait bien difficile de proposer des fondements numériques, géographiques ou sociaux à la mesure de telle ou telle prise de position. La question du vote est absente des pratiques des internautes, qui lui préfèrent généralement la formation de consensus. La séparation entre amateurs et professionnels, profanes et spécialistes, représentés et représentants, est fortement estompée dans la plupart des dispositifs d’expression sur Internet. La réputation et la notoriété sur Internet se construisent sur la base de l’audience et sont mesurés par l’ensemble des réseaux de contributeurs, commentateurs, évaluateurs et diffuseurs, qui se greffent à tel ou tel site, de sorte que la notoriété n’est jamais donnée (par un statut) mais acquise par un travail de conviction et d’intéressement. Enfin, l’Internet ne connaît pas les silencieux. Pour y être présent et reconnu, bref légitime, il faut agir, contribuer, écrire, recommander, répondre. L’espace public de l’Internet offre toujours une prime aux agissants sur les internautes passifs. D’où le risque de voir les écarts entre citoyenneté active et passive se creuser. Ces différentes caractéristiques de la participation sur Internet renvoient à un autre paradigme de la représentation politique, que l’on peut assimiler à la forme réseau et qui s’ancre sur l’idée d’une mobilisation volontaire de la société civile, moins préoccupée de représentativité que de convaincre de la justesse des arguments et des causes défendues. L’espace public traditionnel se trouve ainsi soumis à une tension critique exercée par le foisonnement de débats, des initiatives et des propos qui se sont construits, développés et diffusés dans l’Internet citoyen.

Cet enrichissement se manifeste notamment par l’élargissement du cercle des preneurs de parole, que permet Internet. Même si ce déplacement ne doit pas être surestimé, une ouverture nouvelle à l’expression publique d’acteurs non professionnels se réalise néanmoins à travers les sites d’auto-publication, les médias alternatifs et le développement d’une « blogosphère » journalistique et politique. Ceux-ci exercent un effet critique sur l’espace public traditionnel et mettent en tension au moins trois aspects des formats informationnels : l’affirmation subjective, le renforcement de l’expertise et la contrainte argumentative.

En premier lieu, on observe une part plus grande de subjectivité et d’expressivité dans les formats médiatiques : énonciation en première personne, investissement d’affects, vivacité des échanges et (parfois) des arguments. La composante numérique de l’espace public médiatique s’ouvre à de nouvelles formes d’échanges et « déformalise », dans une certaine mesure et dans des arènes spécifiques, le débat public. Il n’est qu’à observer le ton « personnel » emprunté par les quelques hommes politiques qui ont entrepris de tenir eux-mêmes un blog ou la différence entre les propos tenus par les journalistes dans leur blog et dans leurs articles. En second lieu, l’Internet a ouvert un espace pour des formes d’expertises publiques portées par des individus ou des collectifs de tous ordres. De sorte que, en contrepoint du renforcement de la subjectivité personnelle, l’espace public de l’Internet apporte aussi plus de factualité, d’informations et de vérifications. Une des particularités de la production proliférante d’informations sur les médias personnels de l’Internet est le principe d’auto-régulation collective qui l’organise. C’est en effet un nouveau modèle éditorial qui se fait jour, dans lequel le contrôle de la qualité de l’information n’est pas réalisé a priori par un système de sélection éditorial pyramidal et certifié mais par un contrôle a posteriori dans lequel la qualité des informations est principalement une conséquence du travail des lecteurs. En dernier lieu, ces espaces d’expression publique ouvrent aussi de nouveaux formats de discussion. Parce que l’information publiée est aussi, et surtout, une information commentée, la sphère publique de l’Internet permet un travail collectif de mise en débat d’argumentation, comme lors du débat sur le référendum portant sur le projet de constitution européenne.


Journalisme professionnel et journalisme citoyen : à la recherche d’une coexistence

le 26 avril 2006  par Bruno Patino

Une presse neuve est née sur Internet, avec son identité, son langage et une croissance si vive que ses concurrents s’en sont défiés. La crainte de perdre des lecteurs au profit des sites d’information est devenue la routine des journaux, avant que les médias audiovisuels s’inquiètent à leur tour. Ce jeu à somme nulle, où une presse gagnerait en audience ce que l’autre perd, constitue pourtant une vue fausse, étroite, d’une rupture historique.

Le journalisme s’aveugle. Il veut croire qu’un siège supplémentaire tendu à Internet suffira pour que les mêmes médias de masse prennent place autour de la table de l’information et jouent la même partie devant une audience muette. Mais Internet n’est pas un support de plus : c’est la fin du journalisme tel qu’il a vécu jusqu’ici. Car l’irruption du réseau a mis fin à un monopole né de la séparation entre émetteur et diffuseur : celui d’intermédiaire en information.

L’audience s’est invitée à la table des sites d’information : de façon quasi clandestine d’abord, sous forme de mail, à la périphérie ensuite, en investissant les forums, avant d’atteindre le cœur de l’offre éditoriale. Il n’existe plus de journal majeur qui ne laisse, de par le monde, un espace ouvert aux internautes pour qu’ils puissent répondre au plus noble et institutionnalisé des messages, les éditoriaux.

La technologie aidant, c’est donc fort logiquement que le rêve d’une information sans intermédiaire, « citoyenne », est devenu assez vite réalité. On connaît l’exemple coréen d’OhmyNews. D’autres ont suivi, dont le français Agora Vox. Formidable élan, qui dément l’indifférence proclamée des internautes face à l’information et qui reconstruit du lien autour d’une agora électronique. L’audience est devenue sa propre source, le spectateur de son propre témoignage. C’est une incontestable nouveauté, celle d’une oralité universelle.

Mais est-ce nécessairement un progrès ? Le journalisme est le produit d’un paradigme démocratique fondé sur l’émergence de corps intermédiaires, qui, par la vision qu’ils ont de leur mission, renforcent la conscience commune qui permet de vivre ensemble. Le journalisme « citoyen », s’il succombe au vertige de la croyance dans la simple auto régulation comme seule ligne de conduite, risque de plonger chacun devant le spectacle de sa propre solitude face à des masses émiettées. Alors que pointe la menace des algorithmes diffusant, transformant et relayant l’information sans plus d’intervention humaine, journalisme professionnel et journalisme citoyen doivent s’entendre et marcher de façon conjointe, l’oreille de ceux-là étant attentive à ceux-ci, sans que ces derniers n’oublient ce qui, toujours, fonde le métier de ceux-là : une éthique de leur pratique avant le développement d’un savoir-faire.


Le changement de culture de l’écrit public

le 26 avril 2006  par Michel Briand

La diffusion des outils numériques n’est pas qu’une question d’apprentissage de savoir faire technique, elle dépend fortement de nos modes de fonctionnement en société. Le passage d’une culture hiérarchique et descendante à une culture de l’écoute, de l’attention aux autres, des modes coopératifs, relève du temps long des changements humains. C’est une des leçons que nous tirons des initiatives d’écrits publics que nous avons développé à Brest. Ce temps long entre en collision avec la diffusion rapide des blogs, Webradios, vidéoblogs, sites de publication et wikis. Cette contradiction interpelle aujourd’hui responsables de collectivités et d’associations.

De l’accès public à l’écrit public accompagné

Á l’arrivée de l’Internet dans la société, l’accès public accompagné a rapidement diffusé en France, maillant les territoires de 3000 Points d’Accès Publics à Internet (PAPI) et autres espaces publics numériques. Malgré le retrait de l’État du financement de leur fonctionnement [1], le réseau reste vivant comme en témoigne le site de l’association Créatif.

Au début du réseau I3C « Internet Créatif Coopératif et Citoyen » nous avons été un certain nombre à croire en une rapide diffusion des pratiques de publication sur le Web. Les outils de publication dynamique tel SPIP , et un peu plus tard les blogs, ont ouvert l’écriture sur le Web aux personnes qui ne pratiquaient pas les codes du langage html ou les programmes d’éditions souvent coûteux.

Pourtant l’écriture publique sur le Web ne va pas de soi : oser écrire, être à l’aise avec l’ordinateur n’est pas donné à tout le monde. En l’absence de politique publique, les écarts entre groupes sociaux s’accroissent comme le confirment les études récentes de l’Union Européenne. Motivée par l’idée d’une expression ouverte aux associations, aux citoyens, d’une co-écriture qui ouvre les débats, la ville de Brest a mis en place un important accompagnement qui concerne plusieurs centaines de personnes et porte sur l’apprentissage des outils mais aussi de leurs usages, avec deux formations par mois au B-A-BA de l’écrit journalistique (écrire un titre, ce qu’est une brève, portrait croisé, interview).

Une réelle dynamique s’est mise en place, qui se traduit aujourd’hui par l’éclosion de plus de deux cent sites associatifs et de quartier. Un espace d’expression s’est ainsi ouvert qui s’accroît et de se diversifie. Des sites comme a-brest et brest-ouvert ,doublent leur fréquentation tous les ans, atteignant aujourd’hui 2500 visites par jour et 1000 abonnés au magazine hebdomadaire associé. L’hébergeur associatif « Infini » a quadruplé sa bande passante pour accueillir aujourd’hui 180 sites [2]

Dans le même temps, les formations sont passées de l’échelle de la ville à un accompagnement de proximité dans les quartiers qui porte ses fruits avec la multiplication des micro-initiatives : ainsi le journal « couleur quartier de Kérourien » donne naissance à un site qui croise expression des jeunes filles issues de l’immigration, échanges de recettes de cuisine, informations du club de gym du quartier. La rencontre « écrits écrans publics » qui s’est tenue en Février 2006 nous a donné à voir le beau résultat de cette politique d’accompagnement de l’écrit public avec un mélange foisonnant de sites coopératifs, vidéos, films, écrits, collectes de mémoires dans les quartiers...

L’écrit public crée du lien vit mais se diffuse lentement dans les collectivités

Ce bilan positif doit être nuancé par deux constats : Le nombre de rédacteurs s’est accru mais l’écriture reste difficile, les textes sont souvent sollicités pour être proposés. Rares sont les magazines qui fonctionnent avec un comité de rédaction effectif, c’est plutôt de l’écriture à plusieurs mains. Autre indice de difficulté, la tentative d’ouvrir une « place publique locale en ligne » associant la ville, l’association « Place publique » et le collectif des journaux de quartier a échoué. Le bilan tiré d’un an d’accompagnement fait apparaître que les personnes sont d’abord impliquées dans leur association et franchissent difficilement le pas proposé d’une écriture journalistique « citoyenne ».

Par ailleurs, les sites développés par la ville autour de l’appropriation sociale, de la participation et du projet éducatif local s’élargissent en participation et en lectorat chaque année, mais sans diffuser dans les autres services municipaux. Ecrire soi-même quand on est agent municipal, donner la possibilité aux autres agents de la collectivité d’écrire et de publier,donner à voir les documents, les compte-rendus, n’est pas dans la culture de la plupart des responsables de services et des élus. Ces derniers ont en effet une appréhension de la parole ouverte, d’un afflux de textes critiques. Pourtant nous avons découvert que sur des milliers d’articles publiés, à peine un pour cent fait problème aux animateurs du magazine local.

Derrière l’écrit public ce sont des questions de fond sur la participation, l’information donnée à voir et à débattre, l’écoute des paroles source de lien social et d’estime de soi qui sont en jeu. Un vaste sujet qui explique que les petits moyens d’une politique locale d’écrit public accompagné ne peuvent que produire des micro-changements qui pour l’instant ne sont pas repris dans d’autres villes, faute de culture partagée de coopération.

Pourtant, à côté de cette politique locale (ou absence de politique trop souvent), la multiplication des blogs (un lycéen sur deux), l’arrivée des médias radios et vidéo sur le Web, les wikis collaboratifs, participent sans attendre à cette transformation sociale induite par la diffusion des outils du numérique.

Á nous de faire que la politique ne reste pas en dehors de ces changements et participe à répondre au besoin de débat, d’écoute, de bien commun si souvent évoqué de crise en crise.