Code de la famille au Maroc : enjeu des luttes des femmes

26  novembre 2006 | par Leila Rhiwi

A l’heure où les médias occidentaux renvoient une image de la femme en terre d’islam plus écrasée que jamais, Leïla Rhiw nous invite à découvrir les luttes et les conquêtes des femmes marocaines.

Après plus de 50 ans d’efforts, les mouvements féministes marocains obtiennent peu à peu gain de cause grâce à un travail persistant sur 3 fronts :

-  le champ législatif d’abord qui leur a permis d’obtenir notamment une réforme du Code du Statut personnel, débouchant notamment sur l’affirmation de l’égalité des époux ;

-  le terrain de la solidarité, grâce à un travail de proximité auprès des femmes les plus fragiles, pour leur permettre de trouver les moyens de leur autonomie, économique et sociale, de se défendre lorsqu’elles sont victimes de violence ;

-  le champ culturel enfin où elles s’attellent à transformer en profondeur les comportements et attitudes de tous, afin de promouvoir une culture de l’égalité. Leçon de ténacité politique, dont les fruits se font sentir dans le quotidien de millions de femmes, le travail de ces mouvements est aussi un formidable apport à la démocratie marocaine en général. Il témoigne que le changement est possible. Il montre que des pans entiers de la vie sociale peuvent être soustraits à l’église au profit d’une régulation par l’Etat. Et pour la première fois dans l’histoire du Maroc, une référence juridique aux « Droits de l’homme » a été introduite.

Bref historique

Parler du processus de mobilisation pour la réforme du code de la famille exige de rendre hommage aux premières militantes de l’élévation de l’âge du mariage et de l’abolition de la polygamie : Akhawat Safa[1]. Dés les années 50, c’est à dire il y a plus d’un demi siècle, ces pionnières de la revendication des droits pour les femmes réclamaient déjà que le divorce soit judiciaire et que les femmes puissent jouir de droits égaux au sein de la famille.

Introduire le processus de réforme du code de la famille exige également de rappeler l’historique de sa promulgation et les différentes tentatives. C’est en 1958 que le Code du Statut personnel (CSP) vit le jour avec une conception de hiérarchisation des rôles faisant de la femme un être soumis à l’autorité d’un époux, qui se devait de l’entretenir.

Il fut très difficile, si ce n’est impossible, de toucher au texte. De fait, les tentatives de 1961/68/82 échouèrent, rendant le texte quasi sacré. Seule la réforme de 1993 réussit à lever cette sacralité. Cette première étape n’introduisait aucun changement important dans la loi. Il y fut question d’information des deux épouses en cas de décision de polygamie. Egalement, la garde de l’enfant passait en seconde position chez le père et une disposition de levée de tutelle pour les filles orphelines de père fut introduite, instaurant une discrimination entre les femmes. Pour exemple, de jeunes orphelines de 17 ans se retrouvaient sans tuteur alors que des femmes de plus de 40 ans restaient sous la tutelle de leur père pour la contraction de leur mariage. Toutefois, bien que légère sur le fond, cette révision a été capitale du point de vue de la levée de la sacralité sur le texte. Soudain, l’opinion publique fut convaincue qu’on pouvait toucher au texte et cela renforça l’énergie des associations féminines dans leur lutte pour une réforme véritable.

En 1998, lorsque le gouvernement d’alternance En 1998,[2] arrive au pouvoir, la question sociale et le statut de la femme sont annoncés comme chantiers prioritaires. Un Plan d’Action National d’Intégration des Femmes au Développement (PANFID) fut lancé, comprenant 4 champs prioritaires : l’éducation, la santé, le pouvoir économique et le statut juridique. Ce dernier axe proposait quelques mesures prioritaires, à l’origine de la cabale des dévots contre le PANFID et avec lui les féministes : élévation de l’âge du mariage, abolition de la tutelle, divorce judiciaire, réglementation de la polygamie, partage des bien acquis pendant le mariage.

C’est ainsi que ce plan d’action, élaboré dans une concertation État/ONG et dans le cadre d’un long processus de négociation, fut abandonné par le gouvernement. La société civile se retrouvât seule à défendre un plan d’action gouvernemental dans une mobilisation alors jamais égalée.

Lors des deux années de blocage du PANFID, des dizaines de débats dans différentes régions du Maroc opposèrent les deux conceptions de la famille, porteuses de deux projets de société distincts : un projet moderne, progressiste défendant le principe de l’égalité des droits au sein de la famille et un second, de conception conservatrice, basée sur la soumission de la femme et la hiérarchisation des rôles. Les marches de Rabat et de Casablanca en mars 2000 constituèrent le point culminant de cette mobilisation. Au Printemps 2001, le roi Mohamed VI finit par arbitrer en créant la commission consultative chargée de la réforme du code du statut personnel. Ce fut l’occasion de poser le problème du fondement du texte, opportunité que saisirent les associations féministes, et exigeant une réforme globale.

Le dénouement de 2004 est le résultat d’un cheminement, d’une longue lutte et d’un effort inlassable engagé depuis une vingtaine d’années par tous les défenseurs des droits des femmes. Le long travail de fourmis, la présence constante auprès des femmes, l’inlassable revendication des droits à l’encontre des décideurs et de l’opinion publique, ont débouché sur cette prise de conscience et ce constat unanime qu’il n’était plus possible que les droits des femmes soient ainsi bafoués.

Mais le développement d’aujourd’hui est également celui d’une lutte invisible, celle de la vie, celle de toutes les femmes « ordinaires », j’entends par là « hors de toute structure associative de revendication ou d’action »..Toutes ces travailleuses qui, pauvreté oblige, ont investi l’espace public et, de ce fait, contribuent à la gestion financière de leur foyer. Par cet apport économique nécessaire à la survie de leur ménage, ces femmes ont déjà commencé à réviser les rôles et la répartition du pouvoir au sein de la famille.

Ce dénouement est également lié à la reconnaissance institutionnelle de la violence subie par les femmes, à travers deux campagnes de communication pilotées par le Secrétariat à la famille, en 1998 et en novembre 2004. Parallèlement, le Maroc a connu un chantier général de réformes, touchant : le code des libertés publiques, le code du travail, le code pénal ayant introduit l’incrimination de la violence conjugale et, plus fort encore, la levée du secret médical dans le cas de la violence domestique. Enfin, la représentation des femmes au parlement a atteint les 10%, grâce à une mesure de discrimination positive lors des élections législatives de septembre 2002.

Enjeux

La question des droits des femmes est au cœur du développement démocratique et l’amélioration de leur statut est une condition centrale dans l’émancipation de toute société. Durant près d’un demi siècle, le CSP[3] a constitué un mécanisme d’exclusion des femmes. Basé sur le principe de hiérarchisation des rôles et doublé d’une instrumentalisation forte de la religion, ce frein institutionnel a entretenu les résistances à toute tentative de révision des rôles entre femmes et hommes. Dans ce sens, le mouvement des femmes avec ce qu’il implique comme transformation au sein de la société déstabilise la culture patriarcale et crée des ruptures sociales. Par leur revendication des droits, les femmes s’inscrivent dans une accélération de l’histoire. C’est de leur émancipation, en vérité de leur libération, que dépendent la construction démocratique et l’inscription dans la modernité.

La réforme

La réforme du CSP est la première victoire du mouvement des femmes. La nouvelle loi restitue à la législation de la famille son rôle social de protection des droits des individus et des communautés. Elle inscrit le Maroc dans l’effort de construction de la démocratie. Quatre remarques peuvent être faites :
-   Le fondement du nouveau texte consacre l’égalité entre les époux dans la responsabilité partagée de la famille, contrairement à l’ancien texte qui minorait la femme sous le principe de « l’obéissance à son époux en contrepartie de son entretien ». Il vient bouleverser l’ordre établi du patriarcat et réhabilite la femme en la considérant comme un citoyenne à part entière. Ce bouleversement des rôles est d’une importance qu’il ne faut pas négliger, dans l’impact qu’il va avoir sur le vécu quotidien des hommes et des femmes, en termes de transformations des pratiques sociales et des attitudes et comportements.
-   La discussion du projet au parlement constitue également une remarquable avancée dans le traitement du sujet. Le CSP a toujours relevé de l’autorité religieuse et lors de la première révision de 1993, c’est un conseil d’Ouléma qui a proposé un texte au roi Hassan II. En soumettant le code de la famille au parlement, on « humanise » définitivement le texte de loi. Il s’agit là d’une avancée institutionnelle indéniable : cette loi devient une loi comme n’importe quelle autre loi et ne peut désormais plus échapper au circuit classique. Autrement dit, il n’y aura plus d’exception pour la femme et la famille.
-   L’élargissement du texte de loi au référentiel universel des Droits de l’Homme. En effet, bien que l’ensemble de l’argumentaire introductif présenté par le roi Mohamed VI devant le parlement réfère à des versets coraniques, il fait néanmoins référence à la Convention Universelle des Droits de l’enfant, que le Maroc a ratifié concernant le droit à l’identité pour l’enfant né en dehors des liens du mariage. Cette petite brèche vers l’universalité des droits est d’une importance qu’il ne faut pas négliger, car voici un texte référencé religieux et intégrant une part d’universel. Et bien qu’aujourd’hui, cela relève encore du symbolique, il n’en demeure pas moins que la valeur du symbole est très forte.
-   L’intervention du Ministère public comme partie prenante dans les affaires familiales. Cette nouveauté est une avancée importante en terme de responsabilité institutionnelle dans la législation familiale. La gestion des conflits n’est plus une affaire privée, domestique. L’état a un devoir de protection des droits des membres d’une famille et de garantie d’égalité de traitement.

Concernant les dispositions du nouveau code de la famille, les avancées les plus importantes à relever sont :
-   l’élévation de l’âge du mariage de 15 à 18 ans ;
-   l’abolition de la tutelle matrimoniale pour la contraction du mariage : elle devient optionnelle ;
-   la polygamie rendue difficile, on peut dire que nous passons à un régime de bigamie ;
-   les mesures relatives au divorce assurent une plus grande protection des droits des femmes : toutes les dissolutions du mariage se font au tribunal de famille et après une tentative de réconciliation ; la garde du domicile conjugal va à celui qui a la garde des enfants et la pension alimentaire est calculée à part ; le choix du parent gardien est harmonisé à 15 ans pour le garçon et la fille ; la mère ne perd plus la garde de ses enfants en cas de remariage lorsque ces derniers ont moins de 7 ans ; un délai de 6 mois maximum est arrêté pour le prononcé des jugements de divorce ; la procédure du divorce khôl ne permet plus au mari d’abuser financièrement de son épouse et les enfants ne peuvent faire l’objet de marchandage ; la définition du préjudice subi par les femmes est élargie à la violence psychologique ; des mesures d’urgence pour l’allocation de la pension sont prévues ; le divorce « Rijii [4] » est aboli ;
-   la recherche de paternité comme droit fondamental des enfants ;
-   une disposition de partage des biens acquis pendant le mariage ;
-   le droit à l’héritage pour les enfants de la femme prédécédée.

Cependant, le nouveau texte connaît quelques limites à la consécration de droits pleins et entiers. On peut citer les plus importants :
-   La tutelle juridique reste le fait de l’époux, qui peut même la léguer de façon testamentaire. De sorte que l’on peut avoir une femme veuve, gardienne d’enfants mais sans autorité juridique sur eux et ayant toujours besoin de l’autorité d’un homme. Ceci étant en totale contradiction avec l’esprit de la loi « responsabilité partagée de la famille ».
-   La polygamie, bien que rendue difficile, pose le problème de la marge d’appréciation du juge, puisque le texte ne décline pas de façon explicite les cas de refus d’autorisation et laisse la porte ouverte aux estimations du juge marocain. Cette marge de liberté constitue un risque important lorsque l’on connaît l’état d’esprit conservateur d’un grand nombre de nos juges.
-   La perte de la garde de l’enfant lors du remariage de la mère, sauf si ce dernier à moins de 7 ans ou est malade, est également contraire au fondement du nouveau code basé sur « l’égalité des conjoints ». En effet, il n’est valable que pour la femme. Le mari ne perd pas la garde de l’enfant en cas de remariage (il peut même être bigame),. En outre, cela introduit une discrimination flagrante entre les enfants : ceux en bonne santé seraient privés de leurs mères et les malades non. Cette disposition risque de favoriser la corruption des médecins. Il serait intéressant de suivre de près les statistiques des enfants malades bénéficiant de ce fait de la garde par leur mère dans les prochaines années.
-   Bien qu’étant une introduction historique dans la loi marocaine du point de vue de la responsabilité de l’état, la recherche de paternité reste limitée à l’institution de la famille. Elle n’autorise pas de recherche de paternité aux cas de viol par exemple, ou de relation sexuelles en dehors des liens du mariage.
-   Le partage des biens acquis pendant le mariage pose également problème, celui de toutes les travailleuses à domicile dont la contribution n’est pas valorisée. Le texte ne parle en effet que de la contribution à l’enrichissement financier de la famille et n’élargit pas à celle naturelle des femmes au foyer.

Ainsi donc, le grand défi de l’opérationnalisation est le degré de réussite des tribunaux de famille à préserver l’esprit de la loi : les procédures, les textes d’application, les mécanismes, les verrouillages nécessaires.

D’un autre côté, l’observation de la mise en œuvre permet de confirmer la vérité selon laquelle la promulgation d’une loi n’est pas en soi suffisante. Elle ne peut défendre et protéger les citoyens qui n’y ont pas accès. Pour rendre la réforme accessible, l’Etat doit utiliser les médias oraux et télévisuels. Une véritable stratégie de communication dans le dialecte marocain, les langues amazigh et le rifain est nécessaire. Il s’agit de vulgariser le texte et de le mettre à la portée des femmes. Ce n’est que de cette manière qu’elles pourront le faire prévaloir pour se défendre. D’autre part, l’État doit être le garant de l’application de la loi avec des mécanismes de contrôle. Enfin, la formation continue et la sensibilisation des juges doit être un exercice permanent, car sans leur transformation, toute réforme serait vaine.

De la même manière, la nouvelle loi ne pourra prendre tout son sens que si elle s’intègre à une politique globale de promotion de la condition féminine, avec des mécanismes puissants de mise en œuvre et de contrôle, et des programmes d’éducation à la culture égalitaire. Pour être cohérent, l’ensemble de l’arsenal juridique doit ainsi être réformé/harmonisé : code de la nationalité, code de la fonction publique, code pénal, levée des réserves à la CEDAW, etc.

Luttes des femmes

Cette victoire des femmes est, entre autres, le fruit d’un formidable mouvement politique de plaidoyer qui se poursuit autour des questions d’éducation.

Convaincues de l’importance et du rôle de l’école dans la construction du citoyen et de la citoyenne, en tant que personne autonome et capable de raisonner par elle-même, les associations féminines ont pu analyser le système éducatif en terme de contenus et de réformes et émettre des suggestions pour une meilleure prise en compte de l’égalité dans l’institution éducative.

Par ailleurs, convaincues que les meilleures intentions politiques peuvent rester à l’état de projet, les associations féminines interpellent l’État sur la nécessité de l’intégration de l’approche « genre » lors de l’élaboration du budget national et insistent sur l’importance de la prise en compte des spécificités des problèmes des femmes lors de l’allocation des ressources budgétaires de l’état.

Enfin, la force du mouvement des femmes en tant que lobby réside dans son engagement auprès des femmes dans des actions de proximité. En matière de lutte contre les violences, les associations féminines sont aujourd’hui les seules structures à prendre en charge des femmes victimes de violence, grâce au déploiement de centres juridiques dans différentes régions du Maroc.

Grâce à la vingtaine de centres d’écoute dans les différentes régions du pays, les associations féminines promulguent information, conseil et orientation aux femmes victimes de violences. Les féministes obtiennent ainsi la « légitimité du terrain ». C’est en effet, par cette présence auprès des femmes que la connaissance des problèmes est approfondie, les argumentaires affinés et que les propositions alternatives portées par les militantes sont ajustées.

Le mouvement des femmes a développé une pratique du réseautage, qui malgré toutes les difficultés inhérentes à toute action de coalition dans un mouvement politique, constitue l’un des plus grands acquis des féministes marocaines. Le dernier regroupement « Printemps de l’Egalité » en est la plus belle preuve. Constitué avec la création de la Commission royale consultative chargée de la réforme du code de la famille, le « Printemps de l’Egalité » a permis une ample mobilisation, marquée par une approche innovante en matière de communication. L’ensemble a valu au mouvement une grande sympathie de la part de l’opinion publique.

Autre niveau d’action : celui du renforcement du pouvoir des femmes. Il s’agit ici de tout le travail mené en faveur des mères célibataires, en terme de réinsertion sociale, autour des actions génératrices de revenus, micro crédits, coopératives, etc. Cela inclut les programmes d’alphabétisation fonctionnelle, l’innovation en formation au leadership, etc.

Pour finir, il est nécessaire de s’attacher à changer les comportements et les attitudes. La promotion d’une culture de l’égalité est la plus grande des batailles et certainement la plus difficile. Les valeurs que les femmes défendent doivent être présentées, défendues auprès des jeunes, des hommes, des femmes pour qu’ils puissent se les approprier, les porter et les défendre avec le mouvement. C’est un complément indispensable à l’action dans le champ législatif.

Grâce aux « universités de printemps », aux sessions d’été, aux « écoles de la citoyenneté », les associations féminines contribuent à la transformation de la société. Tous les acteurs de la construction démocratique, les institutions et la société civile, ont une responsabilité en terme d’éducation à l’égalité. Aujourd’hui, ce sont les courants conservateurs qui encadrent les jeunes au travers des clubs culturels et autres structures. Mais comment les valeurs d’égalité, de liberté et de tolérance peuvent-elles être portées et défendues si ce nécessaire travail d’éducation n’est pas fait ?

Notes :

[1] Organisation féminine née dans les années 40

[2] le Maroc a pour la première fois de son histoire un gouvernement dirigé par un parti de gauche, l’Union Socialiste des Forces Populaires

[3] Le CSP, Code du Statut Personnel, a été promulguée en 1958

[4] Procédure dans l’ancien texte qui permettait à l’homme de répudier sa femme et de la reprendre sans l’avis de cette dernière