3 Question à Jean-Claude Ameisen

10  juillet 2005 | par Jean Claude Ameisen

Vous pensez que la démarche adéquate pour permettre un développement réel de la recherche dans notre pays serait de commencer par réserver le même traitement aux démarches de recherche dites fondamentales et appliquées. Et, en outre, de favoriser le développement d’une culture d’évaluation et de financement sur projets, fondée sur des critères d’originalité et de qualité. Estimez-vous que les recherches financées par l’Union européenne via les PCRD sont plutôt inspirées par une telle logique ? Sinon, à quelles dispositions ou orientations proposeriez-vous que ces financements-là soient dorénavant soumis ?

Depuis plus de vingt ans, les PCRD soutiennent le développement des coopérations entre chercheurs des différents pays européens, principalement dans des domaines de recherches dont on peut déjà percevoir d’éventuelles "applications" économiques ou sociales. Cette démarche, bien qu’indispensable, ne peut, à elle seule, suffire au développement durable d’une recherche européenne de qualité. Il y a plus de 130 ans, Louis Pasteur disait déjà : "non, mille fois non, il n’existe pas une catégorie de sciences auxquelles on puisse donner le nom de sciences appliquées. Il y a la science et les applications de la science, liées entre elles comme le fruit à l’arbre qui l’a porté". Sans dimension de remise en cause des connaissances et de projection dans l’inconnu, il n’y a plus de véritable recherche, et donc plus de fruits. Nous oublions souvent que la plupart des grandes retombées de la recherche - notre connaissance de l’univers et de nos origines, la découverte des gènes, l’informatique, les rayons X, la biologie moléculaire... - ne sont pas nées de démarches de recherche à visée d’applications, mais de bouleversements des connaissances. En 2000, la déclaration de Lisbonne affichait l’objectif de faire de l’Europe "une économie fondée sur la connaissance" : ne serait-ce pas, plus largement, "d’une société fondée sur la connaissance" qu’il nous faudrait rêver pour l’Europe ? Il faut favoriser le développement libre de la recherche dans ses deux dimensions dites "fondamentale" et "appliquée", sans céder à la tentation de prendre des raccourcis qui risquent de stériliser l’avenir. Depuis plus de dix ans, des chercheurs ont proposé la création d’un Conseil Européen de la Recherche qui financerait des projets sur les seuls critères d’excellence scientifique et d’originalité, sans être soumis à des préoccupations d’équilibre géopolitique, et sans le fonctionnement bureaucratique des PCRD et leur fréquent manque de rigueur et de transparence dans l’évaluation scientifique, souligné par beaucoup de chercheurs, dont de nombreux Prix Nobel. Il remplirait, à l’échelle européenne le rôle qu’ont aux Etats-Unis des institutions publiques comme la National Science Foundation, ou le National Institute of Health (NIH), ou, dans différents pays, des fondations telles que le Wellcome Trust, Human Frontier, ou le Howard Hugues Institute. Il permettrait non seulement de compléter à un niveau européen les actions des institutions de recherche nationales, mais pourrait aussi leur servir de modèle, en particulier en instaurant une culture d’évaluation trans-frontalière de la qualité des projets scientifiques. Sa mise en place devrait, enfin, être décidée dans les mois qui viennent.

La question d’un statut européen du chercheur est en train d’être envisagée. Dans cette perspective, quelles préconisations générales devraient, selon vous, être requises, ou bien quels écueils devraient-ils être évités ?

Au delà de la nature précise d’un tel statut, deux notions qui me paraissent importantes. D’abord, la dimension européenne devrait renforcer la prise de conscience de l’importance du chercheur et de ses projets, indépendamment de l’institution à laquelle il est rattaché. Une des priorités d’un Conseil Européen de la Recherche devrait être de faire un pari sur l’avenir : donner un statut européen aux jeunes chercheurs qui ont des projets de qualité, d’où qu’ils viennent et où qu’ils s’installent ; non seulement permettre leur mobilité, mais financer leurs projets et leur permettre de bâtir leur équipe. Aux PCRD de soutenir les "réseaux" et les "centres d’excellence" et de les mettre en place dans les pays qui en manquent ; au Conseil de soutenir "l’excellence" des chercheurs, et en particulier des plus jeunes. C’est ce que fait l’Inserm, en France, depuis quelques années avec la mise en place des "Projets Avenir". Une autre notion importante concerne la portée que nous souhaitons donner aux législations nationales dans un contexte européen. Un exemple : la loi de bioéthique française interdit - et punit de 7 ans de prison - les recherches sur le clonage "thérapeutique" de cellules embryonnaires humaines, recherches qui sont autorisées et soutenues en Grande Bretagne. Un chercheur français sera-t-il poursuivi dans notre pays s’il participe à de telles recherches en Europe ? Les divergences entre pays sont tout à fait justifiées, à mon sens, quand elles ont une dimension éthique. Mais il faudrait que nous ayons une réflexion sur les pratiques que nous considérons incompatibles avec la dignité humaine, quel que soit le pays où nos concitoyens les réaliseraient (l’exploitation sexuelle de mineurs par exemple), et sur celles que nous choisissons d’interdire dans notre pays, mais dont nous ne considérons pas qu’elles constituent intrinsèquement et en toute circonstance une atteinte inacceptable à la dignité humaine. Cette réflexion me paraît indispensable si nous voulons concilier en Europe un respect pour la diversité des valeurs et un respect pour des valeurs communes*. (*Ndlr : On lira avec bénéfice le passionnant article de Jean-Claude Ameisen intitulé "Avenir de la recherche : enjeux éthiques" (les Cahiers du MURS, n°44, 1er semestre 2005))

A votre avis, le niveau d’intervention de l’Union européenne est-il pertinent pour une initiative législative qui concernerait la mise à disposition publique de l’ensemble des résultats scientifiques produits dans ses pays membres ? Laquelle, et dans quel but ?

Je pense qu’il s’agit d’une question essentielle : c’est le partage des connaissances qui donne à la recherche sa dimension de bien public et sa valeur culturelle. Mais, comme dans d’autres domaines (la numérisation des bibliothèques, par exemple), il me semble qu’une initiative européenne devrait être conçue comme une contribution à un changement souhaitable au niveau mondial, et non comme une fin en soi. Il y a actuellement aux Etats-Unis une forme de révolution dans le domaine de l’accessibilité des résultats de la recherche, à laquelle il serait essentiel que l’Europe participe. Les Etats-Unis sont en train d’imposer que tous les résultats non publiés des recherches cliniques sur les effets des médicaments soient consultables en ligne, afin que médecins, chercheurs et associations de malades puissent en prendre connaissance. Il s’agit de recherches qui ont des implications immédiates et majeures en matière de santé. Mais toute recherche a des implications importantes qui concernent les connaissances, le développement des applications, ou des choix de société, et il serait souhaitable de réfléchir à l’extension de telles initiatives aux domaines de recherche dites plus "fondamentales". Une telle démarche pourrait accélérer le processus même de la recherche, et permettre une meilleure évaluation rétrospective du degré de lucidité et d’honnêteté intellectuelle des chercheurs. Un deuxième aspect du partage des connaissances fait aussi, aux Etats-Unis, l’objet d’initiatives nouvelles : il s’agit de l’accessibilité des résultats de la recherche publique publiés dans des revues scientifiques. En effet, ces résultats ne sont accessibles qu’en payant un abonnement (en général trop cher pour beaucoup d’associations de malades et la plupart des chercheurs des pays pauvres) aux revues scientifiques, qui sont souvent des entreprises privées à but lucratif. Le NIH a proposé une mise en ligne gratuite, 6 mois après leur publication, des résultats des recherches qu’il a financées. Une autre initiative originale prise par l’un des anciens directeurs du NIH a été la création de revues scientifiques de grande qualité, accessibles en ligne gratuitement, et dont les frais de publication sont payés par les chercheurs financés par les institutions de recherche des pays riches. Ces revues de biologie et de médecine ont été nommées PLOS, pour Public Library Of Science, c’est-à-dire Bibliothèque Publique de la Science. Cette initiative est en train de transformer en profondeur la politique de publication de la recherche, puisque Nature, la plus prestigieuse revue scientifique du monde, à but lucratif, vient de créer la première revue gratuite en ligne dont les bénéfices viendront non pas de la vente d’abonnements, mais d’un surcoût payé par les auteurs financés par des institutions des pays riches. Il s’agit, comme pour l’accessibilité des traitements anti-sida aux malades des pays pauvres, d’inventer des solutions nouvelles qui permettent de concilier le respect de la propriété intellectuelle et de l’initiative privée, quand elles favorisent l’innovation, et l’impératif d’accessibilité et de partage sans lequel la recherche nie les valeurs d’humanité qui la fondent.