Le changement de culture de l’écrit public

26  avril 2006 | par Michel Briand

La diffusion des outils numériques n’est pas qu’une question d’apprentissage de savoir faire technique, elle dépend fortement de nos modes de fonctionnement en société. Le passage d’une culture hiérarchique et descendante à une culture de l’écoute, de l’attention aux autres, des modes coopératifs, relève du temps long des changements humains. C’est une des leçons que nous tirons des initiatives d’écrits publics que nous avons développé à Brest. Ce temps long entre en collision avec la diffusion rapide des blogs, Webradios, vidéoblogs, sites de publication et wikis. Cette contradiction interpelle aujourd’hui responsables de collectivités et d’associations.

De l’accès public à l’écrit public accompagné

Á l’arrivée de l’Internet dans la société, l’accès public accompagné a rapidement diffusé en France, maillant les territoires de 3000 Points d’Accès Publics à Internet (PAPI) et autres espaces publics numériques. Malgré le retrait de l’État du financement de leur fonctionnement [1], le réseau reste vivant comme en témoigne le site de l’association Créatif.

Au début du réseau I3C « Internet Créatif Coopératif et Citoyen » nous avons été un certain nombre à croire en une rapide diffusion des pratiques de publication sur le Web. Les outils de publication dynamique tel SPIP , et un peu plus tard les blogs, ont ouvert l’écriture sur le Web aux personnes qui ne pratiquaient pas les codes du langage html ou les programmes d’éditions souvent coûteux.

Pourtant l’écriture publique sur le Web ne va pas de soi : oser écrire, être à l’aise avec l’ordinateur n’est pas donné à tout le monde. En l’absence de politique publique, les écarts entre groupes sociaux s’accroissent comme le confirment les études récentes de l’Union Européenne. Motivée par l’idée d’une expression ouverte aux associations, aux citoyens, d’une co-écriture qui ouvre les débats, la ville de Brest a mis en place un important accompagnement qui concerne plusieurs centaines de personnes et porte sur l’apprentissage des outils mais aussi de leurs usages, avec deux formations par mois au B-A-BA de l’écrit journalistique (écrire un titre, ce qu’est une brève, portrait croisé, interview).

Une réelle dynamique s’est mise en place, qui se traduit aujourd’hui par l’éclosion de plus de deux cent sites associatifs et de quartier. Un espace d’expression s’est ainsi ouvert qui s’accroît et de se diversifie. Des sites comme a-brest et brest-ouvert ,doublent leur fréquentation tous les ans, atteignant aujourd’hui 2500 visites par jour et 1000 abonnés au magazine hebdomadaire associé. L’hébergeur associatif « Infini » a quadruplé sa bande passante pour accueillir aujourd’hui 180 sites [2]

Dans le même temps, les formations sont passées de l’échelle de la ville à un accompagnement de proximité dans les quartiers qui porte ses fruits avec la multiplication des micro-initiatives : ainsi le journal « couleur quartier de Kérourien » donne naissance à un site qui croise expression des jeunes filles issues de l’immigration, échanges de recettes de cuisine, informations du club de gym du quartier. La rencontre « écrits écrans publics » qui s’est tenue en Février 2006 nous a donné à voir le beau résultat de cette politique d’accompagnement de l’écrit public avec un mélange foisonnant de sites coopératifs, vidéos, films, écrits, collectes de mémoires dans les quartiers...

L’écrit public crée du lien vit mais se diffuse lentement dans les collectivités

Ce bilan positif doit être nuancé par deux constats : Le nombre de rédacteurs s’est accru mais l’écriture reste difficile, les textes sont souvent sollicités pour être proposés. Rares sont les magazines qui fonctionnent avec un comité de rédaction effectif, c’est plutôt de l’écriture à plusieurs mains. Autre indice de difficulté, la tentative d’ouvrir une « place publique locale en ligne » associant la ville, l’association « Place publique » et le collectif des journaux de quartier a échoué. Le bilan tiré d’un an d’accompagnement fait apparaître que les personnes sont d’abord impliquées dans leur association et franchissent difficilement le pas proposé d’une écriture journalistique « citoyenne ».

Par ailleurs, les sites développés par la ville autour de l’appropriation sociale, de la participation et du projet éducatif local s’élargissent en participation et en lectorat chaque année, mais sans diffuser dans les autres services municipaux. Ecrire soi-même quand on est agent municipal, donner la possibilité aux autres agents de la collectivité d’écrire et de publier,donner à voir les documents, les compte-rendus, n’est pas dans la culture de la plupart des responsables de services et des élus. Ces derniers ont en effet une appréhension de la parole ouverte, d’un afflux de textes critiques. Pourtant nous avons découvert que sur des milliers d’articles publiés, à peine un pour cent fait problème aux animateurs du magazine local.

Derrière l’écrit public ce sont des questions de fond sur la participation, l’information donnée à voir et à débattre, l’écoute des paroles source de lien social et d’estime de soi qui sont en jeu. Un vaste sujet qui explique que les petits moyens d’une politique locale d’écrit public accompagné ne peuvent que produire des micro-changements qui pour l’instant ne sont pas repris dans d’autres villes, faute de culture partagée de coopération.

Pourtant, à côté de cette politique locale (ou absence de politique trop souvent), la multiplication des blogs (un lycéen sur deux), l’arrivée des médias radios et vidéo sur le Web, les wikis collaboratifs, participent sans attendre à cette transformation sociale induite par la diffusion des outils du numérique.

Á nous de faire que la politique ne reste pas en dehors de ces changements et participe à répondre au besoin de débat, d’écoute, de bien commun si souvent évoqué de crise en crise.

[1] Seul le réseau des espaces culture multimédia, ECM, bénéficie encore d soutien public.

[2] 80% de ces sites sont sous spip. Voir la ronde des sites coopératifs et le portail « d’Infini ».