Femmes dans l’entreprise, la mixité source d’innovation

26  novembre 2006 | par Annie Batlle

Quand on demande à une femme « est-ce que vous travaillez ? », il faut entendre, gagnez-vous de l’argent ? Si ce n’est pas le cas elle répond souvent presque honteusement : « non », même si elle élève quatre enfants, aide son mari dans sa boutique ou ses affaires, s’occupe de ses parents âgés, se lève tous les jours la première, éteint les derniers feux après avoir couru du matin au soir, sans connaître ni vacances ni jours fériés. Les femmes ont toujours été hyperactives mais sont entrées tardivement dans le monde du travail rémunéré, hormis les prostituées ou les femmes de service (dans le droit fil de leurs emplois millénaires). La répartition des rôles instaurée au départ et la privation d’éducation (cf. article FH) sont longtemps restées gravées dans le marbre. Les rares femmes dites de « tête » qui avaient eu la chance d’avoir pu étudier, n’en faisait pas commerce mais œuvre d’art ou d’influence. Dans la période pré-industrielle, les femmes ont travaillé très dur dans le cadre de la cellule familiale. Si elles n’étaient pas mariées elles étaient domestiques, servantes de ferme, apprenties. Si elles avaient un mari, elles l’aidaient, qu’il soit fermier ou artisan, comme le décrit Evelyne Serdjénian dans son livre « L’égalité des chances » (Editions d’Organisation). Dans les sociétés agricoles, elles accomplissaient - et accomplissent encore - près de la moitié du travail productif. Au 19ème siècle, sous le coup de l’industrialisation et de l’exode rural, 40% d’entre elles entrent à l’usine en qualité d’ouvrières. En 1911 le taux d’activité féminine est de 36%. Mais en 1962 on compte seulement 28% de femmes sur le marché du travail. Les femmes des classes moyennes redeviennent des ménagères à plein temps. On est en plein culte de la femme au foyer. Ne pas être « obligée de travailler » apparaît comme un luxe aux bourgeoises et un impératif social à leurs époux.

C’est au cours des 30 glorieuses, années de croissance et de consommation, que les filles commencent, en nombre, à faire des études poussées. Elles vont s’introduire en masse dans les entreprises à la fin des années 60, qui consacrent leur libération sexuelle (la pilule en 1967) et, en conséquence, la possibilité de choisir leur nombre d’enfants, ainsi que leur libération économique (elles n’ont plus besoin de l’autorisation de leur mari pour travailler depuis 1965). Simultanément, l’appétit pour la consommation se traduit par l’ambition des ménages de cumuler deux salaires alors que le progrès de l’électro ménager diminue les tâches domestiques. Et, poussées par la vague de la tertiarisation de l’économie, les choses vont assez vite, en comparaison avec les siècles voire les millénaires d’immobilisme. Aujourd’hui, les femmes composent 46% de la population active. Le taux d’activité des femmes de 29 ans à 45 ans est passé de 58 à 81% entre 1975 et 2003. 30% des cadres sont des femmes (taux de progression de 100 depuis 1990).

Une évolution, pas une révolution A tous les niveaux, la mixité est loin d’être acquise. Alors que chez les 25/35 ans, 68% des filles ont leur bac contre 54% des garçons, que 56% des étudiants à l’université sont des étudiantes (mais les savoirs restent toujours sexués : la Science aux garçons, les Lettres aux filles), 76% des employées sont des femmes. Elles comptent pour 80% des emplois à très bas salaires. 30% d’entre elles travaillent à temps partiel contre 5% des hommes. 11% de celles qui sont actives sont au chômage pour 8,8% des hommes.

Pour des raisons essentiellement démographiques (le papy boom et le baby gap), les femmes entrent dans des bastions classiquement masculins comme l’automobile, le BTP, les transports... Mais cela a le mérite de prouver qu’elles y réussissent aussi bien que les hommes, sinon mieux. D’après les premières observations, elles améliorent le climat et ont des taux d’absentéisme inférieurs à ceux de leurs collègues masculins. Reste qu’elles sont encore largement majoritaires dans les secteurs traditionnellement féminins. On trouve effectivement une majorité de femmes dans la santé (70%), le travail social (78,2%), l’éducation (65%). Et qu’elles y occupent surtout les emplois subalternes, les postes de responsabilité étant majoritairement tenus par de « grands patrons ». Les femmes sont d’autant plus présentes que les métiers sont moins qualifiés.

Plus les niveaux hiérarchiques sont élevés moins il y a de femmes. La nomination très médiatisée de certaines à la tête de grosses entreprises ne suffit pas à masquer le fait qu’on trouve seulement 7,5 % de femmes dans les CA, 5% dans les comités exécutifs. Elles représentent seulement 17 % des 300 000 dirigeants salariés en France, sachant qu’elles occupent essentiellement ces postes de responsabilité dans les petites entreprises, souvent familiales. Elles ne comptent que pour 30% des créateurs d’entreprises, très petites la plupart du temps. Mais le fait que leur présence devienne significative permet d’étudier leurs comportements et d’évaluer les transformations qu’elles opèrent dans les sociétés qu’elles dirigent ou qu’elles créent, comme nous l’avons fait dans « Le bal des dirigeantes » (Editions Eyrolles 2006). Nous y avons montré que la majorité d’entre elles (une majorité ne signifie pas la totalité) ont une relation différente au pouvoir, envisagé comme une possibilité d’agir plus que comme une source de prestige. Elles sont susceptibles d’humaniser l’entreprise car préoccupées des autres, moins obsédées par le profit à court terme, plus adeptes d’une croissance douce. En outre elles font la courte échelle aux autres femmes, contrairement à ce qui se raconte.

Le long combat pour l’égalité dans la différence L’égalité sera encore un long combat, mais beaucoup de facteurs favorables sont là qui permettent de l’espérer au-delà des facteurs démographiques. Les pouvoirs politiques ne peuvent plus freiner les aspirations de la moitié des électrices. Ils légifèrent pour lutter contre la discrimination. Les dirigeants d’entreprises ne peuvent plus continuer à ignorer celles qui constituent l’essentiel de leur clientèle. Ils commencent à mettre au point des dispositifs anti discrimination, dont des gestions individuelles de carrière (cf. interview d’Armelle Carminati).

De nombreux hommes souhaitent cette évolution. Collègues et patrons reconnaissent volontiers les compétences des femmes. Les pères des filles qu’ils ont encouragées à faire des études, ne supportent pas qu’elles soient discriminées en tant que fille. Les aspirations des jeunes hommes se rapprochent de celles des femmes en matière d’équilibre de vie. Ils n’ont plus envie de consacrer leur existence à des firmes susceptibles de les jeter du jour au lendemain. Ils rejoignent les femmes dans leurs démarches en faveur d’une nouvelle organisation du temps de travail, des horaires et des dynamiques de carrières.

Dans la société de l’information, la force physique n’est plus un avantage compétitif. La valeur vient de l’intelligence et du travail. Qui ose encore prétendre que les femmes sont moins intelligentes que les hommes ? Elles sont plus travailleuses (car elles doivent toujours « prouver »), plus concrètes et, désormais, moins complexées parce que conscientes de leur valeur. Il sera difficile de les renvoyer dans leur foyer et de continuer à les culpabiliser sur le fait d’avoir de l’ambition.

L’innovation tant recherchée aujourd’hui par les entreprises naît de la diversité, dont la mixité est un facteur important. Des études menées dans plusieurs pays montrent que les résultats des entreprises sont meilleurs lorsque les organes de direction sont mixtes. Les entreprises à domination masculine butent spectaculairement sur les limites de la pensée unique, du culte de la rationalité au seul service de la logique économique défendue arme au poing. Elles sont empêtrées dans de nombreuses contradictions. Nées pour durer, elles gèrent d’abord le court terme. Entièrement dépendantes des humains, elles les découragent au lieu d’en tirer le meilleur. En quête de ressources naturelles rares, elles les dilapident.

Les femmes ont une autre histoire, des responsabilités et des conditionnements différents. Elles ont donc un regard, des comportements autres. Ce n’est pas une question de biologie mais de culture. Evidemment certaines, en tant que dominées, miment les hommes pour se faire accepter mais cette attitude est de plus en plus rare. Ce ne sont pas des guerrières et leur éducation ne les a pas conditionnées à l’idée d’être des chefs. Evidemment cela peut changer mais aujourd’hui, parce qu’elles en ont une longue habitude, elles sont plus portées à gérer des compromis, créer des liens, maintenir un climat favorable à l’expression de chacun pour la paix du groupe. Elles ne sont pas mieux, ou moins bien, elles ne sont simplement pas les mêmes. Et on ne voit pas pourquoi l’égalité ne serait pas possible dans la différence, n’en déplaise à la Constitution des droits de l’homme, qui n’est visiblement pas celle des droits de la femme.

L’indépendance économique est indispensable aux femmes pour gagner leur indépendance tout court. Leur évolution dans les nouvelles configurations familiales, dont elles sont souvent devenues les responsables, les engage à obtenir rapidement l’égalité professionnelle. Leur choix ne se réduit plus à travailler ou pas, mais à travailler moins ou plus.

Si on ne veut pas s’en remettre seulement « au cours naturel » qui risque d’être lent, ce choix passe, croyons nous, par des mesures volontaristes publiques et privées, type quotas, parité, comme en Norvège et en Espagne, au moins pendant une période. Nombre de femmes, notamment les moins jeunes qui ont ramé pour imposer leurs compétences, sont contre. « Nous ne voulons pas être assimilées à des quotas mais jugées sur nos qualité » disent-elles. Ce à quoi d’autres répondent, à l’instar de Antoinette Butumubwira, la charismatique ministre des affaires du Burundi, où la parité est en vigueur depuis les accords de paix : « je suis un quota, ai-je l’air stupide ? ». Et si parité et quotas envoyaient quelques femmes à des postes immérités, ne serait-ce pas le signe le plus sûr d’une égalité émergente avec les hommes ?