Vers une autre politique de recherche européenne

11  juillet 2005 | par Claudia Neubauer, Christophe Bonneuil

Le "European Science Social Forum" est une alliance d’ONG et de personnes souhaitant réorienter la politique européenne de recherche au service d’une société solidaire, soutenable et juste. Ce réseau a été lancé après les forums sociaux européens de Paris et de Londres par des ONG telles Greenpeace, la Fondation Sciences Citoyennes, l’International Network of Engineers and Scientists, Genewatch, etc. Alors que la commission préparait le 7e "programme cadre de recherche et développement" (PCRD) pour 2007-2013, l’ ESSF a lancé en février 2005 une pétition intitulée "Le 7ème PCRD - vers un partenariat réel avec la société ?" L’appel est signé aujourd’hui par plus de 40 ONG et de 400 scientifiques et citoyens de 31 pays.

Le 6 avril, la commission rendait public son projet de 7e PCRD. Dans ce texte les termes "compétitivité", "industrie", "business" ou "économie" apparaissent 165 fois, tandis que les termes "démocratie", "dialogue", "société civile" ou "citoyens" 19 fois. Polarisées par l’agenda de Lisbonne et une vision étroite de la richesse et la compétitivité, il s’agit de créer un marché européen de la recherche et de mettre celle-ci au service des entreprises. Tant par les types d’outils que par les formes de valorisation (le brevet plutôt que l’open acces) et les thématiques priorisées, ce projet privilégie les intérêts industriels et un développement peu soutenable. La vision du futur sous-tendue par les priorités actuelles du 7ème PCRD est celle d’une société conduite par la techno-science et le marché plutôt qu’une politique publique de recherche visant à construire des biens publics (connaissance ouverte, innovation mutualiste et non propriétaire, appui à l’expertise et la décision publique...), à mobiliser et catalyser les dynamiques sociétales de production de savoirs et d’innovation en offrant un accès à la recherche aux acteurs à buts non lucratifs de la société civile, et à répondre aux enjeux de solidarité et de développement durable en Europe et dans le monde. Sur un budget total de 73 milliards d’€, les NTIC viennent en tête avec 12,76 milliards d’€ sans qu’une stratégie d’appui au logiciel libre et aux biens publics numériques ne soit affichée. Les nanotechnologies représentent 4,86 milliards d’€ sans qu’un effort de recherche sur les risques et les impacts sociétaux ne soit fait. Dans le domaine "alimentation, agriculture et biotechnologie"(2,47 milliards), les biotechnologies ne laisseront que des miettes aux recherches pour les agricultures durables, bio et paysannes. En matière de santé (8,37 milliards), les biotechnologies et la génomique se tailleront encore la part du lion au détriment des recherche en santé environnementale et des projets d’éducation à la santé, dont l’efficacité sur le bien être et la santé seraient sans doute supérieurs. En matière énergétique, le nucléaire via EURATOM absorbe plus de budget que toutes les autres énergies réunies (3,1 milliards contre 2,9), ce qui une fois l’hydrogène et les énergies fossiles retranchées ne laissent que des budgets insuffisants aux énergies renouvelables. Enfin, s’il est prévu 3,99 milliards pour les recherches spatiales et de sécurité (on se demande du lien avec la recherche militaire), les sciences sociales, économiques et humaines se contenteront de 0,8 milliard.

A l’opposé de ces priorités de la commission, l’ESSF propose de mettre les priorités de recherche sur les énergies renouvelables, et l’efficacité énergétique, la prévention et résolution non violente des conflits, l’étude des moyens de réduire les discriminations raciales et de genre, l’étude des mécanismes pour atteindre les objectifs de santé publique et environnementale, la recherche pour l’agriculture durable et biologique et les filières courtes, la conservation du sol, la préservation de l’eau, la consommation durable et les transformations des styles de vie, la compréhension des impacts environnementaux et sociaux du changement climatique et des pollutions ; etc. Il s’agit aussi d’inventer de nouveaux outils juridiques pour la connaissance et l’innovation comme biens communs (alternative aux brevets) et pour construire les biens communs de l’information et du numérique (incitation des chercheurs à publier dans des revues numériques libres “public library”, etc.).

Dans une société de la connaissance où les mouvements citoyens, et non plus seulement les institutions de recherche publique ou privé spécialisées, contribuent à la production de savoirs et d’innovation qui font la richesse de nos sociétés, il est temps aussi d’inventer des outils de financement des recherches associant ONG et laboratoires de recherche publique. Il suffirait de créer pour les ONG un outil équivalent à ceux mis en place pour les PME. Il convient aussi d’associer les citoyens, et non seulement les lobbies industriels ou les chercheurs, à la définition des priorités et des outils de recherche européens. La citoyenneté aujourd’hui suppose non seulement d’avoir accès aux connaissances (culture scientifique et technique), mais d’avoir accès à la production des connaissances et de participer à la définition des besoins de connaissances dans le cadre d’un projet de société européenne. Des mécanismes démocratiques sont à inventer pour cela. L’ESSF va maintenant faire un travail précis de proposition d’amendements et de propositions en direction de la commission et des députés européens, qui discuteront le projet à l’automne. Parce que l’Europe mérite une autre politique de recherche.