Lectures : notre avenir en question

25  mai 2007 | par Jean Zin

La guerre a eu lieu, Maurice Merleau-Ponty (1945)- Le temps de la fin, Günther Anders (1960) - Où va le monde ?, Edgar Morin (1981) - Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ?, Jean Baudrillard (2007) - La Réification, Petit traité de Théorie critique, Axel Honneth (2007)

C’est une plongée dans les livres qui viennent de paraître à laquelle je vous convie, plongée souvent utile pour explorer les questions du temps et qui parfois fait sens, parfois beaucoup de sens...

La conjonction d’un certain nombre de rééditions en petit format, en particulier les carnets de l’Herne, donne effectivement un éclairage singulier sur notre moment historique, témoignant à la fois de notre désorientation devant l’avenir et du besoin d’un retour critique sur notre passé, hanté par la disparition du communisme et de l’espoir d’un avenir radieux. C’est un retour dépourvu de toute nostalgie et qui témoigne que nous vivons un temps de ruptures et de révolutions, mais qui est plein de pièges aussi et d’une certaine délectation morose dont Edgar Morin tentait déjà en 1981 de se défaire, avec une grande lucidité.

Les réflexions de Maurice Merleau-Ponty sur la guerre, qui viennent aussi d’être rééditées en petite plaquette, complètent le tableau fort à propos, ainsi que la toute récente reprise par Axel Honneth du concept de réification, permettant d’ouvrir une voie peut-être, entre conscience de soi, dans toutes nos faiblesses, et reconnaissance mutuelle. L’ensemble de ces lectures laissent entrevoir, dans le secret de leur rencontre, le maigre espoir de retrouver un avenir malgré tout, "sortir du XXème siècle" enfin et redevenir responsables de nos actes, en passant de l’historie subie à l’histoire conçue.

Le coupable idéal

La guerre a eu lieu, Maurice Merleau-Ponty, Champ social, 1945

    La guerre a eu lieu, celle de Troie comme toutes les autres, et elle ne cesse en vérité de se produire. La guerre ne s’oppose pas seulement à la paix, elle est déjà en germe dans notre existence quotidienne, elle y apparaît comme le signe de l’impuissance à se confronter à la concrétude et la multiplicité du réel. Le présent de toutes les guerres est toujours notre absence de présence à ce que nous pensons réellement. Yannick Breton

Pour commencer, ce rappel, qui nous vient d’un temps si ancien qu’on en avait perdu la mémoire, malgré toutes les commémorations répétées comme machinalement. Rappel de la guerre. La guerre ? Qu’est-ce donc ? Nous ne l’avons pas connu sinon dans les films, à la télé ou dans les livres d’histoire mais si loin de nous... Possible tant d’horreurs ? Cela n’est pas de nous et ne se reproduira plus ! La guerre n’aura pas lieu, on l’a cru, on l’a écrit. Et pourtant, la guerre est revenue encore plus cruelle, encore plus barbare.

Voilà ce que voudrait rappeler Maurice Merleau-Ponty à certains humanismes un peu trop béat et surtout aux naïvetés de l’individualisme. Cet aveuglement devant le poids du collectif et de l’histoire ainsi que devant l’évidence de menaces bien réelles, n’est donc pas chose nouvelle, on a pu éprouver à quel point il participait au désastre, à quel point cette trop bonne conscience mène au pire ! Il n’y a pas tellement de coupables, bouc émissaires trop faciles, mais tous étaient complices, complices de mensonges qui font des guerres comme des sortes de jugements de Dieu pour départager le vrai du faux...

La question est cognitive, collective, historique mais c’est bien l’idéal qui nous rend coupables et nous aveugle, c’est notre narcissisme collectif qui nous illusionne sur les autres comme sur nous-mêmes en nous faisant croire à notre liberté individuelle et souveraine, à notre merveilleuse intelligence et notre prétendue si haute moralité !

    Nous avions secrètement résolu d’ignorer la violence et le malheur comme éléments de l’histoire, parce que nous vivions dans un pays trop heureux et trop faible pour les envisager. Nous méfier des faits, c’était même devenu un devoir pour nous. On nous avait appris que les guerres naissent de malentendus qui peuvent être dissipés et de hasards qui peuvent être conjurés à force de patience et de courage (...) On nous invitait à révoquer en doute l’histoire déjà faite, à retrouver le moment où la guerre de Troie pouvait encore n’avoir pas lieu et où la liberté pouvait encore, d’un seul geste, faire éclater les fatalités extérieures. 19-20

    Nous habitions un certain lieu de paix, d’expérience et de liberté, formé par une réunion de circonstances exceptionnelles, et nous ne savions pas que ce fut là un sol à défendre, nous pensions que c’était le lot naturel des hommes (...) Habitués depuis notre enfance à manier la liberté et à vivre une vie personnelle, comment aurions-nous su que c’étaient là des acquisitions difficiles, comment aurions-nous appris à engager notre liberté pour la conserver ? Nous étions des consciences nues en face du monde. Comment aurions-nous su que cet individualisme et cet universalisme avaient leur place sur la carte ? (...) Nous ne savions pas que c’était là vivre en paix, vivre en France, et dans un certain Etat du monde. 21-22

    C’est ainsi que l’histoire sollicite et détourne les individus, c’est ainsi qu’à voir les choses de près on ne trouve nulle part des coupables et partout des complices, c’est ainsi que nous avons tous notre part dans l’événement de 1939. 25

    Or dans ce combat,il ne nous était plus permis de rester neutres. Pour la première fois, nous étions amenés non seulement à constater, mais encore à assumer la vie de société (...) Avant la guerre, la politique nous paraissait impensable (...) Dans la perspective de la conscience, la politique est impossible. 34-35

    Nous avons été amenés à assumer et à considérer comme nôtres non seulement nos intentions, le sens que nos actes ont pour nous, mais encore les conséquences de ces actes au dehors, les sens qu’ils prennent dans un certain contexte historique. 35-36

    En somme, nous avons appris l’histoire et nous prétendons qu’il ne faut pas l’oublier. 50

    Assurément, et c’est là que nous voulions en venir, ces cinq années ne nous ont pas appris à trouver mauvais ce que nous jugions bon (...) Nous n’avions pas tort, en 1939, de vouloir la liberté, la vérité, le bonheur, des rapports transparents entre les hommes, et nous ne renonçons pas à l’humanisme. La guerre et l’occupation nous ont seulement appris que les valeurs restent nominales, et ne valent pas même, sans une infrastructure économique et politique qui les fasse entrer dans l’existence - davantage : que les valeurs ne sont rien, dans l’histoire concrète, qu’une autre manière de désigner les relations entre les hommes telles qu’elles s’établissent selon le mode de leur travail, de leurs amours, de leurs espoirs, et, en un mot, de leur coexistence. Il ne s’agit pas de renoncer à nos valeurs de 1939, mais de les accomplir. 54-55

    Nous n’aurons à cacher aucune vérité si nous disons toutes les autres. 56

Le spectacle de la fin

Le temps de la fin, Günther Anders, Carnets de l’Herne, 1960

    Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire. Baudelaire, Fusées

C’est une toute autre leçon que Günther Anders tire de la guerre, d’une guerre qui n’aura plus de fin à cause de la menace d’anéantissement qui pèse désormais sur nous avec la guerre atomique. La présence constante de la menace nucléaire suffit à nous priver d’avenir et nous faire habiter un monde déjà disparu, en suspens du moins, redoublant le sentiment angoissant de la disparition de l’existence que Heidegger appelait l’être-pour-la-mort.

On voit que c’est un peu le contraire de Merleau-Ponty rescapé d’une terrible nuit de l’esprit et qui s’éveille à un jour nouveau. On est bien plutôt dans une certaine fascination de la fin du monde qui donne une valeur d’autant plus grande à la vie qu’elle est promise à une disparition prochaine ! "Nous ne vivons pas dans une époque mais dans un délai", délai qui nous sépare de la fin. Ce qui se veut une transformation radicale de notre humanité n’est pourtant pas chose nouvelle, rejoignant les attentes eschatologiques des premiers chrétiens et d’une fin des temps que Agamben évoquait si bien dans "Le temps qu’il reste". On nous dit que cette fin dépend de nous mais c’est plutôt ce qui nous prive irrémédiablement d’avenir et nous condamne à l’impuissance.

Il n’en reste pas moins que la fin du monde est devenue possible comme horizon de notre action et que nous devons faire face à cette menace nucléaire, tout comme aux autres menaces qui pèsent sur nous à cause de notre puissance démesurée. Que ce risque nous semble moins important qu’à l’époque d’Hiroshima est sans doute trompeur car c’est maintenant que la prolifération rend le déclenchement du feu nucléaire de plus en plus probable et que notre aveuglement est le plus irresponsable. Il nous faut vivre avec ce risque comme nous vivons déjà avec la présence constante d’une mort toujours possible à chaque jour qui passe mais, cette fois, à un tout autre niveau puisque c’est désormais le "passage du genre des mortels au genre mortel" avec la possibilité réelle (sans être forcément probable) de la disparition de l’espèce.

    La possibilité de notre anéantissement définitif est, même si celui-ci n’a finalement jamais lieu, l’anéantissement définitif de nos possibilités.

    Notre existence a toujours été éphémère mais, aujourd’hui, nous sommes devenus éphémères au carré : nous sommes devenus des "intermezzi à l’intérieur d’un intermezzo". 18

    Il appartiendra à l’essence de la totalité de l’Histoire qui a eu lieu (...) que personne ne se rappellera d’elle et ne pourra la transmettre à la postérité (...) nous sommes la première génération des derniers hommes. 20

    Celui qui écarte la proposition "l’étant est" comme une tautologie ne peut pas refuser sens et contenu à la proposition "l’étant est encore". Autrement dit : la différence entre étant et être ne gagne une évidente légitimité qu’au moment où le non-être de l’étant apparaît à l’horizon comme une éventualité. 25

    Le temps de la fin dans lequel nous vivons désormais est notre oeuvre. Et la fin des temps, si elle arrivait, serait, elle aussi, notre oeuvre. 28

    La frontière entre coupables et victimes est étrangement floue. 34

    Parmi nos contemporains, je n’en connais que très peu dont la peur face à la possible apocalypse égale celle que leur inspirent des dangers aussi puériles que, par exemple, celui de perdre leur prestige. 54

    Nous vivons dans une époque dans laquelle il y a des mains propres en masse : l’inflation d’hommes pleins de bonne volonté est considérable. Nous allons périr noyés sous un déluge d’innocence. 60

    Nous pouvons toujours produire des instruments à travers le fonctionnement desquels nous nous rendons superflus, nous nous éliminons, nous nous "liquidons". Peu importe que cet objectif ne soit toujours qu’approximativement atteint. Ce qui compte, c’est la tendance. Et sa devise est précisément : "Sans nous". 71

    Il est inutile de souligner que le mot de "catastrophe naturelle" qui doit contribuer à effacer toute responsabilité morale est un pur flatus vocis. Car, c’est précisément dans le fait que nous cherchions à donner à notre crime la forme d’une catastrophe naturelle que consiste notre crime. 76-77

    On ne peut employer aujourd’hui l’expression "notre temps" pour désigner "notre époque". A moins que nous ne déterminions notre époque comme ce "temps" qui est en permanence en danger de prendre fin et d’entraîner le temps avec lui. A moins que nous le déterminions, théologiquement parlant, comme le temps de la fin. 82-83

    Parmi les centaines de terribles simplifications que contient notre passé, il n’y en a aucune qui nous remplisse après coup d’une telle horreur que la formule "Peace in our Time" qui a été forgée peu avant que n’éclate la dernière guerre. 79-80

L’avenir perdu

Où va le monde ?, Edgar Morin, Carnets de l’Herne, 1981

Au niveau éditorial, le plus significatif ici, c’est sans doute moins le texte d’Edgar Morin lui-même, d’une lucidité exemplaire, que la reprise qui est faite de cette question "où va le monde ?" comme si c’était quelque chose qui ne dépendait pas de nous, expression de cette incompréhension d’un mouvement de l’histoire sur lequel nous semblons avoir perdu toute prise. L’intérêt de cet extrait du livre "Pour sortir du XXè siècle" est malgré tout de nous fournir des points de discussions de l’impasse où nous nous sommes mis : "Tout dans ce monde est en crise" (p51) alors que l’avenir n’a jamais été aussi incertain. En effet, si Edgar Morin tente bien de surmonter l’impuissance à laquelle nous condamne la complexité du réel, l’équilibre de la terreur et la fin des utopies, il ne peut éviter un saut improbable vers un volontarisme problématique, avec une foi renouvelée dans la transformation du monde comme de soi-même qui semble bien idéalisée. Ce volontarisme est de l’ordre du pari le plus désespéré, dans une sorte de schizophrénie entre le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme d’une volonté un peu trop dépourvue de dialectique peut-être dans sa confrontation aux dures réalités. Certes, la question est bien celle de la volonté et du désir, non pas tant "où va le monde ?" mais "où nous voulons aller". Seulement, nous ne pouvons vouloir aller tellement au-delà de notre temps, au-delà de ce que nous sommes déjà devenus, au-delà des transformations déjà effectives dans le travail, la technique et les échanges à l’ère de l’information où tout a déjà changé sans que rien ne change jusqu’ici dans nos institutions comme dans nos rapports sociaux ! C’est bien plutôt ce retard douloureux sur notre propre temps qui appelle avec insistance une révolution à venir et non une sorte de sursaut moral.

Comment retrouver un avenir pourtant dans un monde si incertain ? Comment croire encore pouvoir changer le monde quand on a vu à quelles extrémités des idéologies trop sûres d’elles-mêmes pouvaient nous conduire ? Comment croire encore au progrès dont on connaît maintenant le négatif ? Passer de l’histoire subie à l’histoire conçue n’est pas retomber dans les mêmes travers, ce n’est pas faire ce que l’on veut, céder à tous nos caprices les plus arbitraires, encore moins laisser faire passivement mais c’est devenir responsables des conséquences de nos actes tout au contraire, faire ce qu’on doit faire, ce que notre situation exige. Il ne s’agit au fond que de s’adapter aux nouvelles forces productives immatérielles tout comme aux contraintes matérielles écologiques. Bien sûr il ne suffit pas de se vouloir écologiste, décidé à prendre soin de nos conditions vitales. Il y aura encore bien des conflits idéologiques à surmonter pour s’accorder sur ce qu’il faut faire ! Afin de ne pas perdre toute prise sur notre avenir, on sait du moins qu’il ne faudrait pas trop s’illusionner sur nos marges de manoeuvre alors qu’on ne peut qu’épouser avec plus ou moins de bonheur les transformations en cours, seule façon d’avoir une chance de les orienter à notre profit. Pour se réapproprier notre avenir, il faut se réconcilier avec notre monde et avec ce que nous sommes vraiment. Ainsi, la révolution dont je défends la nécessité n’est absolument pas un extrémisme, encore moins une utopie, ce n’est rien que l’adaptation des institutions aux transformations déjà effectives de la société et de l’économie. Il n’y aura jamais, non, de renaissance d’une humanité régénérée et purifiée de tout mal même si nous connaîtrons bien d’autres printemps des peuples ! On doit se réclamer de la tradition révolutionnaire et de ses aspirations généreuses mais pas sans critiquer aussi ses trop grandes espérances. La seule issue, c’est la clairvoyance sur nos faiblesses, c’est l’indispensable pardon de nos fautes (p94) constituant la condition préalable pour essayer de conserver ce qui nous reste, préserver notre avenir, faire au mieux plutôt que de rêver à quelque paradis terrestre...

Edgar Morin ne dit pas autre chose et pourtant il maintient la nécessité d’une transformation radicale qui semble bien illusoire et l’espoir invraisemblable d’une toute autre humanité sous prétexte que ce serait la seule façon d’éviter l’auto-destruction. Si la sauvegarde de l’avenir exige de tels bouleversements, la partie est perdue d’avance. Sinon, il faudrait relativiser un peu plus les risques encourus et l’asservissement ou l’abêtissement supposés généralisés, tout autant que les vertus supposées d’un monde réconcilié comme nous le serions avec nous-mêmes ! Le plus difficile est d’oser regarder la réalité dans ses deux faces, aussi bien positive que négative. Ainsi la confiance dans l’auto-organisation m’a toujours semblé un peu trop excessive et ne tenant pas assez compte de la réalité, des différentes temporalités et des capacités de mémoire ou d’apprentissage collectif. Non que la place de l’auto-organisation ne soit pas primordiale mais la "sélection naturelle" corrige immanquablement cette auto-organisation qu’elle canalise et contraint au cours du temps en fonction de l’expérience accumulée. Cette épreuve des faits finit toujours par la doter d’une organisation solide où l’auto-organisation garde un rôle adaptatif d’autant plus grand que toutes sortes de régulations et de procédures en garantissent l’efficacité. On ne repart jamais à zéro. Certes, les horreurs du totalitarisme ont suffit à justifier le rejet de l’Etat comme de toute organisation hiérarchique dans notre époque post-totalitaire, mais toute négation est partielle et il ne faut pas se précipiter pour autant à faire de l’auto-organisation une solution miracle. La réalité est toujours plus complexe et imbriquée. Nous habitons dans la contradiction, inévitablement. On a besoin à la fois d’analyse et de synthèse, d’organisation et d’autonomie, de pouvoir et de contre-pouvoirs, de l’Etat comme du marché, l’un se corrigeant par l’autre. Tout ce qu’on peut faire c’est entrer dans cette dialectique de l’organisation et de l’autonomie en se réglant sur le résultat effectif (le feedback) pour ajuster notre action sans trop d’idées préconçues.

Ce n’est certes pas très loin de ce que dit effectivement Edgar Morin mais le facteur temps est ici primordial. Inutile de vouloir tout changer d’un seul coup d’un seul, par cristallisation soudaine (ou percolation), le retard que nous avons sur notre propre actualité montre que malgré leurs fortes interdépendances les différentes sphères ne sont pas absolument synchronisées, ce qui exigerait des conjonctions fort peu plausibles. Il y a du jeu entre la réalité sociale et ses institutions. C’est là que l’initiative individuelle peut s’immiscer pour rattraper son retard, instituer de nouvelles fondations plus ou moins pertinentes et qui pourront éventuellement passer ensuite à un stade supérieur. En apportant ces quelques nuances, qui sont loin d’être négligeables, il semble bien qu’on puisse éviter les apories d’une révolution sur tous les fronts à la fois, ce qui pouvait apparaître par trop impossible. Du moins, c’est une proposition à examiner. En tout cas, si l’on peut avoir trop souvent l’impression que l’esprit se renie avec la force infinie de l’esprit et que tout semble perdu, l’histoire n’est pas finie et la vieille taupe creuse toujours...

    Le passé est construit à partir du présent, qui sélectionne ce qui, à ses yeux, est historique, c’est-à-dire précisément ce qui, dans le passé, s’est développé pour produire le présent. La rétrospective fait ainsi sans cesse - et en toute sécurité - de la prospective. 13

    D’ores et déjà, la technique permet l’anéantissement de l’humanité, alors que ses promesses bienfaisantes et émancipatrices se diluent ou s’estompent aux horizons. 45

    C’est également dans leur progrès même que les sciences comportent des régressions. Ces régressions sont celles-là mêmes qui permettent l’arrogance de la pensée technobureaucratique. Le développement hyperdisciplinaire des sciences rend aveugle à ce qui tombe entre les disciplines, et qui est l’essentiel. Tandis que la formalisation et la quantification ignorent les êtres et les existants, qui deviennent par là même invisibles et font place à des chiffres, des formules, des idéalités, c’est la vie qui tombe dans les trous entre les disciplines biologiques, c’est l’homme qui tombe dans les trous entre les disciplines des sciences humaines. C’est le sujet qui, depuis longtemps disparu de toutes sciences, est considéré comme pur fantasme, ce qui constitue le délire le plus subjectif qui se puisse concevoir. 45-46

    Il n’est pas absolument certain, il n’est que probable, que notre civilisation aille vers l’autodestruction, et, s’il y a autodestruction, le rôle de la politique, de la science, de la technologie et de l’idéologie sera capital, alors que la politique, la science, la technologie, l’idéologie, s’il y avait prise de conscience, pourraient nous sauver du désastre et transformer les conditions du problème. 48

    J’ai renvoyé et dissipé aux horizons l’idée de Révolution conçue comme solution finale ou "fin de l’histoire", mais je n’ai pas cessé de reconnaître la profondeur et la "vérité" des aspirations révolutionnaires de ce siècle. De plus, le processus d’autodestruction de la civilisation et de l’humanité ne saurait être stoppé par les remèdes issus des sources techno-bureaucratico-étatiques du mal. La crise de la culture, comme la crise de la guerre, nous incitent à une transformation profonde dans la relation individu/individu, individu/société, société/humanité. 74

    Le mot de "révolution" doit être complètement repensé. La nouvelle idée de révolution n’est ni de promesse ni d’achèvement. Ce n’est plus le mot-solution, c’est le mot-problème. 75

    La réalité sociale, nous l’avons vu et répété, est multidimensionnelle et la dialectique entre les différents facteurs qui la constituent forme des boucles d’inter-rétroactions, sans qu’un facteur puisse déterminer ou contrôler les autres. C’est dire que le mot "révolution" doit signifier dans son principe même un changement multidimensionnel, une métamorphose, où chaque changement local ou sectoriel serait nécessaire au changement général, lequel en même temps serait nécessaire au changement local et sectoriel. Les changements de structure sociale, de structure économique, de structure culturelle, de structure mentale, tout en étant chacun irréductible à l’autre, sont irréductiblement liés dans la perspective de la révolution d’ensemble. 76-77

    C’est dire l’énormité du problème, c’est-à-dire le fantastique progrès, la fabuleuse métamorphose qui seraient nécessaires pour que nous sortions de l’âge de fer planétaire ! 78

    Dès lors, il est vrai qu’une telle révolution semble logiquement et pratiquement impossible. 79

    Certes, la possibilité de la "nouvelle naissance" révolutionnaire de l’humanité demeure une possibilité très improbable, et la probabilité continue à se situer du côté de la régression et de la mort. 80

    L’extrême développement technique permet à la fois la genèse de l’humanité planétaire, c’est-à-dire ce nouvel âge de fer, et sa destruction apocalyptique. C’est dire que nous devons être prêts à désespérer et à espérer. D’une part, la fin de l’humanité est peut-être proche. D’autre part, une nouvelle naissance de l’humanité est possible. Le désabusement radical à l’égard du salut historique ne doit pas pour autant chasser l’idée qu’une transformation radicale est possible et nous fait besoin. 82

    Beaucoup croient que nous avons tout perdu en perdant nos illusions. Au contraire, nous avons fait une acquisition prodigieuse en perdant nos erreurs, celle de la prise de conscience nécessaire et peut-être, dans le jeu de la vérité et de l’erreur, salutaire. Nous avons perdu la promesse du progrès, mais c’est un très grand progrès, enfin, de découvrir que le progrès était un mythe. 83

    Plus s’avance la mort, plus s’avance le problème du changement nécessaire pour sauver la vie. Ici réapparaît l’idée de Révolution, c’est-à-dire d’une transformation radicale qui affecterait à la fois l’individu, les relations interindividuelles, l’organisation sociale des Nations-Etats, et qui ferait émerger l’Humanité en tant qu’humanité. Mais cette nouvelle idée de Révolution doit être purgée de tout salut, sinon celui du sauvetage de l’aventure humaine. 97

    L’idée de fondations est une idée clé pour notre fin de siècle et l’aube du troisième millénaire. Elle contient en elle à la fois la volonté de sauvegarder ce qu’il faut sauver dans la régression généralisée qui menace, et la volonté de faire germer ce qui pourrait permettre enfin une progression décisive dans le devenir de l’humanité. "L’idée de fondations est ce qui permet de conserver non seulement le passé, mais surtout le futur". 99

La disparition du monde

Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ?, Jean Baudrillard, Carnets de l’Herne, 2007

    La fin elle-même a disparu... 45

Je n’ai pas autant d’estime pour Jean Baudrillard qui a toujours fait preuve de trop de complaisances, mais dans ce qui est l’un de ses derniers textes, c’est sa propre disparition qu’il semble mettre en scène avec celle du monde et du sujet. On est très proche de Günther Anders, cité nommément ici, avec le thème d’une disparition active de l’humanité, d’un "art de la disparition" illustré joliment par la photographie avec son sujet absent derrière l’objectif... C’est un monde de voyeurs, de spectateurs passifs qui ne font qu’accompagner de leurs maugréements le désastre auquel ils participent. C’est un monde dépourvu complètement de dialectique aussi, malgré les apparences, et c’est cette absence de dialogue avec le réel qui fait croire à la disparition de tout dialogue et qui fait que le réel se dérobe sous nos pieds. Certes l’image est belle du sourire du chat qui reste en l’air quand le chat a disparu, et il paraît bien terrifiant ce jugement de Dieu qui persiste dans un monde sans Dieu mais le monde réel ne s’est pas évanoui dans le monde virtuel ni le monde du vivant dans celui de la technique.

On peut tout-à-fait soutenir bien au contraire qu’on ne sort pas de la réalité mais de l’illusion, d’une croyance trop naïve dans une réalité dotée de vertus quelque peu magiques ! En fait, et bien loin de la dénonciation par Guy Debord de la "Société du Spectacle" comme rapports sociaux, ce qui se manifeste dans ce criticisme qui réduit tout à néant, ce n’est rien que la nostalgie d’une présence maternelle et d’un réel sans question, d’une pure apparence qu’on pouvait prendre pour la vérité vraie. On est là dans le malentendu le plus complet, celui où Matrix a sombré après un beau début. La réalité perdue c’est d’abord celle qui précède tout langage. Certes, on ne peut nier que le langage nous éloigne de la présence en nommant l’absence, et la mère est bien sûr toujours perdue, mais ce n’est pas d’hier et il y a tant de temps qu’on nous annonce la fin des temps, la fin de l’homme, la perte de l’esprit, de toute moralité et de la vérité même ! Ne voit-on pas que c’est une perte originelle, le combat toujours déjà perdu et dont toujours on doit se relèver ! Tocqueville, Kojève, Arendt se sont laissés aller à ces vaines nostalgies et ces craintes excessives. La bêtise est toujours triomphante et l’intelligence rare, soit ! Le sujet disparaît sans cesse dans l’objectivité de la science ou de la technique mais il résiste pourtant et s’impose avec insistance au sujet qui le renie. Toute objectivité a beau avoir sa part subjective, cela ne veut pas dire qu’il n’y aurait plus rien d’objectif car il y a bien une objectivité du sujet qui se manifeste dans la rencontre de l’autre comme dans la confrontation au réel.

    En se représentant les choses, en les nommant, en les conceptualisant, l’homme les fait exister et en même temps les précipite vers leur perte, subtilement les détache de leur réalité brute. 11

    Au commencement était le Verbe. C’est seulement après qu’est venu le Silence. 45

L’erreur d’Anders comme de Baudrillard c’est de ne pas comprendre que les machines nous délivrent de tout ce qui est mécanique, ce qui n’est pas nous rendre superflus mais donne de plus en plus de valeur à tout ce qui constitue notre humanité au contraire (notre subjectivité, notre inventivité, nos émotions, nos capacités relationnelles). C’est surtout se méprendre sur le monde qui disparaît, sur sa dureté, sa bêtise, ses fausses croyances alors que nous sortons d’une nuit profonde, d’un esprit ensorcelé par des croyances fantastiques et que nous allons vers le surhumain bien plutôt qu’un retour vers l’animalité, même s’il ne faut pas surestimer non plus le monde qui vient et qui n’est certes pas sans problèmes ni contradictions mais il faudrait se rappeler d’où nous venons !

La reconnaissance précède la connaissance

La Réification, Petit traité de Théorie critique, Axel Honneth, nrf, Gallimard, 2007

En même temps que ces petites rééditions, sortait le dernier livre d’Axel Honneth, le successeur d’Habermas, de la théorie critique et de l’école de Francfort, qui réintroduit depuis quelque temps déjà le thème hégélien de la reconnaissance au coeur de la philosophie politique. En reprenant le terme délaissé de réification, il donne soudain à la question de l’objectivité un tout autre sens, point de vue intersubjectif qui permet de sortir des impasses métaphysiques de la représentation du réel et de redonner sens à la politique. La solution ne vient pas du monde, elle vient des autres. L’objectivité est construite de façon inter-subjective, comme la science elle-même. Notre monde n’est pas aux dimensions de l’univers mais de notre petit monde à nous, celui de nos relations, de nos interlocuteurs, de nos collègues, de nos rivaux. Voilà pourquoi si le monde s’effondrait, ce serait sans grandes conséquences car il n’y aurait plus personne à qui parler... Mais ce monde qui s’écroule pour l’instant, ce n’est guère que celui du capitalisme industriel, alors que le monde qui vient, il faut s’en persuader, c’est l’ère de l’information, de l’écologie et du développement humain, c’est le monde de la reconnaissance loin du monde déshumanisé,anonyme et complètement réifié qu’on nous promet !

    Le "souci" ou bien la "participation engagée" sont des expression qui, bien qu’elles désignent l’acte par lequel on adopte la perspective d’autrui, ajoutent un élément qui ressortit à la disposition affective et désigne par là même un mouvement positif qui n’est pas contenu dans la compréhension des motifs de l’action. Cela marque la frontière difficile à discerner mais pourtant décisive qui sépare les intuitions développées par les auteurs des deux analyses contemporaines fondamentales qui se formulent en termes d’attitude "communicationnelle" ou d’attitude "intentionnelle". Tandis que ces dernières approches s’efforcent de souligner que les êtres humains communiquent généralement les uns avec les autres en se percevant les uns les autres dans le rôle de la seconde personne. Lukàcs et Heidegger affirment qu’une telle attitude intersubjective est toujours reliée à une affirmation positive qui la précède, à une orientation existentielle qui excède le seul fait d’attribuer à autrui des motivations rationnelles.

    Plus exactement, selon nous, la relation à eux-mêmes et au monde qu’entretiennent les hommes est d’abord liée, non pas simplement d’un point de vue génétique, mais aussi au niveau conceptuel, à une attitude d’affirmation constituante, avant que ne puisse en résulter d’autres orientations neutralisées. Une telle prémisse justifie la pertinence du recours à la réification. En effet, l’abandon de la posture affirmative originairement donnée conduit à adopter envers le monde environnant une attitude qui réduit les éléments constitutifs du monde à des entités chosifiées, à de simples "présents-subsistants". La "réification" désigne alors une habitude intellectuelle, une perspective figée par la routine, qui, lorsqu’elle est adoptée par le sujet, fait perdre à ce dernier l’aptitude à participer de façon intéressée au monde dans lequel il intervient, et le prive tout autant de l’ouverture qualitative au monde. (...) Avec la prudence requise, je substitue au concept heideggérien de "souci" la catégorie de "reconnaissance" tirée de l’oeuvre de Hegel. Il me semble possible de cette manière de justifier la thèse selon laquelle, dans la relation humaine à soi-même et au monde, une posture affirmative, en l’occurrence une posture formée par la reconnaissance, précède toutes les autres attitudes aussi bien d’un point de vue génétique que d’un point de vue conceptuel.

L’émotif précède le cognitif. Pour Guy Debord aussi il n’y a de véritable communication que dans l’action commune. Prise dans une conception du monde préalable qui voile le réel et le fait comme disparaître, la réification ne se réduit peut-être pas aussi complètement que Lukàcs le pensait au capitalisme marchand mais il est certain que le règne du profit et de l’argent roi étend la réduction des choses comme des gens à de simples marchandises et le monde à un spectacle subi passivement. Certes la technique et la bureaucratie parviennent au même résultat mais ce sont bien les marchés qui envahissent tous les secteurs de la vie. Il faudrait malgré tout donner plus d’attention au langage dans cette objectivation du réel. Le fétiche est un effet primitif de la langue et de sa capacité à réduire la chose au mot, au symbole, au caractère dogmatique de la langue (Barthes disait même "fasciste"). Ce n’est pas une remarque marginale car c’est renoncer à l’abolition de toute aliénation, à toute transparence du monde, à l’immédiateté de sa présence, à son objectivation simplement ramenée à ses conditions inter-subjectives. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aurait que des relations sociales, comme s’il n’y avait pas des contraintes objectives mais il n’y a pas l’un sans l’autre et le langage, la rationalisation, le numérique, l’information ne nous séparent pas tant du monde sensible qu’ils ne nous relient les uns aux autres. D’ailleurs, à suivre Lacan, le surgissement du réel n’est rien que l’effet en retour du langage, ce qui échappe à ses filets et dément ses préjugés, ce sur quoi on se cogne. C’est un réel qui n’est pas près de disparaître !

Quelles leçons peut-on tenter de tirer au terme de ce parcours dans l’actualité éditoriale ? Reconnaître l’importance de la reconnaissance permet de comprendre le rôle du ressentiment dans le déclenchement des guerres et de relativiser la déshumanisation du monde, mais en quoi cela pourrait-il nous sauver du désastre ? Peut-être en reconnaissant aussi nos faiblesses trop humaines, ce qui pourrait nous délivrer d’un narcissisme trop pesant et d’un désir jaloux. Vouloir se faire plus grands que nous sommes nous fait apparaître plus petits, et se croire meilleurs que nous n’avons jamais été peut nous persuader qu’il n’y a plus d’hommes comme nous en avions rêvé ! S’il y a une réponse à la désorientation qui est la nôtre, à l’absence de réalité du monde et la perte de notre avenir, c’est peut-être de revenir à sa constitution inter-subjective, le désobjectiver, sortir de la réification pour revenir aux rapports humains, à ceux auxquels s’adressent tous ces discours catastrophistes ou désabusés, et surtout au désir de reconnaissance qui s’y exprime. Retrouver la dimension subjective de l’objectivité, c’est aussi redonner objectivité à notre monde, non pas vouloir projeter sur lui nos valeurs plus ou moins imaginaires et le conformer à des idéologies arbitraires mais épouser ses transformations effectives et tenir compte de ses limites au profit de tous, reconnaître la vérité enfin. On peut penser que ce serait la voie de l’avenir retrouvé, d’une politique de civilisation au plus près des réalités de notre temps et de notre fragile humanité, l’aventure humaine continuée...

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