Déclaration d’Edgar Morin pour la réunion du GRIT/Transversales

15  mars 2005 | par Edgar Morin

Nous ne devons pas seulement subir, nous devons aussi affronter la grande révolution que les transformations scientifiques, techniques, économiques, sociales opèrent sur notre planète. Il s’agit bien, comme disent Joël de Rosnay et Jacques Robin, d’une Révolution Anthropologique. Elle ne concerne pas seulement nos conditions matérielles d’être, mais notre être tout entier. Cette révolution nous permet de concevoir des progrès jusqu’alors inimaginables ; en même temps elle nous conduit à la catastrophe parce que le déchaînement incontrôlé scientifique/technique/économique, que l’on appelle encore en aveugles « développement », produit de plus en plus en plus conjointement des menaces mortelles sur l’humanité et sur la biosphère. Il ne s’agit plus de « faire la révolution », il s’agit de ne pas se laisser faire par cette révolution, c’est-à-dire, non seulement d’empêcher la catastrophe, mais aussi d’être capable de la guider, pour notre salut commun, vers ce qui pourrait -devrait- être une grande métamorphose, aussi profonde et multidimensionnelle que celle que l’humanité a connu quand elle est passée de la préhistoire aux sociétés historiques.

Cette collection Transversales-Fayard propose justement de changer notre regard sur le monde, et tout d’abord d’être capable de regarder le monde, car notre regard intellectuel, façonné par notre formation disciplinaire, ne peut regarder le monde qu’en le morcelant en pièces éparses. Plus encore, cette collection va nous engager sur un chemin politique qui est totalement ignoré de la politique traditionnelle, qu’elle soit conservatrice, réformiste ou révolutionnaire. C’est le chemin anthropolitique qui nous dit qu’il ne saurait y avoir de progrès uniquement ni même principalement assuré par des lois, ni des structures sociales et politiques. Il nous dit que désormais il nous faut concevoir que la réforme sociale est indissociable d’une réforme de civilisation, d’une réforme de vie, d’une réforme mentale, d’une réforme spirituelle.

La formidable réussite matérielle de notre civilisation a produit un échec moral -la dégradation des solidarités et le déferlement des égocentrismes -, un échec de vie -le bien-être matériel a produit le mal-être psychique. Et ce sont de ces échecs profondément ressentis mais non moins encore profondément inconscients que viennent les tentatives dispersées, individuelles, parfois communautaires, à reformer sa propre vie, à rechercher comme Ivan Illitch en avait bien vu la nécessité, la convivialité, à chercher dans les autres civilisations des sources spirituelles... De même que la notion d’être humain, que les sciences disciplinaires avaient totalement désintégrée, reprend sens et existence, de même les notions ridiculisées d’âme et d’esprit redeviennent centrales. Et ce sont ces problèmes qu’il faut intégrer dans la politique, pour qu’elle devienne anthropolitique et politique de civilisation... Corrélativement, il nous faut remplacer la politique du développement par une politique de l’humanité. Le développement produit plus de maux que de bienfaits. Il faut en sauvegarder les bienfaits, ce qui n’est possible qu’en considérant les sociétés et les cultures, non seulement dans leurs manques économiques, mais aussi dans leurs singularités, dans leurs richesses ou vertus culturelles, et adapter à chacune les politiques. Le développement, enfin et surtout, nous conduit à l’impasse ou au désastre. C’est pourquoi il faut changer de voie. Changer de voie ne signifie pas l’impossible retour en arrière, il signifie la réforme du pilotage. Ce qui signifie réforme mentale.

La réforme mentale nous fait comprendre que l’ennemi n’est pas seulement extérieur, mais aussi qu’il est intérieur à nous, qu’il n’y a pas une seule cause ou source du mal ou du bien. Elle nous permet de comprendre que science et technique sont fondamentalement ambivalents, porteurs à la fois du bien et du mal Marx avait pu croire que la classe victime de l’exploitation capitaliste, le prolétariat industriel, apporterait la force et la conscience d’opérer la révolution émancipatrice. Nous savons aujourd’hui qu’aucune classe sociale ne peut détenir en elle le salut de l’humanité. Ceux qui pourront aller dans le sens émancipateur et fraternel viendront de toutes classes, de toutes races, de toutes civilisations : ce seront les hommes et femmes de bonne volonté : ces initiateurs seront animés par la passion altruiste et en même temps ils auront commencé à opérer la réforme mentale et morale. Ils devront former en dehors des partis, mais sans exclusion aucune, des ligues pour le salut public désormais inséparable du salut privé.