Liberté, égalité... association
un entretien avec Roger Sue, sociologue, professeur à l´université de Caen et de Paris V. Il vient de publier Renouer le lien social : liberté, égalité, association (Editions Odile Jacob).


Paru dans Transversales Science Culture n° 67, février 2001





Et si l´évolution du lien social déterminait celle des sphères économiques et politiques, et non l´inverse, comme on a coutume de le penser ? Roger Sue développe ici cette hypothèse en explorant les formes passées, présentes et à venir du principe associatif.

Transversales Science/Culture : "Renouer le lien social", c´est un titre éloquent. Cela veut dire que le point de départ de votre livre réside dans le constat d´un délitement généralisé du lien social ?

Roger Sue : Ce constat lui-même devient aujourd´hui assez banal. Tour à tour, le lien social de base (dans la famille, par exemple), le lien symbolique du politique, puis le lien civil de l´économie se sont rétractés. Aujourd´hui, c´est l´Etat-nation qui perd de sa consistance, remettant ainsi en cause ce qui "fait société" entre les individus.

En même temps, force est de constater l´extraordinaire désir de partage, de relations et de communication qui s´exprime dans nos sociétés, notamment à travers la floraison des "réseaux". Comment comprendre ce paradoxe entre, d´un côté, la perte des repères, la déliaison sociale, et, de l´autre, la vitalité de ces liens qui retissent leur "toile" tous les jours ? C´est ce paradoxe qui constitue le point de départ de mon livre.

TS/C : Quelle explication donnez-vous à ce phénomène généralisé de déliaison sociale ?

R. S. : La plupart des observateurs font de cette déliaison la conséquence de phénomènes extérieurs. Ainsi, la crise économique, la montée de l´individualisme, les technologies "virtuelles" ou la mondialisation sont fréquemment mises en accusation. J´estime, pour ma part, que c´est raisonner à l´envers : il faut cesser de prendre les effets pour la cause. C´est le lien social lui-même et ses transformations majeures ­ passées, présentes et à venir ­ qu´il faut interroger. Car c´est son évolution qui détermine celle des sphères économiques, politiques ou sociales. Je crois qu´en observant la manière dont ils sont en relation les uns avec les autres, au quotidien, les gens peuvent aisément comprendre dans quelle société ils vivent...

En renversant ainsi le mode de raisonnement, je ne fais que reprendre la tradition sociologique, les fondements de cette discipline. Déjà, les sociologues du XIXe siècle, tels Durkheim, Simmel, Tönnies ou Weber, faisaient preuve d´un pessimisme terrible. Car ils étaient conscients du phénomène de déliaison sociale qu´ils s´efforçaient d´analyser. Ils ont vu à quel point le principe contractuel ­ qui a eu l´immense mérite d´aider l´individu à s´émanciper de la tradition et des anciennes communautés ­ s´avère inefficace dès qu´il s´agit de pousser les personnes à entrer en relation. Mais la seule réponse qu´ils envisagent consiste à mettre en avant deux formes nouvelles de communauté, comme deux filets qui permettraient au lien social de se maintenir : la communauté politique (autour de l´Etat-nation) et la communauté de travail. Ce sont ces deux voies, précisément, qui vont s´épuiser et se transformer en impasses au cours du XXe siècle.

TS/C : Vous estimez que ces sociologues sont restés coincés dans l´alternative entre "contrat" et "communauté" ?

R. S. : Ils ont voulu remédier à la faiblesse du rapport contractuel en injectant un peu plus de communauté. Mais ils n´ont pas vu ce qui faisait l´originalité du principe associatif : une relation qui allie liberté, égalité, autonomie et construction de lien social à partir des individus.

A cette époque, l´association n´est perçue que sous la forme des associations particulières, et non pas comme un lien social original, un principe universel, susceptible d´offrir une alternative à la fois à la communauté et au contrat. Une troisième voie qui ne se réduirait ni à la première, ni au second, ni même à un mixte des deux...

TS/C : Si le déitement du lien social est analysé depuis plus d´un siècle, comment se fait-il que tout cela n´ait pas explosé plus tôt ?

R. S. : Je crois que toute société est riche d´une vitalité qui la fait résister à ce délitement social. Face au libéralisme destructeur d´aujourd´hui, deux réactions sont possibles :

- la tentation de revenir aux formes passéistes du communautarisme, tentation qui a toujours fait le lit des totalitarismes, nationalismes et intégrismes de tous bords ;

- l´apparition de nouvelles formes de communautés, les associations justement, que leur bouillonnement actuel rend capables de réaliser concrètement le projet utopique de l´associationnisme.

Mais là encore, il ne faut pas confondre l´effet et la cause : le formidable engouement autour des associations s´explique avant tout par les relations d´association que les individus établissent spontanément, ou cherchent à établir, entre eux et avec la société dans son ensemble. Dans une société d´individus, c´est l´évolution des liens qui induit la transformation sociale.

TS/C : Beaucoup confondent encore le contrat et l´association. Vous expliquez cette confusion par une mauvaise lecture du "contrat social" ?

R. S. : Ce que Jean-Jacques Rousseau cherchait, c´était une forme de gouvernement qui corresponde au moment où l´on sort des communautés : cette forme, pour lui, c´est le "contrat". Mais celui-ci n´est que le résultat des associations des individus libres et égaux. Le contrat présuppose l´association : il n´est là que pour entériner les choses, et l´expression "conclure un contrat" est très éloquente de ce point de vue. En lui-même, le contrat est indifférent aux valeurs de liberté et d´égalité qu´il présuppose... A l´époque de Rousseau, les conditions requises pour "faire association" n´existaient pas. C´est ce qui explique la mauvaise lecture que l´on a faite de son æuvre : on a cherché à donner l´illusion de l´association par le contrat.

Rousseau pensait que dire les choses, c´était déjà les faire. Ce sont les révolutionnaires de 1789 qui ont dû affronter les questions concrètes de mise en æuvre de ces principes. Et ils ont rencontré, schématiquement, deux grandes contradictions. Première contradiction : le principe associationniste suppose la liberté et l´égalité des individus, il ne les crée pas ; du coup, la question va se poser de savoir quels sont ceux qui sont "dignes" de ce principe, et ceux qui ne le sont pas. Seconde contradiction : pour Rousseau ­ et c´est d´ailleurs là que réside son actualité théorique ­, l´association ne peut être qu´universelle ; ainsi, au nom de ce principe universel, Le Chapelier va interdire les associations en tant qu´expression de particularismes communautaires !

TS/C : Deux contradictions que vous estimez levées aujourd´hui ?

R. S. : La première l´est dans la mesure où tous les individus se considèrent, de fait, comme libres et égaux : ces deux principes, encore abstraits en 1789, sont désormais ancrés dans la tête ­ et dans le cæur ­ des gens. La tendance actuelle à l´accroissement des inégalités ne détruit pas ce sentiment, elle risque juste d´être source de nouvelles révoltes.

La seconde contradiction est également levée dans la mesure où les associations actuelles n´ont plus grand-chose à voir avec les communautés traditionnelles, basées sur la hiérarchie et l´exclusivité : en leur sein, les rapports hiérarchiques sont faibles, relatifs, limités dans le temps, et les individus peuvent appartenir simultanément à une multitude d´associations. Aussi ne trouve-t-on plus grand monde pour affirmer que les associations particulières menacent l´association universelle.

TS/C : Si les sociologues n´ont pas peru toute la portée du principe associationniste, les socialistes "utopiques" 1, eux, l´ont bien cerné ?

R. S. : Tout ý fait. Et j´insiste, dans mon livre, sur l´actualité de leur pensée, dans trois domaines au moins.

D´abord, ils ont sous leurs yeux le spectacle de l´échec de l´individualisme libéral, mais ils pressentent également les impasses, voire les catastrophes, auxquelles risque de mener le communautarisme "collectiviste". Ils ne veulent pas revenir sur les acquis de l´individualisme, ils refusent ­ à l´instar de Proudhon, notamment ­ tout pouvoir imposé d´en haut et cherchent à ouvrir une troisième voie en se baptisant eux-mêmes "socialistes associationnistes" (le second terme étant à leurs yeux au moins aussi important que le premier).

Ensuite, ils estiment que ce principe fondateur du lien social doit se vivre au quotidien, dans toutes les activités de l´individu et notamment dans la sphère du travail (d´où la création, en 1848, des Ateliers nationaux). Pour eux, le pouvoir doit procéder de l´ensemble des associations de base qui s´associent elles-mêmes : leur vision de la démocratie est d´emblée de nature fédéraliste.

Enfin ­ et c´est la conséquence de ce qui précède ­, ils ont une vision universelle de ce principe. Dans l´un de ses ouvrages, consacré au fédéralisme, Proudhon évoque en ces termes la construction de l´Europe. Pour ces socialistes, il est clair que le principe association ne réussira que s´il s´impose au niveau mondial. Car c´en sera alors fini des communautés closes sur elles-mêmes.

TS/C : Leur vision de la démocratie économique vous semble-t-elle toujours d´actualité ?

R. S. : Si leur intuition que le lien social doit se construire au plus près du quotidien me semble toujours juste, aujourd´hui ce quotidien ne se réduit plus, loin s´en faut, au travail salarié en entreprise. Il faut reconnaître les compétences, le savoir et l´activité des individus, quelle que soit la sphère où ils s´exercent. On passe de l´individu productif à la "production de l´individu" où celui-ci est moins l´instrument de sa production que sa matière première. C´est ce que j´appelle le secteur "quaternaire" : une économie centrée sur la production de l´individu et sur son développement personnel, donc une économie "existentielle", qui concerne tous les aspects de la vie individuelle, au travail et hors travail.

Ce terrain correspond, par nature, à la vocation des associations. Il ne faut donc pas s´étonner si leur poids dans l´économie ne cesse de s´accroître : en France, elles emploient l´équivalent de 800 000 personnes à temps plein. Mais ce chiffre minimise leur contribution réelle à la production de richesses : la production associative est pour l´essentiel non monétaire et non marchande, que ce soit du lien social, de la participation citoyenne, de l´échange d´informations ou de services...

Naturellement, le principe associationniste s´incarne d´abord dans les structures de l´économie sociale et solidaire. Mais de plus en plus d´entreprises privées comprennent aussi que sa mise en æuvre constitue un facteur de performance déterminant. Plus nous irons vers une production tirée par l´immatériel et plus la nécessité s´imposera de bâtir les rapports sociaux sur des bases de reconnaissance, de liberté, d´égalité... donc d´association.

TS/C : Les conditions de mise en æuvre du principe association vous semblent aujourd´hui remplies, mais n´y a-t-il pas encore des obstacles et difficultés à franchir ?

R. S. : Naturellement. La première difficulté réside dans le trop faible pouvoir d´attractivité des associations, notamment sur le plan national : comment se fait-il, par exemple, que l´on puisse organiser un rassemblement international comme celui de Porto Alegre alors que cela semble hors de portée à l´échelle de la France ? Je crois que de nombreuses associations fonctionnent encore trop sur leur "fonds de commerce" et qu´elles ont du mal à envisager elles-mêmes de s´associer. Dans bien des cas, les individus, dans leurs relations entre eux, incarnent mieux le principe associationniste que les associations elles-mêmes, dont le fonctionnement s´inspire encore trop souvent (largement) des principes contractuels ou communautaires.

Seconde difficulté, leur fragilité financière : les subventions publiques les mettent dans une position de dépendance vis-à-vis des pouvoirs publics alors que les règles du jeu avec le secteur privé ne sont pas clarifiées. Personnellement, je plaide pour la mise en place de grandes fondations, par secteurs d´activité, mêlant des financements publics et privés. Et je souhaite que l´on distingue les associations d´utilité sociale (des autres) afin de passer de la "charité publique" à des financements "de droit" : il s´agirait d´évaluer ce que ces associations font gagner à la collectivité en évitant certains surcoûts sociaux, écologiques ou sociétaux.

La troisième difficulté est due aux réticences des politiques. De ce point de vue, je suis partisan d´une révision complète de la composition, de la place et du rôle du Conseil économique et social : celui-ci devrait devenir la seconde chambre de notre Assemblée nationale, une véritable "chambre des associations", alors que le CES actuel ne compte que six "associatifs" sur 160 membres !

TS/C : Derrière ces réformes, n´est-ce pas un nouveau régime politique que vous dessinez ?

R. S. : Historiquement, chaque nouvelle forme de lien social a donné naissance à un régime politique inédit. Ainsi, le rapport "contractuel" a débouché sur le régime représentatif. Si l´on admet que l´association constitue la forme contemporaine du lien social, il faut faire émerger un "associationnisme" politique. Car la démocratie représentative, telle qu´elle a été pensée et pratiquée pendant des décennies, n´est plus adaptée : il faut intégrer l´idée d´une multiplicité des représentations, dans laquelle chaque citoyen puisse être à la fois représentant et représenté. On en revient aux principes de la démocratie selon Aristote : chacun doit être, tour à tour, gouvernant et gouverné.

TS/C : Le talon d´Achille de l´associationnisme, n´est-ce pas aussi qu´il repose, in fine, sur la qualité de la relation humaine laquelle, chacun le sait, est tout sauf évidente ?

R. S. : Ce devrait être une priorité de l´éducation que d´améliorer la capacité de tous à vivre ensemble. Et le parcours scolaire devrait obligatoirement comporter un cursus associatif reconnu. Car c´est dans les associations que l´on apprend à vivre ensemble, y compris entre gens qui ne s´aiment pas. De ce point de vue, l´existence de conseils municipaux de jeunes ou de "junior-associations" me semble aller dans le bon sens.

De telles évolutions supposent, en amont, que les associations se donnent des règles du jeu très strictes, par exemple sur le non-cumul des mandats : à partir du moment où elles prétendent représenter la société civile, il serait inconcevable de voir apparaître une "classe de professionnels associatifs" de la même manière que s´est structurée une classe politique à part. L´association devrait être un modèle pour le politique. De plus, si l´on veut éviter que les associations ­ qui assumeront de plus en plus des missions de service public ­ ne dérivent vers un fonctionnement institutionnel, il faut qu´elles améliorent leur démocratie interne : ce devrait être le premier critère pour celles qui souhaiteront voir reconnue leur utilité sociale.

TS/C : Le mouvement civique et social en émergence vous semble-t-il porteur d´une dimension "associationniste?

R. S. : Sans doute pas suffisamment. On voit bien qu´une bonne part de ce mouvement est encore tiraillée (dans la dichotomie intellectuelle) entre "contrat" et communauté" : un petit coup de barre d´un côté, puis de l´autre... Il y a encore une difficulté à penser collectivement ce que de plus en plus de gens ressentent personnellement : le fait d´être devenus des "individus relationnels", des "associés". C´est dans les effets de cette prise de conscience individuelle que je place mes espoirs

Propos recueillis par Philippe Merlant

1. Voir l´article de Philippe Chanial dans ce numéro.