Face à des contradictions devenues explosives :
société, économie et monnaies plurielles

Philippe MERLANT, Jacques ROBIN et Patrick VIVERET

La récente crise des transports routiers a montré l'incapacité du politique de traiter une question complexe, faisant intervenir différentes échelels de temps et de multiples intérêts. Elle illustre aussi la nécessité, face à la "société de marché", de promouvoir une société qui admette une "pluralité de fins légitimes" et instaure le débat démocratique entre elles. Bref, une société plurielle, assise sur une économie et des monnaies elles-mêmes plurielles.

La crise des transports routiers illustre la nécessité, face à la "société de marché", de promouvoir non seulement une économie, mais une société plurielle. Rappelons que le concept de "société de marché" a été défini par le grand anthropologue Karl Polanyi comme un état social où les autres grandes fonctions de l´échange social ­ le lien politique, le lien familial, le lien symbolique en particulier ­ se trouvent subordonnées ou absorbées par l´économie marchande 1. C´est bien ce qui s´est passé ces dernières années dans le secteur des transports où les choix politiques, parfois explicites, souvent implicites, ont facilité le "tout routier" au détriment d´autres modes d´acheminement (le fer-routage par exemple) qui auraient nécessité de forts investissements publics.

Le grand inconvénient du marché, revers de sa qualité de réactivité et de souplesse, est d´être incapable de gérer le temps long. C´est précisément l´une des tâches du politique que d´assumer cette fonction, tant dans la capacité de maintenir la mémoire d´une collectivité et de ses valeurs fondatrices que de préparer l´avenir, y compris pour des générations qui ne sont pas encore nées. Dans ce domaine significatif du transport, nous payons le prix de la non-prise en charge par le politique de ce temps long : les choix et les investissements publics qui auraient permis de développer d´autres moyens de transport n´ont pas été faits, l´explication des enjeux de l´avenir, en particulier ceux liés au réchauffement climatique, n´a pas été réellement prise en charge. Nous vivons les conséquences de la perte de substance d´une société politique qui a oublié sa vision longue et les contradictions d´une opinion publique, fût-elle de sensibilité écologique, qui s´inquiète des effets de la pollution sans vouloir traiter l´une de ses causes majeures. 2 Dans ces conditions, il n´est pas étonnant que les gouvernements soient pris en tenaille par la gestion en urgence d´une crise sociale produite par les erreurs du passé et par la nécessité de traiter, pour l´avenir, quatre grands défis que l'économie marchande ne peut prétendre régler par sa seule logique : la question du transport routier se situe en effet au carrefour de problèmes aussi décisifs que ceux du climat, de la santé, de la sécurité et du mode de vie.

Quatre défis majeurs

C´est à propos de la première contradiction, le défi du réchauffement climatique, que l´effet d´incohérence entre la gestion de court terme et les enjeux à plus long terme est apparu le plus nettement du fait de l´ouverture, pendant la crise des transporteurs routiers, de la conférence internationale de Lyon. Celle-ci prépare le grand rendez-vous de novembre à la Haye qui doit faire le point des engagements pris à Kyoto pour réduire les gaz à effet de serre. Le Premier ministre français l´a bien senti puisqu´il a tenu, en ouvrant cette réunion, à faire une déclaration liminaire : "Les mesures conjoncturelles que mon gouvernement vient de prendre pour 2000 et 2001 afin d´atténuer les effets de la hausse des prix du pétrole sur les entreprises et les ménages, a-t-il souligné, ne remettent pas en cause notre programme de lutte contre l´effet de serre. L´objectif de la taxation des produits pétroliers est aussi de faire en sorte que le prix acquitté par les utilisateurs prenne en compte le coût pour la collectivité de la consommation des énergies fossiles. Ne mettons pas en doute la sincérité du propos. Mais interrogeons-nous sur les conditions structurelles qui, précisément, éviteraient aux gouvernants de gérer conjoncturellement des crises à l´envers de leurs objectifs affichés.

Car c´est précisément l´essence (c´est le cas de le dire !) et la noblesse du politique que d´articuler des problèmes qui se situent au croisement de plusieurs échelles de temps (le court, le moyen et le long terme), de territoires (du local au mondial), d´enjeux sectoriels (intérêts économiques, aspirations sociales, liens politiques et symboliques). Ce que nous constatons à l´occasion de la présente crise, c´est que nous avons besoin de rénover en profondeur la démocratie et son outillage pour affronter des questions par nature transversales. Deux de ces questions ont été, ces dernières semaines, particulièrement mises en lumière : celle des indicateurs et celle de la fiscalité.

Indicateurs qualitatifs et nature de la richesse

Le problème de l´évaluation et d´indicateurs de destruction écologiques et sociaux a déjà été abordé à plusieurs reprises dans Transversales Science Culture (voir notamment notre avant-dernier numéro). On en voit bien aujourd´hui la nécessité. C´est ainsi qu´il est indispensable de construire et de rendre publics des indicateurs qui permettraient d´établir un rapport entre les différents types de nuisances globales induites par le gazole (pollution, effets sur la santé, gaz à effets de serre, etc.) et leurs coûts. Mais nous devons aussi redéfinir en profondeur la nature de la fiscalité. Tant que l´on raisonne en termes d´impôt ou de prélèvement, on reste dans la subordination aux seuls critères économiques qui régit nos sociétés : si la richesse n´est produite que par les entreprises et si celle-ci consiste uniquement à comptabiliser des flux monétaires, alors tout autre acteur est un simple "ponctionneur" et non un créateur de richesse, qu´il s´agisse des familles, de l´Etat, des associations ou des acteurs éducatifs et sanitaires, pour ne citer qu´eux 4. Inversement, les nuisances produites par l´activité économique n´entrent pas en ligne de compte, et ce sont d´autres acteurs (le système de santé en particulier) qui doivent financer les coûts de ces nuisances.

L´article 14 de la déclaration des Droits de l´homme et du citoyen avait ouvert une piste beaucoup plus féconde en parlant non d´impôt, mais de contribution publique et de son lien fondamental avec la citoyenneté. Rappelons-en les termes, qui fondent la nécessité d´une transparence beaucoup plus grande dans ce que nos amis brésiliens appelleraient la nécessité de développer une démocratie budgétaire participative : "Tous les citoyens ont le droit, par eux-mêmes et par leurs représentants, à vérifier la nécessité de la contribution publique et à en déterminer l´assiette, la qualité, l´emploi et la durée."

Reposer le problème de la nature de la richesse, construire de nouveaux indicateurs et refonder le lien entre contribution publique et citoyenneté constituent des conditions pour permettre aux démocraties de traiter de manière articulée les problèmes décisifs du présent et de l´avenir, alors même que la plupart de ces problèmes sont par nature transversaux. Or l´organisation de l´Etat, mais aussi celle des partis politiques et des grands acteurs syndicaux, est essentiellement sectorisée et verticalisée. La règle du jeu consiste en permanence à traiter les problèmes au cas par cas et dans l´urgence. A ce jeu, les moyens de pression sont réduits à des choix binaires du type : "avaler des couleuvres ou démissionner" du côté des politiques ; créer des situations de blocage aux limites de la violence ou faire du lobbying en coulisse, du côté des acteurs sociaux. Dans les deux cas, l´espace de la délibération démocratique est vite réduit à néant.

Une société plurielle fondée sur la délibération démocratique

Une société plurielle, c´est en effet d´abord une société où la démocratie joue pleinement son rôle afin de respecter ce que Michael Waelzer a identifié par l´expression heureuse de "pluralité de fins légitimes". Et cette démocratie a besoin, pour faire face aux défis du monde contemporain, de se rénover en profondeur en créant des outils capables d´assurer à la fois une meilleure participation des citoyens et une prise en charge de la complexité des problèmes à traiter (articulation entre les échelles de temps et de territoires). Les "briques" de ce renouveau démocratique existent déjà en partie : conférences de citoyens permettant d´intégrer une expertise pluraliste au service d´un débat démocratique, budget participatif (voir la formidable avancée réalisée par l´expérience brésilienne de Porto Alegre), évaluation des politiques publiques, du côté des procédures ; émergence des mouvements de citoyenneté et d´une société civile organisée, du côté des acteurs. Il s´agit de réunir les morceaux encore éclatés du puzzle, d´en ajouter d´autres à inventer, afin de construire un niveau supérieur de démocratie alliant, au lieu de les opposer, les fonctions de représentation, de délibération et de participation. Des initiatives comme celle de la journée du 30 septembre, co-organisée par Icare (Initiatives de citoyenneté active en réseaux) et les Etats généraux de l´écologie politique (Egep), participent de cette tentative, au même titre que les efforts faits par des associations comme Attac de créer un nouveau type de lien avec les élus politiques et syndicaux. 5

Une économie plurielle pour échapper au totalitarisme du marché

Une société plurielle, c´est aussi, bien sûr, une société où le champ économique lui-même est pluraliste et où les moyens d´échange et les monnaies (ou quasi-monnaies) favorisent cette pluralité. Karl Polanyi a montré l´importance, en dehors du seul marché, des deux autres formes d´échange indispensables à toute société : le lien politique et l´échange non marchand organisé autour de l´espace du don et de la réciprocité (rapports familiaux, amoureux, amicaux, mais aussi toute organisation relevant du libre choix des personnes associées). Toute société qui ne reconnaît pas le caractère irréductible de ces trois types d´échange se trouve gravement déséquilibrée et risque l´implosion ou l´explosion. Les systèmes totalitaires à base politique expriment la subordination de l´économique et du lien social au politique, tandis que les totalitarismes du sens (les régimes théocratiques par exemple) subordonnent l´espace politique et économique à une forme de lien familial global, où chacun est supposé être membre d´une communauté croyante. Quant au totalitarisme à base économique, il est illustré, naturellement, par notre actuelle société de marché. Pour le dire autrement, toute société doit répondre à la question : comment faire société avec des gens qui ne s´aiment pas tout autant qu´avec des gens qui s´aiment ? La seconde question, malgré les apparences, est aussi difficile à traiter que la première, car l´énergie émotionnelle liée aux affinités électives, à commencer par l´énergie amoureuse ou l´entrée dans une communauté soudée par des valeurs, peut voir son intensité menacer ceux qui lui sont étrangers ou se retourner en haine en son propre sein. Quant à la question : comment faire avec des gens qui ne s´aiment pas ? (au sens de la neutralité affective), c´est précisément au marché et au lien politique d´y répondre. L´intérêt du marché est en effet de permettre l´échange en situation de neutralité affective. Le lien politique, lui, définit une collectivité dont les participants ne se sont pas choisis, sauf dans le cas d´une demande de nationalité. S´il est désastreux de tout réduire au marché ou au politique, il peut être aussi dramatique de construire un ordre où les gens seraient "obligés de s´aimer". La plupart des échecs communautaires viennent de cette erreur anthropologique. C´est pourquoi il nous semble que la véritable alternative à la société de marché est une société plurielle, et non une société solidaire, car la solidarité n´est que l´une des formes, aussi respectable et indispensable soit-elle, du lien sociétal.

Cette alternative à la forme particulière de "totalitarisme à base économique", dont nous avons un exemple avec la société de marché, constitue pour nos sociétés occidentales la question prioritaire. Polanyi a montré comment la précédente expérience de ce type au XIXe siècle, où le monde des affaires avait réussi à subordonner le lien politique, a préparé un fort retour du politique, mais sous la forme régressive de la guerre et du fait totalitaire. Car ces trois fonctions d´échange étant essentielles à tout lien social, leur disparition ou leur subordination n´est que provisoire. En revanche, leur réapparition peut prendre à son tour des formes déséquilibrées et violentes. C´est pourquoi il est aujourd´hui capital, afin d´éviter pour notre propre cycle historique de "tout-économique" une fin aussi dramatique que les deux guerres mondiales et les deux grands faits totalitaires du XXe siècle, d´opposer au modèle dominant de la société de marché celui d´une société plurielle. C´est dans ce cadre que pourrait se développer une économie plurielle articulant marché, économie publique, économie sociale et solidaire.

Des monnaies plurielles reposant sur la confiance

La question de la monnaie, dans cette perspective, n´est pas réductible au niveau économique. Elle constitue, selon l´expression suggestive de Jean-Michel Servet inspirée de Marcel Mauss, "un fait social total". 6 On peut même dire qu´elle est religieuse et politique, bien avant d´être économique, comme l´ont montré les auteurs du beau livre collectif La monnaie souveraine. 7 Ce n´est qu´avec l´autonomisation de l´économique par rapport au politique et au religieux que la monnaie semble s´inscrire, comme dans nos sociétés, dans le seul champ économique. Mais il s´agit d´une pure illusion d´optique. On le repère dès qu´il y a crise : c´est en effet du côté du politique que l´on se retourne pour garantir la valeur des monnaies ou pour la rétablir. Car la monnaie (et, plus généralement, tous les systèmes d´échange) a pour support majeur une ressource fragile : la confiance. On ne peut échanger des biens et des services contre de simples morceaux de papier ­ voire, à l´heure des supports électroniques, contre de simples virements informatisés ­ que si un minimum de confiance règne, tant à l´égard des autres échangistes qu´à l´égard de la collectivité politique qui garantit la valeur de la monnaie. Souvenons-nous que le mot payer vient du latin pacare, c´est-à-dire faire la paix. Si la méfiance l´emporte et que le règne de la force reprend une place primordiale, la monnaie perd sa valeur.

Le paradoxe, c´est que, dans le même temps où la monnaie se structure sur l´axe confiance/paix théorisé par Montesquieu sous le nom de "doux commerce", elle se déploie aussi sur l´axe méfiance/guerre et devient alors porteuse de la violence des rapports sociaux, comme l´ont montré Michel Aglietta et André Orléan dans leur livre La violence de la monnaie. 8 D´où vient cette ambivalence ? Principalement du caractère abstrait de la monnaie : plus elle devient universelle, c'est-à-dire capable de permettre l´acquisition de n´importe quel bien et service en n´importe quel lieu, et même en n´importe quel temps (fonction de réserve de valeur qui permet l´épargne), plus aussi la monnaie se "déshumanise" et finit par faire oublier qu´elle n´a aucune valeur en elle-même et que seuls les humains, dans leur rapport entre eux et avec la nature, sont sources de création de valeur. Alors, la confiance cède la place à la méfiance à l´égard de tous les non-porteurs de monnaie : les insolvables, les pauvres, en particulier. Loin de compenser la violence souterraine des rapports sociaux, la monnaie s´en fait alors le vecteur : la richesse va à la richesse, les inégalités se creusent, la guerre sociale menace...

Il faut donc revenir, au moins partiellement, sur l´évolution vers l´abstraction et l´universalisation de la monnaie si l´on veut la "réhumaniser". C´est ce que font, à leur manière, les systèmes d´échange locaux et toutes les formes d´échange à base de temps et de savoirs qui ont comme points communs de redonner la priorité au lien sur le bien. Mais c´est aussi la fonction des monnaies affectées (le chèque déjeuner et le titre de transport sont parmi les plus connues) qui limitent l´échange dans le temps (on ne peut épargner ou spéculer avec cette monnaie) et à un type de bien particulier. Ces monnaies affectées sont ainsi un exemple de ce que Jacques Duboin avait nommé ""es monnaies de consommation" 9 et elles pourraient prendre une importance considérable à l´heure où les supports électroniques comme la carte à puce permettent de spécialiser des fonctions monétaires tout en disposant d´un support unique et d´apparence universelle.

On le voit, l´enjeu de la pluralité sociétale, économique et monétaire participe non seulement de choix publics mais aussi de cette "politique de civilisation" qu´Edgar Morin a évoquée dans nos colonnes. Puisse, en France, la gauche qui s´est voulue "plurielle" saisir l´ampleur de ces enjeux.

1. Karl Polanyi, La grande transformation, Gallimard, 1983.
2. Voir le sondage commenté dans Libération du 18/09/00.
3. Voir notamment Jean Chesneaux, Habiter le temps, Bayard, 1996 et Paul Virilio, La procédure silence, Galilée, 2000. Voir aussi l´article de Vincent Glenn dans ce numéro.
4. Rappelons sur cette question le livre de référence de Dominique Méda, Qu´est-ce que la richesse ?, Flammarion, 2000.
5. Voir dans Transversales n° 64 les textes préparatoires à cette rencontre.
6. Jean-Michel Servet : entretien dans le numéro spécial d´Alternatives économiques consacré à la monnaie (hors-série n° 45, 3e trim. 2000).
7. La monnaie souveraine, sous la direction de Michel Aglietta et André Orléan, Ed. Odile Jacob, Paris 1998.
8. Michel Aglietta, André Orléan, La violence de la monnaie, PUF, 1982.
9. Voir l´article d´André Gorz dans ce numéro.