Tribune


L´économie solidaire au risque de l´Etat

par Charles BOUZOLS

Les rapports entre acteurs de l´économie solidaire et pouvoirs publics sont marqués depuis l´origine par l´ambiguïté, estime Charles Bouzols 1. La création d´un secrétariat d´Etat ne doit donc pas masquer le risque d´instrumentalisation de ces pratiques par l´Etat.

Les premiers projets qui se sont revendiqués de l´économie solidaire, voilà quinze ou vingt ans (restaurants multiculturels, aide à domicile, crèches parentales, Régies de Quartier...), ont suscité l´intérêt de l´Etat tant celui-ci était en quête d´idées pour combattre l´exclusion et le délitement du lien social. Mais les pouvoirs publics gardaient une certaine suspicion vis-à-vis des acteurs de la société civile, jugés incapables de démultiplier de telles initiatives. De fait, l´Etat cherchait davantage à récupérer celles qui l´intéressaient le plus dans le cadre d´une politique publique qu´à inciter les acteurs eux-mêmes à les développer. La logique de "mise en réseau" a permis à plusieurs de ces initiatives de se maintenir à distance d´une certaine normalisation, et de préserver ainsi leur spécificité de réalités du développement local. Elles l´ont fait dans le cadre de la politique de la Ville et des politiques de lutte contre l´exclusion, sans être assimilées à l´une ou à l´autre mais en y puisant les outils nécessaires. Sans être pleinement satisfaisante, cette démarche a permis de maintenir la prépondérance des "logiques de projet" sur les "logiques de programmes".

En 1997, le lancement du dispositif "nouveaux services, emplois jeunes" a, pour la première fois, reconnu qu´il fallait laisser place à l´émergence des projets de terrain. Il s´est ainsi inscrit en rupture avec ses prédécesseurs et a ouvert de nouveaux espaces à ceux qui se revendiquent de l´économie solidaire. Il en est de même, naturellement, de la récente création d´un secrétariat d´Etat à l´économie solidaire. Les acteurs de l´économie solidaire en attendent d´abord une nouvelle manière de travailler avec les représentants de la société civile. Nous serons particulièrement attentifs à cet aspect des choses.

Les risques d´un retour en arrière

Ces avancées ne doivent pas nous faire oublier qu´il subsiste d´importantes différences de vue entre l´Etat et les acteurs de l´économie solidaire : là où ces derniers voient ce qui lie les acteurs, les rend interdépendants, corresponsables et coproducteurs, l´Etat n´imagine souvent qu´un énième dispositif de redistribution. Avec une crise devenue structurelle, les pouvoirs publics commençaient tout juste à se demander comment solidariser l´ensemble des acteurs et ressources, publics et privés, pour un développement durable. La croissance retrouvée va-t-elle nous faire revenir dix ans en arrière au vieux cloisonnement entre l´économique, le social et le politique ? Revenir à la logique de redistribution, cela permet de montrer du doigt ceux qui "veulent pas travailler", comme l´ont montré les récentes négociations sur le PARE. Des négociations qui ont d´ailleurs souligné les limites de la "mise à distance" des pouvoirs publics : faute d´avoir associé les chômeurs eux-mêmes, l´Etat va être amené à revenir dans le jeu pour "jouer les Zorro"...

Séparer l´économique et le politique, cela satisfait les tenants de l´économie néo-libérale qui, eux, ne s´interdisent pas d´investir le champ du politique en mettant l´Etat sous pression. Séparer l´économique du politique, c´est tout le contraire du projet de l´économie solidaire qui a besoin, sur les territoires, d´une négociation sociale élargie pour ouvrir des espaces de développement. Et qui a besoin que les citoyens retrouvent un rôle de régulation sur tout ce qui concerne l´"utilité sociale".

Un vrai projet politique

Ce qui reste conflictuel entre l´Etat et l´économie solidaire, c´est ce que celle-ci lui renvoie sur le rôle et la qualité du service public. Souvent inscrites dans les interstices de l´intervention publique, les activités d´économie solidaire ont révélé les carences de celle-ci et son inadéquation avec les réalités d´aujourd´hui. Elles n´ont pourtant jamais revendiqué de s´y substituer, mais plutôt d´être un acteur majeur du chantier de sa rénovation, en faisant valoir tout ce que peut représenter l´apport des citoyens eux-mêmes, une nouvelle intention de "service au public" et une coproduction société civile-Etat en matière de cohésion sociale. Or, parfois, l´Etat semble plus empressé à privatiser qu´à rechercher avec le corps social les moyens d´une mixité qui préserve ses compétences et implique la société : il y a là un enjeu démocratique fort pour le nouveau millénaire.

Le plus dur, en fin de compte, pour líEtat, cíest de reconnaÓtre ý líÈconomie solidaire un véritable projet politique. Un projet qui ne s´inscrit ni en avorton d´une économie publique ni en roue de secours de l´économie de marché. Un projet articulé sur un modèle de développement durable, radicalement différent de celui qui nous domine, mais auquel de plus en plus de nos concitoyens aspirent, comme l´ont montré les grands rassemblements de ces derniers mois, de Seattle à Millau.

1. A l´initiative du dispositif des Régies de Quartier et président de son réseau national pendant dix ans, Charles Bouzols est aujourd´hui directeur de Civilités.