Transversales Science Culture n°64, juillet-août 2000

Vers une Charte des droits fondamentaux ignorée des citoyens européens ?

Laure DESMARIS

Europe 99

La Charte européenne des droits fondamentaux, actuellement en préparation, devrait permettre une meilleure appropriation de l'Europe par les citoyens. Laure Desmaris présente ici les enjeux de ce projet trop peu connu, compte tenu de l'absence de communication des gouvernements à son sujet.

L e représentant permanent français, Pierre Vimont, a présenté jeudi 8 juin à Bruxelles les priorités et défis de la présidence française du Conseil de l´Union européenne : "Parvenir à des conclusions sur la Conférence inter gouvernementale, la charte des droits fondamentaux, la politique européenne de sécurité et de défense, faire avancer les négociations d´élargissement et assurer le suivi des sommets de Tampere et Lisbonne."

Si la charte des droits fondamentaux, censée permettre "une meilleure appropriation de l´Europe par les citoyens", constitue officiellement l´une des priorités de la présidence française, elle reste totalement ignorée de la majorité des citoyens européens. Et pour cause : les gouvernements se sont volontairement abstenus de communiquer sur le sujet. Pourtant, lorsque les instances politiques veulent mobiliser, elles déploient les moyens adéquats. Ainsi se souvient-on de la campagne menée en France, à l´approche du référendum pour la ratification du traité de Maastricht : les politiques n´avaient pas hésité à inonder les plages de tracts !

Pourquoi une large consultation populaire n´a-t-elle pas été envisagée dans les quinze Etats membres et dans les pays candidats à l´intégration ? La consultation aurait pu revêtir la forme du "questionnaire jeunes", proposé aux jeunes Français par le ministère de l´Education nationale, il y a quelques années. Principe de consultation très simple et ouvert, qui permettait aux jeunes de donner leur avis et de formuler des propositions concernant le système français.

En réalité, règne actuellement, au sein des différents pays de l´Union, un "consensus mou", qui consiste à ne pas faire de vague autour de la préparation de la charte des droits fondamentaux. De surcroît, la France, qui prendra la présidence de l´Union, à partir du 1er juillet, semble plus préoccupée par la préparation de ses prochaines élections municipales que par celle de la charte. Caractère aggravant, même les plus fervents Européens, tel Jacques Delors, n´essaient pas de sortir la charte de l´ombre afin qu´elle devienne un "objet politique identifié". Pourtant, les enjeux et sujets de débats à mettre sur la place publique ne manquent pas.

Non à une charte au rabais !

Première question : que recouvre le vocable "droits fondamentaux" ? La Convention les a répartis en trois "corbeilles" :

- la première comprend les libertés et droits classiques, figurant déjà pour l´essentiel dans la Convention européenne des droits de l´homme (CEDH) ; l´enjeu réside ici dans l´actualisation de ces droits ;

- la deuxième "corbeille", qui regroupe les droits civils et politiques, a pour enjeu leur reconnaissance aux non-ressortissants de l´Union résidant sur le territoire européen ;

- quant à la troisième "corbeille", celle des droits économiques et sociaux, c´est celle qui suscite le plus de controverses, notamment entre les tenants d´une position minimaliste ­ les Anglais en tête ­ et les partisans d´un contenu social ambitieux, défendu par la France. Même si les tenants de la deuxième position gagnent du terrain parmi les membres de la Convention, les ONG ont mis en garde à ce sujet. Selon elles, ne disposer d´aucune charte serait préférable à un texte amoindri, qui riquerait de décrédibiliser l´aura de l´Union européenne sur la scène internationale. N´oublions pas que certaines conventions onusiennes, ratifiées par des pays en voie de développement, sont socialement très ambitieuses et que, par ailleurs, seuls trois pays de l´Union (l´Italie, la France et la Suède) ont ratifié la version révisée en 1996 de la charte sociale européenne de 1961.

Méfions-nous donc d´une charte au rabais. Si les Européens veulent être fiers de leur charte, les droits fondamentaux doivent, certes, comprendre les droits classiques mais aussi, et surtout, les droits économiques et sociaux dans leur acception la plus ambitieuse et les droits nouveaux répondant à l´évolution de la société. A ce stade des travaux de la Convention, les droits liés à l´évolution des sciences et des techniques risquent malheureusement de ne pas être pris en considération, et les droits sociaux risquent de rester très généraux, ne prenant pas en compte le droit à un revenu minimum d´existence ou au temps choisi, par exemple.

Deuxième interrogation : la charte doit-elle avoir un caractère contraignant et, par conséquent, être dotée d´un mécanisme de contrôle ou prendre la forme d´une déclaration ? Dans la première hypothèse, la charte devrait être intégrée dans le traité pour permettre une protection effective des droits fondamentaux. Dans la seconde, elle aurait un statut comparable à la Déclaration universelle des droits de l´homme, lui donnant un caractère purement formel. Lord Goldsmith, représentant du Premier ministre britannique au sein de la Convention, a récemment affirmé que la charte devait consister en "une déclaration reprenant les droits déjà connus, et non un complément juridiquement contraignant ajouté au traité."

Il serait nécessaire de s´orienter vers une double charte : un premier texte contraignant, intégré dans le traité, donc forcément réducteur en l´état actuel du processus, mais ouvrant sur un texte plus ambitieux, laissé ouvert à la société civile des pays membres et surtout des pays candidats, à peine consultés sur le projet de charte, alors qu´ils travaillent avec ardeur pour satisfaire aux sévères critères établis par l´Union européenne. Ce second texte pourrait être débattu par chacun des acteurs et soumis à référendum au sein de l´Europe élargie, puis être intégré au fur et à mesure dans les traités de l´Union, faisant de la charte un plébiscite de chaque jour.

La mobilisation des réseaux civiques

Certaines associations se sont fixé la veille de la tenue du Conseil européen de Nice comme date butoir. Si la charte est jugée satisfaisante, les ONG feront pression auprès du Conseil européen afin de permettre son intégration dans le Traité ; à l´inverse, elles rejetteront un texte qui manquerait d´envergure.

Face à l´atonie politique ambiante, plusieurs acteurs de la société civile se sont mobilisés, soucieux de ne pas laisser la Convention travailler à huis clos. Les organisations qui entendent s´impliquer dans le processus d´élaboration de la charte disposent, certes, via Internet, des documents de travail de la Convention. Elles pourraient ainsi adresser leurs propositions sur le site web du Conseil de l´Union européenne. Cela dit, la publication de documents sur la Toile ne remplace aucunement le débat public, trop souvent inexistant sur les enjeux européens.

Conscient de cette lacune, le Forum permanent de la société civile a organisé, dès le 15 janvier 2000, une "journée de dialogue civil", afin de dégager des axes communs entre les différentes ONG et de susciter le dialogue avec les pouvoirs publics. Les représentants du Forum souhaitaient que la charte soit soumise à référendum dans tous les pays de l´Union et, par conséquent, conduise à une révision du traité d´Amsterdam. La Plate-forme des ONG européennes du secteur social et la Confédération européenne des syndicats ont lancé une campagne conjointe dans les quinze pays membres, visant à "placer les droits fondamentaux au cæur de l´Europe".

En France, le collectif Cafecs (Carrefour pour une Europe civique et sociale) déplore "l´absence de démarche de citoyenneté active" et l´incertitude quant au rôle de la future charte. Les membres du Cafecs ont donc expérimenté à échelle réduite la méthode qui, selon eux, aurait d´être employée pour élaborer les droits. Les textes préparés par les associations du collectif ont d´abord été débattus au sein du Cafecs, puis lors d´un séminaire élargi qui a réuni, le 11 mars 2000, 110 participants (membres de la Convention, hommes politiques et représentants de la société civile). La plupart des droits élaborés, en fonction de l´intérêt des associations membres, s´apparentent aux droits nouveaux (développement durable et droits de l´homme, droit au temps choisi, droit du citoyen et technologies de l´information et de la communication, bioéthique et droits de líhomme...). Selon le Carrefour, clore les travaux de la Convention à l´automne prochain laisserait un sentiment de frustration par rapport aux espoirs soulevés. Pour tous ces motifs, le Cafecs souhaite que les travaux de la Convention soient prorogés pour trois ans, délai qui permettrait de "renforcer la voix de la société civile".

Objectif Nice

A l´approche du Conseil européen de Nice, la société civile cherche d´autant plus à mobiliser les citoyens. Ainsi, le Collectif sur la charte des droits fondamentaux de l´Union européenne, créé le 8 mars dernier à l´initiative de la Ligue française des droits de l´homme, organisera un "sommet de la société civile européenne" à Nice les 7 et 8 décembre. Le Forum permanent de la société civile a émis l´idée de rassembler les membres de la société civile sur un grand "bateau citoyen" à destination de Nice.

Plus généralement, les ONG, trop souvent écartées des processus décisionnels, souhaitent obtenir un statut consultatif officiel et voir ce droit inscrit dans la charte. Même si la procédure de travail engagée par la Convention apparaît plus ouverte que celle initiée par la CIG (conférence inter-gouvernementale), elle est loin d´être suffisante. Ainsi, les deux journées organisées au Parlement européen de Bruxelles entre les représentants de la société civile et ceux de la Convention ont laissé un sentiment de frustration, le débat ayant à peine été esquissé !

Le 27 avril 2000, peu de membres de la Convention s´étaient déplacés pour auditionner les organisations qui avaient souhaité s´exprimer, ne disposant d´ailleurs chacune que de cinq petites minutes. L´audition s´est révélée être une simple écoute de principe, servant uniquement à contenter les organisations bruxelloises les plus influentes. Il faut regretter que la majorité des organisations présentes ce jour-là se soient davantage exprimées en fonction de leur propre intérêt qu´en faveur des citoyens européens.

Devant cette absence de dialogue, le Forum permanent de la société civile a pris l´initiative d´organiser une journée "portes ouvertes" le 6 juin dernier, permettant aux ONG de disposer de stands pour présenter leurs propositions mais surtout de susciter le dialogue entre les membres de la société civile et ceux de la Convention. A deux étages díintervalle, les membres de la société civile et ceux de la Convention se sont livrés au même travail, consistant à examiner les amendements proposés relatifs aux 30 premiers articles : droits civils et politiques. N´eût-il pas été plus intéressant de réunir ces deux assemblées au sein du même hémicycle pour un travail commun ?

Actuellement au creux de la vague, le débat sur l´avenir de l´Europe va-t-il surfer sur les propositions fédérales de Joschka Fischer ?

Il est urgent d´associer les citoyens à la construction européenne, de les consulter sur l´Europe de demain. Chacun doit avoir la possibilité de s´exprimer, proposer, critiquer, débattre de l´avenir de notre continent... bref de se sentir citoyen.