Transversales Science Culture n°64, juillet-août 2000

"Il faut associer les ONG au processus constitutionnel"

Un entretien avec Daniel COHN-BENDIT

Député européen

Suite au discours de Joschka Fischer, ministre allemand des Affaires étrangères, en faveur d'une constitution européenne, Daniel Cohn-Bendit, député européen, a publié aux côtés de François Bayrou, président de l'UDF, un appel "pour arracher l'Europe à l'enlisement". Il formule pour Transversales Science Culture son analyse du "déficit de citoyenneté" dans l'Union et expose sa vision des enjeux du Sommet de Nice (décembre 2000).

Transversales Science Culture. Dans votre appel, vous soulignez la nécessité de faire intervenir un nouvel acteur, le citoyen européen, mais vous ne le conviez à intervenir que pour élire un président au suffrage universel. Ne pensez vous pas que le citoyen doit être associé plus en amont à la définition des règles du jeu ?

Daniel Cohn-Bendit. Ce texte traite de l´émergence d´un espace public européen, et je défends l´idée que cet espace se crée aussi dans le champ électoral. Ce qu´il n´y a pas, dans ce texte, c´est tout ce qui concerne la manière dont la société civile qui s´intéresse à l´Europe pourrait intervenir dans le débat, y compris au niveau institutionnel (par exemple, l´idée d´une initiative référendaire qui conforterait cette notion d´espace public). Dans l´appel signé avec François Bayrou, cet aspect-là n´apparaît pas clairement. A posteriori, je reconnais que c´est une erreur : nous aurions dû évoquer cette question en quelques phrases.

TSC. Pourquoi avoir choisi de vous appuyer sur les relais institutionnels (en particulier les parlementaires) plutôt que sur ceux de la société civile, fortement mobilisés autour de la charte des droits fondamentaux ?

D. C.-B. Je suis député européen, et c´est à cette place-là que je m´exprime dans cet appel. C´est dans ce champ-là que nous avons choisi, François Bayrou et moi, de frapper les esprits en signant un texte "transversal". Je considère que l´espace des ONG, des non-professionnels de la politique, doit rester un espace autonome. Ce n´est pas à moi de parler à leur place. On ne peut pas continuellement pratiquer le mélange des genres...

TSC. Vous dressez un constat sur le déficit de citoyenneté de l´Union, qui est en train de devenir le leitmotiv de la classe politique. N´y a t-il pas un risque, compte tenu de l´insuffisance des réponses apportées à ce que pourrait être un "projet de civilisation" européen, de susciter un nouveau désenchantement à l´égard de la construction communautaire ?

D. C.-B. Ne renversons pas les choses : que ce constat devienne une sorte de leitmotiv ou, en tout cas, que ce déficit de citoyenneté soit aujourd´hui au centre des débats sur l´Europe, c´est d´abord quelque chose de très positif. Par ailleurs, à travers les débats sur la charte des droits fondamentaux émerge ce qui pourrait être l´expression d´une "société européenne" : le recoupement de ce qui émane de nos différentes sociétés depuis une cinquantaine d´années. De ce point de vue, mettre la charte des droits fondamentaux au cæur de la future constitution, c´est vraiment avancer sur le terrain d´un projet de société pour l´Europe.

TSC. Quels sont les enjeux du prochain sommet de Nice à cet égard ?

D. C.-B. Il est essentiel que la charte des droits fondamentaux constitue le cæur de la future constitution de l´Europe. A partir de là, la question devient de pure stratégie politique : à quel moment les divergences internes à l´Europe (et notamment les réticences anglo-saxonnes) pourront-elles être dépassées pour que la charte soit incluse dans les traités ? A Nice, les Etats membres devraient adopter officiellement ce texte, mais pas forcément l´intégrer dans les traités. Cela dit, ce n´est pas la seule échéance qui nous attend. Le principal enjeu de Nice se situera dans le fait que le sommet donne un mandat pour initier un processus constitutionnel.

TSC. Quelle place accordez-vous à la société civile dans ce processus et dans l´architecture politique que vous esquissez dans cet appel ?

D. C.-B. Je crois que l´actuelle Convention, qui a été créée pour élaborer la charte des droits fondamentaux, ne suffit pas : il faut lui adjoindre une autre convention, composée des associations et ONG, créer des passerelles entre les deux et les associer au processus constitutionnel. Il faudra sans doute deux à trois ans pour que la future constitution soit votée par le Conseil et par le Parlement européens. Et une année supplémentaire pour qu´elle soit ratifiée par référendum dans les différents pays. Je souhaite d´ailleurs que ce calendrier soit aligné sur celui de l´élargissement : il ne s´agit pas de repousser celui-ci, mais de faire en sorte qu´il s´appuie sur un véritable cadre politique pour l´Europe.

TSC. L´Europe repose sur une grande diversité de cultures, nationales notamment. Quelles dynamiques conviendrait-il d´engager pour que ces cultures s´inscrivent bien dans un espace public commun ?

D. C.-B. Une vraie difficulté est due à la diversité de nos cultures politiques : l´Europe doit recoller des histoires qui sont fondamentalement différentes, des civilisations toutes authentiquement démocratiques mais bien distinctes. Ainsi, il y a un profond fossé entre notre société constitutionnelle (ou celle de l´Allemagne, par exemple) et la "société des citoyens" chère aux Britanniques, avec tout leur "libéralisme politique" qui a aussi sa raison d´être. L´enjeu, je l´ai dit, est de faire émerger un espace public européen par-delà les diversités nationales. De ce point de vue, la société civile ­ ou plutôt les sociétés civiles ­ ont évidemment un rôle essentiel à jouer.

TSC. Au-delà des aspects politiques, comment l´Union pourrait-elle échapper aux dérives ultra-libérales d´une simple zone de libre-échange et mettre en æuvre une économie plurielle, comme Transversales le professe depuis un certain nombre d´années ?

D. C.-B. La force de l´Europe, à l´avenir, sera justement de montrer qu´il existe des approches économiques distinctes mais complémentaires. Je compte beaucoup sur la présidence française de l´Union pour mettre ces idées au centre des débats. Mais il y a du pain sur la planche : le poids de l´idéologie dominante du marché et du libéralisme est terrible aujourd´hui. Il ne s´agit pas de jeter le bébé avec l´eau du bain ni de se replier dans une attitude purement défensive, mais de prendre l´initiative d´un véritable contre-projet : pourquoi laisser l´initiative de la "refondation sociale", qui doit nécessairement se situer au niveau européen, au seul Medef en France ? La plus grande faiblesse des acteurs de l´économie sociale et solidaire aujourd´hui, c´est qu´ils sont uniquement structurés au niveau national mais échangent fort peu au niveau européen. Je souscris totalement à l´idée de Guy Hascoët de rédiger un "livre blanc" sur l´économie solidaire en Europe : il faut absolument que tous les acteurs d´une autre économie se maillent à l´échelle du continent.

Propos recueillis par Philippe Merlant et Ann-Corinne Zimmer