Transversales Science Culture n°64, juillet-août 2000

"Les artistes doivent être des passeurs, des défricheurs, des inventeurs de formes et de mondes"

Gérard PAQUET

Chargé de mission "art et sciences" à la Cité des sciences et de l'industrie (Paris - La Villette)

Fondateur puis directeur de Châteauvallon, jusqu'à son limogeage par la mairie Front national, Gérard Paquet tente aujourd'hui d'imaginer de nouveaux types de relations entre science et culture. Soucieux de développer une alternative politique au libéralisme et à la social-démocratie, il préside également l'association qui organise les Egep (Etats généraux de l'écologie politique). Dans l'entretien accordé à Transversales Science Culture, il revient sur les leçons de son expérience à Châteauvallon, donne son point de vue sur l'évolution des pratiques culturelles et expose les projets qui lui tiennent à cæur aujourd'hui.

Transversales Science Culture. En quoi l'expérience de Châteauvallon, que vous avez conduite pendant plus de trente ans, préfigurait-elle une autre conception de l'action culturelle ?

Gérard Paquet. Quand j'ai créé Châteauvallon avec Henri Komatis, nous avons pris pour devise "Humanisme, art et science". C'était assez prémonitoire : à l'époque, on ne parlait pas encore de "mutation informationnelle", mais il était évident pour nous que la science était le fait culturel majeur de notre époque. Il nous semblait donc impossible de mettre en æuvre une action culturelle porteuse de sens sans interroger l'évolution de nos sociétés rendue possible par le développement des sciences et des techniques. Nous avons tenté d'inventer une réponse pertinente en ouvrant le lieu à des créateurs, à des scientifiques, et en faisant débat autour de ces questions...

TSC. Quel bilan faites-vous aujourd'hui de cette expérience ?

G. P. Avec le temps, je me rends compte que, si nous avions raison sur le fond, nous étions sans doute un peu trop en avance. Lors de sa création, en 1965, Châteauvallon était porté par la vague des initiatives de décentralisation culturelle mais, même dans ce cadre, notre projet était trop atypique pour pouvoir s'imposer facilement. De plus, la ville dans laquelle nous avons essayé de développer ce projet ne nous a pas permis de le faire vraiment : nous avons souvent travaillé à contretemps, sans disposer des moyens nécessaires. En fin de compte, le rejet de Châteauvallon était inscrit dans les faits avant même l'arrivée du Front national à la mairie. Je n'ai donc pas de regret si ce n'est, peut-être, celui de ne pas avoir tiré tout le parti possible d'un lieu exceptionnel, dans un site lui-même exceptionnel, remarquablement mis en architecture par Henri Komatis. Un site proche des lieux antiques, extérieurs à la cité mais où la population se retrouvait - autour du théâtre, de la poésie et des jeux - pour mettre à l'épreuve les mythes fondateurs de la communauté. Peut-être nos successeurs redonneront-ils vie et sens à un projet de ce type dans une dizaine d'années...

TSC. Qu'avez-vous fait depuis la fin de Châteauvallon ?

G. P. Après une "traversée du désert", qui m'a permis de faire un utile retour sur moi-même, Catherine Trautman, ministre de la Culture à l'époque, m'a tendu la main pour me confier une mission sur "le rôle et les compétences du ministère de la Culture dans le domaine des sciences et techniques". Ce travail a été tout à fait passionnant : il m'a amené à approfondir le rapport qui s'établit entre la création artistique et la société.

TSC. Quelles conclusions en avez-vous tirées ?

G. P. Je me suis étonné que le réseau très dense des institutions culturelles françaises ne soit pas utilisé pour que les gens saisissent mieux les enjeux des bouleversements que connaissent nos sociétés, puissent s'y repérer et, par là-même, pèsent davantage sur leur avenir. Dans un musée ou un centre dramatique, on peut imaginer des formes de mise en débat très originales, susceptibles de s'adapter à différents publics. Dans mon rapport, j'ai proposé que s'organise à travers l'ensemble des institutions culturelles un grand débat sur toutes les questions de la transformation du monde d'aujourd'hui. Ma seconde conclusion a trait au rôle que les artistes devraient jouer pour accompagner cette mutation. Par le passé, les plus grands d'entre eux ont été des passeurs, des défricheurs, des inventeurs de formes, de mots et d'idées qui ont contribué à apporter du sens et de l'humanité à la société dans laquelle ils vivaient. Des premières peintures rupestres aux images numérisées actuelles, en passant par les musiques traditionnelles, le théâtre grec, celui de Shakespeare, de Molière ou de Brecht - pour n'en citer que quelques-uns -, les artistes ont toujours accompagné, voire précédé, les processus de civilisation. Ils ont raconté des histoires qui permettaient aux individus de vivre ensemble. La force de l'art est qu'il ne s'intéresse pas seulement à la raison, mais aussi à cette part d'émotion, de sentiments et d'imaginaire qui réside en chacun de nous : toute cette architecture invisible qui demande à être nourrie, individuellement et collectivement, par la beauté et la création humaine.

TSC. N'est-ce pas là revenir aux fondements mêmes de la culture ?

G. P. Tout à fait. Dans son acception la plus large, la culture recouvre la totalité des manières d'être, de penser et de s'exprimer des êtres humains, à travers les activités les plus diverses, que celles-ci relèvent de l'expression individuelle ou collective. Elle définit donc tout ce qu'il y a de plus humain chez l'homme. Personnellement, si j'ai choisi le monde de la culture, c'est bien parce qu'il me paraît un outil essentiel pour développer le plus d'humanité possible chez l'homme.

TSC. Pensez-vous que la culture joue aujourd'hui ce rôle en France ?

G. P. Pas suffisamment. Dans un pays où les pouvoirs publics jouent un rôle déterminant dans la dynamique culturelle, j'ai vu celle-ci, progressivement, se refermer sur elle-même, se couper de la réalité sociale où elle doit puiser sa source.

TSC. Comment expliquer cette tendance à l'enfermement ?

G. P. Elle est le résultat d'un double mouvement, en apparence contradictoire, mais agissant, en fait, dans le même sens et finissant ainsi par produire un véritable glacis. Le premier mouvement réside dans la tendance à la "normalisation". En clair : si l'on veut accéder à une scène nationale ou à un musée, il faut rentrer dans un moule imposé par l'administration. Ainsi, ce qui part d'un bon sentiment - la saine utilisation de l'argent public - débouche sur un conformisme de la pensée et un appauvrissement de la nécessaire diversité culturelle. Ce conformisme administratif se trouve renforcé par un second mouvement : la tendance de plus en plus nette à transformer les institutions en "entreprises culturelles" calquées sur le modèle du marché. Certes, on ne peut pas contester à un directeur de scène nationale de vouloir devenir un bon gestionnaire, un bon manager, un bon communicateur... Mais les critères de bonne gestion d'une institution culturelle ne peuvent évidemment pas être identiques à ceux d'une entreprise marchande concurrentielle classique. Le cumul du vide de sens, de la prépondérance donnée à la norme et du recours systématique au modèle de l'entreprise finit par produire des logiques auto-justificatrices : les résultats statistiques deviennent, par exemple, l'obsession de nombre d'institutions culturelles. On en oublie que leur finalité première est de défendre la création, de promouvoir une pensée ouverte et vivante.

TSC. Comment expliquez-vous ce phénomène de "glaciation" dans l'univers culturel ?

G. P. Je crois qu'il s'explique avant tout par une très grande peur, elle-même liée à la mutation qui nous fait entrer dans un monde tellement nouveau, tellement imprévu. Une période comme celle-ci est à la fois effrayante et formidable : nous ne percevons pas encore le sens de la mutation, mais nous voyons parfaitement en quoi elle révèle l'inadaptation de nos institutions. Tout cela peut entraîner des rejets violents et des tentations régressives, ou conduire à de nouvelles formes d'immobilisme ou de conformisme. Quand on a peur, on cherche des réponses toutes faites, comme le sont celles du marché et celles de l'Etat. Lorsqu'une société a perdu ses repères, elle a peur de tout et a tendance à se refermer sur elle-même. L'un des mots que l'on entend le plus dans la bouche des politiques, aujourd'hui, c'est "verrouiller". Mais c'est une erreur : quand on veut tout verrouiller, on ne maîtrise plus rien, et la vie réelle ne peut, dès lors, se développer qu'à la marge.

TSC. Comment sortir de telles impasses ?

G. P. Il est clair que nous devons trouver des réponses, économiques, sociales et politiques, mais aussi culturelles. Dans le domaine de la culture, il faut que les pouvoirs publics - aussi bien l'Etat que les collectivités territoriales -, qui resteront déterminants dans notre pays compte tenu de son histoire, aient une approche moins bureaucratique, moins normative. Qu'ils soient plus attentifs aux initiatives nouvelles que l'on trouve un peu partout sur le territoire, dans les lieux les plus divers et les plus inattendus, notamment les squats d'artistes et les friches industrielles, où se développe un vrai mouvement qu'il faut accompagner et soutenir. Je partage d'ailleurs l'essentiel des thèses développées dans un appel récemment publié dans Libération 1 et dont j'espère qu'il sera entendu par les pouvoirs publics. Mais cela ne suffit pas : j'insiste personnellement pour que toutes les institutions culturelles deviennent (ou redeviennent) des lieux de débat public. Tout comme je souhaite que les artistes prennent leurs responsabilités, qu'ils n'aient plus peur d'affronter les grands enjeux de la transformation du monde en train de s'opérer sous nos yeux. Ils peuvent d'ailleurs le faire d'eux-mêmes, spontanément, mais aussi y être invités par le biais de la commande publique. Une dernière chose, essentielle à mes yeux : dans le monde globalisé qui se construit, nous devons être extrêmement attentifs à la culture des autres. Notre vision du monde n'est pas forcément la seule pertinente. La mutation n'accouchera d'un monde meilleur que si nous savons respecter et conforter l'infinie diversité des cultures.

TSC. Avez-vous, à titre personnel, l'intention de prendre des initiatives en ce sens ?

G. P. J'ai bien l'intention, avant la fin de cette année, de repartir à l'aventure avec un projet qui intégrera l'ensemble de ces réflexions. Ce projet, baptisé pour l'heure "Planète émergences", consistera notamment à faire se rencontrer, autour de grandes fêtes, des gens de générations différentes afin de travailler ensemble sur les formes et les histoires qui nous parlent d'un monde en émergence.

TSC. Donc vous êtes optimiste ?

G. P. Je le suis d'autant plus que je rencontre tous les jours des jeunes avec lesquels j'ai envie de travailler : je place beaucoup d'espoir dans cette génération des 20-30 ans. Cela étant, je reste lucide : je pense que nous vivons sur un baril de poudre. Les injustices n'ont jamais été aussi grandes, notre patrimoine naturel jamais aussi menacé... Il y a là toutes les raisons de conflits majeurs. Raison de plus pour nous mettre au travail sans tarder...

Propos recueillis par Philippe Merlant