Notre type d'économie de marché fonde bien la société de marché

Jacques Robin

Lionel Jospin a souvent répété une formule : "Oui à l'économie de marché, non à la société de marché". Est-ce une affirmation concevable dans l'économie de marché taraudée par la mutation informationnelle ? Déjà Polanyi, dans son fameux ouvrage La Grande Transformation 1, avait souligné la perspective de la deuxième partie du XXe siècle : « La société est gérée en tant qu'auxiliaire du marché. Au lieu que l'économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique ». Fernand Braudel, de son côté, avait clarifié les rapports entre marché et capitalisme. En omettant le lien "capitalisme de marché", Lionel Jospin jette un voile sur la validité de sa formule. Malgré le fracas sur la fausse "nouvelle économie", tout souligne aujourd'hui que nous baignons déjà dans la "société de marché".

Du marché à l'économie capitaliste de marché

Les sociétés humaines ont pratiqué l'échange des biens et des services sous des formes variées : le troc, le don, les réseaux de relations, puis, dans les "cités", les marchés traditionnels avec les prix sociaux préexistant à l'échange, les grandes foires marchandes… Les marchés existaient avant le capitalisme. Mais depuis plus de deux siècles, sous les pressions conjointes des deux révolutions industrielles des XVIIIe et XIXe siècles et l'accumulation du capital, c'est une économie capitaliste de marché qui s'est imposée comme le plus efficace moyen de développement pour des sociétés occidentales de plus en plus complexes : en tant qu'il exprime les conduites des acteurs sociaux et qu'il confronte des offres et des demandes anonymes, le capitalisme de marché n'a plus eu d'équivalent avec son système de prix fluctuants qui rétroagissent sur la production des biens. La monnaie, censée être la contrepartie des biens, y fonctionne comme un instrument de consommation, d'échange et d'investissement.

Toutefois, le visage du capitalisme a présenté dès le début des aspects inquiétants : sa logique de puissance ; ses fonctions conjointes de production et d'accumulation du capital ; sa recherche de profit financier maximum dans les plus brefs délais ; sa rationalisation intégrale au mépris de l'humain. L'économie capitaliste de marché a trouvé en effet sa principale source de plus-value dans le travail humain. Celui-ci est exploité jusqu'à la corde par une subordination du salarié pendant le temps de son labeur. Les actions du syndicalisme et les conventions collectives ont limité les dégâts dans une certaine mesure. Avant le milieu du XXe siècle (et surtout pendant la période des Trente Glorieuses), le "compromis fordiste" a même permis au salariat des pays occidentaux d'obtenir un fort degré de sécurité. Mais l'accumulation de marchandises poussait déjà de plus en plus à un productivisme forcené, sous la double bannière de l'esprit de compétition et de la transformation des désirs humains en besoins.

Or, depuis deux décennies, la mutation informationnelle (ordinateurs, robots, télécommunications numérisées, biotechnologies…) déferle avec ses exceptionnelles performances d'accumulation des biens et services avec moins de labeur humain. Plaquée sur l'économie capitaliste de marché, s'ouvre alors la voie d'un ultra-libéralisme, avec une mondialisation sauvage et une dérégulation générale. La globalisation économique mondiale donne rapidement la prédominance majeure à la finance et à ses marchés financiers. La croissance devient "riche en chômage" (Alain Lebaube) et le capitalisme informationnel se met à secréter, à côté d'un petit nombre de gagnants, la précarité et la pauvreté pour le plus grand nombre des individus.

Ce capitalisme informationnel joue à fond les comportements humains de désirs de puissance, de jouissance et de "passion des richesses". Il se soustrait à ce qu'il présente comme son porte-drapeau — la concurrence entre les entreprises — et utilise le marché sans s'y soumettre. Il devient de fait anti-libéral, anti-marché. Alors que les diverses formes prises dans l'histoire des marchés d'échanges de biens ont toujours fonctionné avec des règles précises, le capitalisme actuel, sous prétexte de dérégulation et de mondialisation, s'affranchit de toute règle hors celle du profit immédiat. Les méga-fusions auxquelles on assiste dans tous les domaines (agricole, industriel, services…), sous prétexte de "gagner des parts de marché" pour favoriser les actionnaires, exacerbent l'évolution vers la dictature des multinationales de la World Company et des marchés financiers par la création d'oligopoles. La création d'Euronext n'est que la première étape de la primauté des Bourses en Europe. Tout montre que nous courons sans coup férir à une "société de marché", en dépit de la dénégation de Lionel Jospin.

La société de marché

La recherche systématique de la rentabilité dans les divers champs économiques et sociaux et la flexibilité des salariés exigée par le "marché du travail" deviennent les seuls guides et le PNB quantitatif productiviste, le seul indicateur. On ne peut alors s'étonner de l'émergence d'un véritable apartheid économique, social, culturel.

La marchandisation s'affirme la loi des sociétés occidentales. La société de marché étale ses inégalités sociales et son mal-être : la mal-bouffe, la mal-santé, les pollutions globales s'accélèrent. La privatisation accélérée des transports conduit à l'augmentation des accidents : avions mal contrôlés dans le but d'accélérer la vitesse des rotations ; camionnage forcené des chauffeurs subissant un harcèlement de "pressing horaire"… La marchandisation du vivant soulève des interrogations encore plus graves : pour accélérer les profits des entreprises du "siècle biotech" 2, on accepte que s'installent des "thérapies géniques" dont les conséquences nuisibles sont négligées. La marchandisation des semences modifiées génétiquement (OGM) est acceptée même si les répercussions sur le milieu naturel sont encore inconnues.

Au niveau des services publics de proximité, la recherche de la "performance", calquée sur celle préconisée par le capitalisme, entraîne la suppression de structures locales et barre la route à toute politique concrète de civilisation : les écoles non surchargées sont fermées ; des services médicaux (maternités, par exemple) sont regroupés sous le prétexte de plates-formes techniques insuffisantes ; certaines pharmacies de gros villages sont déclassées comme "non rentables" ; des tournées postales sont espacées ; des lignes de chemin de fer sont rangées pour frais excessifs. Bref, tout est bon pour supprimer ce qui permettait un confort de la vie quotidienne.

C'est que l'économie capitaliste marchande a pris soin dès 1994, lors des "Accords de Marrakech" qui fondaient l'organisation mondiale du commerce (OMC), de définir, de manière résiduelle par rapport à elle-même, l'économie publique comme « tout service qui n'est fourni ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services ». Ces dispositions ont des conséquences tangibles : dès qu'une partie des activités d'un secteur est servie par le marché, tout le secteur tend vers la privatisation. Aussi voit-on s'engouffrer vers le marché les activités ayant trait à l'éducation, à la santé, au sport, aux arts, aux technosciences, aux relations humaines… La culture et les relations des humains entre eux deviennent rythmées par le profit, l'argent, les cours de la Bourse. On assiste même, pour les plus défavorisés, comme l'avait prédit Illich, à une "modernisation de la pauvreté" : on offre aux plus pauvres des "produits à larges discounts".

Et que nous propose-t-on pour faire obstacle à cette "société de marché" qui installe sa culture de consommation sans fin en guise de production de sens ? Les fameuses "réformes structurelles" proposées par les responsables politiques et leurs experts économiques se révèlent dérisoires. Pire, elles accéléreront la prédominance de l'économisme. L'explosion des entreprises start up, prélude à la "nouvelle économie" 3 dans la foulée de l'extension d'Internet, entraîne vers un "chaos" qui s'exprimera probablement dans les prochaines années par de formidables bulles financières, laissant derrière elles un champ de bataille où les morts seront légion. L'extension des stock-options (s'ils font la fortune excessive et temporaire de jeunes loups) et l'installation de fonds de pension pour les retraités renforceront encore, dans un délai de quelques années, la brutale fracture économique, sociale et culturelle entre un petit nombre de gagnants, aux manettes de cette société de marché, et les perdants en grand nombre. La violence sociale, le refuge dans la drogue et la corruption ne pourront que s'amplifier. Il en serait de même d'un "actionnariat des salariés" qui, sans redéfinition des pouvoirs de gestion de ces salariés à l'intérieur de l'entreprise, s'avérerait un simple surplus pour le capitalisme patrimonial individuel.

Et ce n'est pas non plus avec la mise en Bourse d'actions pour polluer, négociées entre petits et grands pollueurs, ni par un verdissement des programmes environnementaux des partis socio-démocrates, que l'on réglera avec quelques chances de succès les problèmes de nos rapports avec la nature ; les dérives climatiques en cours, le manque d'eau potable, l'accumulation des déchets dangereux, la montée des pollutions malsaines pour la santé ne pourront que favoriser la pression des catastrophes.

Pour une économie plurielle

Le sommet européen de Lisbonne des 25 et 26 mars derniers confirme entièrement cette évolution vers la société de marché. Est-il possible qu'un homme responsable comme Lionel Jospin ne prenne pas en compte ces réalités ? Les prestations des responsables politiques et économiques soulignent à quel point sont méconnues les enjeux actuels d'une mutation sans précédent depuis les débuts du néolithique.

Nous avons besoin d'une autre vision du monde. Dans le champ qui nous occupe ici, elle conduit à la mise en place d'une économie plurielle dont la logique marchande ne sera qu'une composante. Transversales se propose, dans l'Eclairage d'un prochain numéro intitulé "Renverser la démarche économique", de faire des propositions avec des contributions de René Passet, André Gorz, Jean-Paul Maréchal, Patrick Viveret, Alain Lebaube, et bien d'autres. n

1. Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, 1983.

2. Jeremy Rifkin, Le siècle biotech, La Découverte, 1998.

3. Voir TSC n°60, Jacques Robin, « Le bluff de la "nouvelle économie" ».