Le bluff de la "nouvelle économie"

Jacques ROBIN

Décidément, les défenseurs de l'économie capitaliste de marché sont maîtres dans l'art du détournement du sens des mots et des concepts.

• En janvier 1995, ce fut leur hold-up sur la signification de l'expression “pensée unique” dont Ignacio Ramonet avait formulé la signification première1 : « la pensée unique traduit en termes idéologiques, comme signification universelle, les intérêts d'un ensemble de forces économiques, celles en particulier du capital international ».

Par une usurpation sans pudeur, les responsables économiques et politiques s'approprièrent l'expression “pensée unique” pour y désigner un débat interne à la seule économie de marché, débat rétréci en France à un combat entre les tenants d'un franc fort et stable (permettant la “désinflation compétitive”) et ceux qui prônaient une autre politique de la monnaie avec baisse de l'impôt. La formule où se trouvait dénoncé le totalitarisme du marché était ainsi confisquée par les “accros” du libre-échangisme.

• En janvier 2000, voici à nouveau Ignacio Ramonet pris à contre-pied. Dans un article de poids, “L'aurore”2, il peut bien écrire : « il est temps de fonder une nouvelle économie, plus solidaire, basée sur le développement durable et plaçant l'être humain au centre des préoccupations », sa voix est couverte par ceux qui nous rebattent les oreilles depuis quelques semaines de “l'irruption de la nouvelle économie”. Quelle nouvelle économie ? En fait, toujours celle du capital, même s'il est vrai qu'une formulation apparaît : “le capitalisme informationnel”. L'intrusion d'Internet dans la vie quotidienne des entreprises classiques comme celles des start up3 a donné le signal, envers l'opinion publique, d'un matraquage sans précédent pour imposer la conception que nous sommes dans une nouvelle économie indépassable. Et de célébrer les louanges d'un capitalisme renouvelé, individualisé, sans héritier familial et décentralisé. Malheureusement réservé aux seuls gagnants. Les repères économiques en sont l'accroissement sans limite de la productivité et la “création forcenée de valeur”. L'exemple à suivre est celui de l'expansion continue de l'économie américaine avec faible inflation et hausse prodigieuse de la Bourse. Nous voici projetés dans “une nouvelle croissance” sans que soit posée la question centrale : la croissance de quoi ?

Cette “nouvelle économie”, prônée par les experts financiers et les entreprises multinationales, devient le leitmotiv des rapports officiels et gouvernementaux. La “nouvelle économie” fait “la une” permanente de tous les medias. En France on compare les PME du “Silicone Sentier” à celles de la Silicon Valley.

En fait le prix à payer pour la nouvelle économie fait entendre une tout autre musique : le nombre des perdants ne cesse de croître par une accentuation de la précarité et de la corruption. Internet facilite la surveillance des “producteurs informationnels” par la hiérarchie de la “World Company” qui se met en place dans les méga-fusions. Pour l'instant les flons-flons des industries de la communication font oublier le dégraissage continu des emplois dans les productions des biens agricoles et industriels.

On est en droit de s'interroger même à court terme : l'installation d'une bulle boursière et financière n'est-elle pas en bon train dans les Bourses américaines (Dow Jones et surtout Nasdaq) ? La situation de l'économie américaine ne jouit-elle pas d'un bénéfice exceptionnel du fait que sa monnaie interne sert de monnaie courante majeure pour le paiement international ? L'extension de l'échange marchand (au-delà de la production des biens et services habituels) aux objets mêmes de la communication, au corps humain, aux productions artistiques et technoscientifiques et, bien entendu, à la nature elle-même (au risque des plus intenses dégâts), n'est-elle pas en train de préparer la “Grande implosion de l'Occident” que le regretté Pierre Thuillier nous avait annoncée ?4

• D'où vient donc ce que nous croyons plus que jamais être un aveuglement ? Dominique Barjot, professeur à la Sorbonne, livre l’explication dans une récente interview5 : il classe, lui aussi, ce qu'il appelle “l'invention de l'informatique et des réseaux” comme la troisième révolution industrielle des temps modernes. Il plaque, comme tant d'autres, les technologies issues de “l'ère de l'information”, sur les structures économiques, financières et sociales de technologies issues de l'ère énergétique. Décidément la mutation informationnelle, pourtant si visible aujourd’hui, reste la grande incomprise et la “société de marché”, vers laquelle nous avançons, coûtera très cher à la “ressource humaine”.

• Comme nous le pensons avec Ignacio Ramonet, une nouvelle économie liée à la mutation informationnelle serait, afin de parvenir à une nouvelle redistribution du travail et des revenus, une économie plurielle dans laquelle la logique du marché se combinerait aux logiques d'une économie solidaire (publique et de proximité) et d'une économie distributive dessinant les premières mesures d'un revenu inconditionnel décent pour tous. L'emploi de monnaies plurielles nous ferait enfin sortir d'un capitalisme monolithique de marché qui, malgré l’adjectif “nouveau” dont on l'affuble, est en réalité des plus obsolètes.

  1. Le Monde diplomatique, janvier 1995.
  2. Le Monde diplomatique, janvier 2000.
  3. Start up : entreprise qui démarre en trombe, dans le champ des technologies “high-tech”, grâce à Internet.
  4. Pierre Thuillier, La grande implosion, Fayard, 1995.
  5. Libération, 14 janvier 2000.