L'avenir du tutorat-citoyen

Chronique du sens
par André Parinaud

Cessons de marginaliser un des problèmes majeurs de notre société moderne : l'allongement de la durée de la vie. Les plus de 50 ans (les "seniors") représentent aujourd'hui un tiers de la population française (18 millions) et perçoivent 45 % des revenus. Allons-nous assister, avec le choc démographique, à l'avènement culturel, intellectuel et mythique d'une mutation des valeurs de la mort ? Le fait que l'homme peut avoir le sentiment de "vivre sa vie" avec d'autres rythmes doit nécessairement modifier les mentalités comme les comportements.

Nous avons posé l'équation humaniste dans sa complexité à Alain Parent (Ined), consultant scientifique de Futuribles1, et à Maximilienne Levet, porte-parole du mouvement Flamboyance. Cette double interview annonce d'autres articles et travaux que Transversales consacrera, dans ses prochains numéros, à cet enjeu majeur.

André Parinaud (A. P.) : Quels sont les chiffres essentiels qui donnent la mesure du phénomène que constitue l’allongement de la durée de la vie avec ses conséquences ?

Alain Parent (Al. P.) : Les seniors vont constituer 50 % de la population en 2050 (ils étaient 28 % en 1950). On ne peut les considérer comme une catégorie homogène car il existe, en leur sein, trois générations aux comportements différents.

Avec une fécondité féminine de 1,67, l’accélération du vieillissement devient une donnée fondamentale, les quinquagénaires et les sexagénaires étant les plus nombreux, alors qu’en 1995, c’étaient les hommes et femmes de 30 ans qui dominaient le lot.

Le vieillissement démographique permet également d’enregistrer un rajeunissement biologique des individus et se traduit, par exemple, par la divortialité et les ruptures d’union à tout âge.

Quant aux grands-parents, ils considèrent aujourd’hui comme un devoir d’assurer la cohésion de “la tribu familiale”. Qu’en sera-t-il demain ? En tout cas, la plus grande partie des 2 800 000 résidences secondaires et maisons de famille françaises leur appartiennent. Ils y reçoivent enfants et petits-enfants. On évalue à 150 milliards de francs le montant de cette solidarité inter-générations qui, implicitement, alimente le budget du tourisme, mais de nombreux seniors expriment un ras-le-bol des vertus familiales. Et l’on peut distinguer trois catégories de tourisme des seniors : affectif, thérapeutique et hédonique2.

De 1982 à 1994, nous enregistrons 10 % de plus d’achats de logements dans le groupe des 50 ans, cependant que la proportion des ménages, dans ce domaine, reculait de 10 % pour les 50 à 59 ans, de 11 % pour les 60 à 69 ans, et de 13 % pour les 70 à 79 ans ; enfin, de 14 % pour les plus de 80 ans. Voilà, quelques chiffres pour fixer la dynamique.

A. P. : Il faut évidemment tenir compte de l’état des revenus des retraités. Comment évoluent-ils ?

Al. P. : Je ne crois pas que le conflit des générations entre les actifs et les retraités sera ce qu’on redoute. Comment financer les retraites ? Les principaux éléments du programme sont le rôle des fonds de pensions selon le volume de l’épargne nationale, le développement d’une épargne supplémentaire, comme en Italie ou en Suède (où se pratique une “capitalisation virtuelle” qui permet aux assurés de participer aux bénéfices de l’évolution de l’économie nationale).

L’exemple chilien est également à méditer. Depuis 1981, comme le souligne Thomas Lancereau3, on a substitué, dans ce pays, au régime public des retraites par répartition, un système de fonds de pensions4.

On envisage même, dans certains pays, le passage à l’épargne obligatoire. Mais il faut bien considérer que la réforme des retraites implique des risques électoraux exacerbant le pouvoir politique.

Comme le dit Hugues de Jouvenel, au baby-boom a succédé un baby-krack avec un caractère irréversible qui officialise l’allongement des chances de vie, impliquant une économie des retraités et l’exercice d’un pouvoir d’achat considérable. De vraies questions se posent sur le marché de l’emploi qui oblige à définir le nouvel âge de la retraite, la formule de “capitalisation” des pensions.

Nous devons prévoir et adopter des politiques efficaces concernant le développement de la fécondité familiale.

A. P. : Il est certain que les solutions engagent toutes les ressources des économies. Nous sommes dans l’obligation de repenser le statut des seniors du troisième âge, devenant citoyens planétaires paradoxalement, soutiens et enjeux de l’avenir.

Al. P. : Le nouveau citoyen planétaire, pour définir son style de vie, doit savoir que, pour 2050, on prévoit un âge moyen de 79,5 pour l’homme et de 84 ans pour la femme – soit une différence de cinq ans qui nous conduit également à nous interroger sur les causes de cette inégalité, dont nous connaissons d’ailleurs une part des réponses avec le tabagisme et l’alcoolisme. Peut-on faire semblant de l’ignorer ?

Enfin, une grande étude reste à mener, concernant les conséquences du progrès du vieillissement sur les dépenses de santé pour les collectivités, afin de fixer la cotisation sociale.

A. P. : Peut-on croire que cette évolution des chiffres de la mortalité peut transformer les mythes qui nous gouvernent et, notamment, les “valeurs de la mort” ?

Al. P. : Comme le souligne Jean-Paul Sardon (Ined), en l’espace de 46 ans l’espérance de vie a progressé de 10,8 ans pour l’homme et de 12,8 ans pour la femme. On enregistre une baisse de la mortalité des “âgés-jeunes”. L’espérance de vie au-delà des 60 ans pour les hommes s’est accrue de 4,4 années (entre 1950 et 1996), et pour les femmes de 6,7 années. Un vrai progrès.

Pour des experts comme Vaupel et Gowen, l’espérance de vie atteindra les 100 ans en ce nouveau siècle. On estime même que la limite sera 120 ans. D’autres, plus circonspects, relativisent à 105 ans, en tenant compte des états de santé. La doyenne de l’humanité, une Française, est morte en 1997 à l’âge de 122 ans, 5 mois et 13 jours !

A. P. : Personnellement, vous posez, par vos travaux, la question de la “panne” qui nous attend.

Al. P : Même en tenant compte de l’invention de la DHEA5 de l’avenir (qui permettra de restaurer la masse musculaire ou le capital osseux et la peau…), la révolution médicale ne peut effacer les handicaps des maladies et le degré de mortalité. Pas plus qu’elle ne peut résoudre les problèmes posés par la misère, ceux causés par les inégalités sociales (qui constituent des handicaps de la plus grande gravité). Pas plus, non plus, qu’elle ne peut répondre de façon satisfaisante au rationnement des dépenses de santé (qui oscillent actuellement autour d’une croissance de plus de 4 % l’an) ; ni à l’utilisation des drogues, du tabac à l’alcool sans oublier les dopants ; ni à la pollution de l’air et aux modifications du climat ; ni aux dangers des plantes transgéniques…

N’omettons pas ce qu’on dénomme “l’état de dépendance du grand âge”. Environ 20 % de la population âgée, par incapacité physique, ne participe pas au bénéfice de l’âge, si ce n’est en service social et médical. La perte d’autonomie croît avec l’âge. On évaluait à 23 milliards en 1993 le budget de la prise en charge de cette dépendance.

Si on veut bien — sans l’omettre, bien entendu — dépasser ce handicap, en faisant le pari d’une évolution des procédés médicaux et de l’état de bonne santé généralisée, on peut poser comme principe de la réflexion la recherche du sens de ce phénomène considérable de civilisation. Comment s’enregistre et s’organise, aujourd’hui, cette nouvelle ligne de force par rapport au concept de la mort inéluctable qui a toujours dominé les sociétés ?

La flamboyance

du soleil

André Parinaud : Flamboyance incarne parfaitement la nouvelle dynamique d’une génération de seniors qui cherche ses rails tout en tentant de définir de nouvelles exigences. Flamboyance, c’est un beau titre pour un mouvement de seniors. Comment l’avez-vous choisi ?

Maximilienne Levet : En 1990, Jack Lang, — que nous avions informé de notre désir de créer une association pour lancer un festival culturel et artistique des plus de 50 ans dans toutes les disciplines, suivi d’un colloque —, nous a proposé trois titres symboliques comme preuve de son intérêt : “Les Indiens”, “Les Inoxydables”, “Les Flamboyants”, nous avons choisi le plus significatif de notre volonté d’action qui exprimait aussi le rayonnement du “soleil couchant” et le dernier cycle des feux d’artifice.

Pour rester dans cet élan poétique, nous avons lancé les “Dimanches savoureux”. Chaque premier dimanche d’octobre, les personnes âgées habitant dans des lieux collectifs (maisons de retraite, foyers-logements, services d’hôpitaux…) invitent leurs amis, leur famille, les habitants de leur village ou de leur quartier. Très vite, 8 000 établissements ont participé à cette manifestation. Un “Dimanche savoureux” est un jour particulier qui doit donner envie de se rendre auprès des habitants de ces maisons et de partager avec eux une expérience sensorielle, un événement culturel qui sollicite la mémoire et l’émotion esthétique. Cet événement veut casser les stéréotypes et les a priori, repousser les craintes, les peurs entretenues envers ces personnes et ces lieux. La vie, on doit le démontrer, c’est “vivant jusqu’au bout”. Un “Dimanche savoureux” affirme que la vie, la richesse de la vie sont là chez ces personnes qui les habitent.

A. P. : Quel est votre programme ?

M. L. : Notre mouvement édite, chaque trimestre, la Lettre de la Flamboyance, outil d’information sur la vie du réseau ainsi qu’un annuaire de ses membres, un annuel de réflexion et de synthèse des initiatives novatrices, accompagné d’une affiche. Ce n’est qu’un début.

Depuis ces dernières années, nous proposons aussi aux établissements qui participent à un “Dimanche savoureux” de créer un livre de mémoire : livre des “riches heures de la vie”, qui comprend un nombre de pages équivalent à celui des résidents ou des membres du personnel. Chaque personne a donc sa page. Ces pages sont de grand format. Il convient de calligraphier sur chacune les initiales de la personne et il sera possible de les enluminer. Au fil des mois, les pages se remplissent de souvenirs, de pensées, d’émotions, d’odeurs, de plaisirs… Chaque page accueille des mots, des photos, des collages. Les pages sont ensuite assemblées entre deux plaques de bois en les reliant avec de la grosse ficelle. Le livre est exposé à l’entrée de l’établissement, et cela devient le livre des riches heures. Nous pouvons y suivre le parcours des sens à partir des cinq que nous avons en commun pour le partage des émotions, des sensations, et nous avons mis en place les “Ateliers des cinq sens” (ouïe, vue, toucher, odorat, goût) avec, à chaque fois, le souci d’interroger sur l’âge et le temps qui passe.

A. P. : Que représente actuellement votre mouvement ?

M. L. : En novembre de l’an dernier, nous avons organisé les Rencontres nationales des Coderpa (comités départementaux des retraités et personnes âgées) et des Corerpa (comités régionaux des retraités et personnes âgées), sous l’égide du CNRPA (Comité national des retraités et personnes âgées).

L’ensemble de ces structures représente les 12 millions de retraités et personnes âgées que compte notre pays. Au programme, nous avions : la place des retraités dans une France solidaire et citoyenne, la santé, la famille, l’habitat. Que croyez-vous qu’il s’est passé ? La presse n’en a pas parlé, la radio est restée frappée de mutisme et la télé de cécité.

Nous avons néanmoins continué notre action avec le Festival des générations et des civilisations qui s’est tenu à Sarcelles en décembre. En cette période qui est traditionnellement l’occasion, pour les municipalités, de faire un cadeau aux personnes âgées de la commune (colis de Noël, repas, spectacles…), nous avons voulu, avec les élus de Sarcelles, ajouter une dimension citoyenne en accueillant les retraités.

A. P. : Vivre sa retraite ne signifierait donc plus nécessairement vivre en retrait, uniquement préoccupé de son confort matériel en devenant un client consommateur ?

M. L. : Avec l’arrivée des seniors, nous assistons, comme l’a souligné Jack Lang, à un phénomène sans précédent dans notre histoire : la libération du temps humain. À partir de 60 ans, et pour une durée moyenne de 30 ans — qui ne cesse d’augmenter chaque année —, se développe ce qu’on peut dénommer une révolution en douceur, avec les moyens de remodeler le visage des collectivités. De très nombreux retraités sont prêts à donner leur temps pour établir les bases d’une société plus harmonieuse, resserrer les liens entre les plus âgés et les plus jeunes, rapprocher les populations avec des initiatives novatrices.

Il est clair que notre proposition est “le mieux être ensemble”, avec une volonté d’intégrer les plus jeunes en s’interrogeant sur le rôle possible de la personne âgée dans la société et en adoptant un comportement de transmission de la culture et de l’expérience. Au-delà de 74 ans, les femmes sont cinq fois plus nombreuses. Avec les services d’aide à domicile ou l’hébergement en établissement, elles peuvent être déchargées des tâches domestiques qui leur sont traditionnellement dévolues et se consacrer aux petits-enfants en développant la solidarité intra-familiale.

Aujourd’hui, les femmes âgées pratiquent le sport, les arts, les activités épanouissantes. Elles sont flamboyantes, amoureuses aussi et participent au développement des réseaux de solidarité sociale. Nous avons organisé de grandes rencontres sur ces thèmes qui sont, bien entendu, ouvertes aux hommes.

Notre souhait est de transformer la disponibilité des seniors en énergie, et Flamboyance sera un mouvement pour “être ensemble, faire ensemble, vivre ensemble”, notamment par les manifestations organisées sur le plan artistique, de musique, de beaux-arts, de chorales, mais aussi de belotes et qui permettent notamment de récolter des fonds, de développer les partenariats locaux avec les collectivités territoriales, de prendre contact avec les jeunes avec un projet professionnel. Plus de vingt villes, chaque année, participent au programme.

Il semble bien, comme le souligne Bernard Kouchner, que c’est l’enjeu de l’humanité qui est devant nous avec l’avènement d’une nouvelle participation des plus âgés à la dynamique sociale. La question fondamentale qui se pose est celle du statut d’un tutorat officiellement proclamé dans sa dimension éthique et sociale.

Ce mot, loin d’être désuet, implique une analyse pour une mise au point moderne d’une formule sociale capable d’orienter une action.

A. P. : Une immense chance se profile à l’horizon du proche futur, dans la mesure où les hommes et les femmes aujourd’hui “à la retraite” peuvent devenir des citoyens enfin à part entière. Ils disposeront d’une disponibilité commandée par une exigence civique, avec des capacités à communiquer. Ils auront un poids économique et un sens politique capables de faire évoluer les structures pour un autre échange entre les populations. Un quart de la population reconsidérera le rôle de la culture, de l’art, de la solidarité active, pour conférer un élan capable d’incarner le rêve moderne.

Une grande enquête commence qui doit nous mobiliser tous et qui concerne notre destin d’êtres humains.

  1. Les chiffres concernant les seniors et la prospective de leur dynamique font l’objet d’études remarquables menées par de nombreux chercheurs de l’Institut national d’études démographiques (Ined) et par la revue Futuribles, dirigée par Hugues de Jouvenel.
  2. Données fournies à partir des travaux de Marie-Christine Kovacshazy (chargée de prospective auprès de la Direction du tourisme) qui a mis en évidence la complexité du problème et les caractères des comportements touristiques significatifs de cette classe d’âge.
  3. Conjoncture, 1999.
  4. Ces propos d’Alain Parent n’engagent naturellement pas la rédaction de Transversales, beaucoup plus réservée pour sa part sur les fonds de pension.
  5. La Déhydroépiandrostérone, inventée par le Professeur Étienne Émile Beaulieu, dont la formule a été achetée par les États-Unis depuis au moins cinq ans, est interdite à la vente en France. C’est une hormone produite par l’organisme qui cesse d’être sécrétée vers la quarantaine. Elle influence les tissus et particulièrement le cerveau.