Clonage et nouvelles techniques de reproduction : poser la question des limites

Débat entre Henri Atlan et Monette Vacquin

Propos recueillis par Anne-Laure Porée, Jacques Robin et Patrick Viveret

Suite à la parution de leurs livres1,Transversales a organisé un débat entre Henri Atlan, bio-physicien, philosophe et membre du Comité français de bioéthique, et Monette Vacquin, psychanalyste, sur le clonage et les nouvelles techniques de reproduction.

Quelles limites fixer aux recherches scientifiques en cours ? Faut-il s'appuyer sur des principes généraux (philosophiques, religieux, psychanalytiques…) ou envisager chaque cas isolément pour se positionner face à ces enjeux ? Henri Atlan et Monette Vacquin échangent leurs points de vues sur ces questions et contribuent, par leurs "désaccords féconds", à enrichir ce débat essentiel pour l'avenir de nos sociétés.

Transversales Science Culture : Henri Atlan, quels sont vos points d'accord et de désaccord avec Monette Vacquin ?

Henri Atlan : Mes réactions, en général, sont mitigées par rapport à vos positions : d’un côté, j’ai une certaine sympathie pour les réticences que vous exprimez devant nombre de dérives des techniques, notamment des techniques de procréation assistée, ou de leur utilisation abusive. Mais je ne peux pas aller jusqu’au bout de votre argumentation parce qu’elle fait appel, parfois explicitement, parfois implicitement, à une espèce de mal absolu. Cette impression vient davantage des mots utilisés pour décrire ces techniques que des techniques elles-mêmes. Evidemment, cela ne signifie pas que les pratiques sont toutes légitimes, mais ma position est qu’il faut en discuter au cas par cas. Il peut arriver que la même technique soit utilisée dans des situations radicalement différentes : dans l’une, elle peut être dangereuse, condamnable ; dans l’autre, elle peut ne pas l’être.

Je vous donne un exemple tout à fait caricatural. La technique de transfert de noyau, utilisée pour ce qu’on appelle abusivement le clonage, a été destinée à faire naître des bébés humains, mais les bébés qui sont nés de cette façon-là ne sont génétiquement identiques à personne. Pourquoi a-t-on utilisé cette technique ? Pour traiter, ou pallier des maladies mitochondriales2 de femmes qui n’arrivent pas à avoir d’enfant. Après fécondation in vitro, le noyau de l’œuf fécondé par un spermatozoïde (donc identique à personne) a été transplanté dans l’ovule d’une autre femme (une sorte d’ovule porteur), puis a été implanté dans l’utérus de la mère. Cet événement a été présenté dans Le Monde avec les trompettes habituelles qui consistent à crier au loup, en disant “Regardez ! un pas de plus vers le clonage humain”. Rien à voir.

Rappelons, d'autre part, que le transfert de noyau dans le but de produire des organismes génétiquement identiques a été appelé clonage, de façon abusive, pour des besoins de promotion publicitaire, en empruntant le terme à la science-fiction. Jusqu’à Dolly, ce terme n’était utilisé que pour des clones de cellules et, par extension, de molécules.

Monette Vacquin : Fussent-elles non scientifiques, elles sont importantes les raisons pour lesquelles un mot plutôt qu’un autre s’impose, est repris et retenu, se charge de signification dans le grand public.

H. A. : Absolument. Il y a là quelque chose à déchiffrer, d’extrêmement ambigu, dans lequel la technique n’est qu’un élément dans tout un ensemble.

M. V. : Votre lecture m’attriste, parce que je crois que vous me prêtez une radicalité qui n’est pas la mienne. Je ne me reconnais pas dans les mots que vous employez, et surtout pas dans celui de “condamnation”. Si une femme qui a une tuberculose tubaire peut avoir un enfant grâce à la fécondation in vitro, je m’en réjouis pour elle. Seulement, il ne se passe pas que cela. Il y a un “autre espace” à déchiffrer : aucune urgence humaine ne justifie ni ne rend compréhensible cette OPA, qui en quelques années désexualise l’origine, brouille les repères de filiation, aboutit au clonage, ce fantasme d’être débarrassé de l’ancrage dans le sexuel et l’altérité. Le désir d’enfant n’est pas le fin mot de l’histoire des Procréations médicalement assistées (PMA), plutôt son alibi ou sa rationalisation. Depuis vingt ans que je travaille sur ces questions, je m’efforce de me tenir du côté de l’interprétation. Ma question obsédante, c’est : “qu’est-ce qui est en train de se passer ?”. Le premier acte éthique à mes yeux, c’est de nommer ce qui se passe. C’est là que la psychanalyse peut apporter une contribution précieuse.

Cela dit, condamnation du clonage, oui. Formellement. Sans aucun état d’âme. Mais au nom de quelque chose qui n’est pas tourné de mon point de vue dans la direction d’une argumentation vers l’aval, comme c’est l’objet de votre livre (même si je trouve qu’il faut se confronter à cette question), mais d’une interrogation inlassable de l’amont : d’où peut venir, du point de vue de l’inconscient, une telle tentative de fabriquer l’humain comme un objet scientifique, maîtrisé, de l’arracher à son origine dans la différence des sexes et son attraction conflictuelle ?

Vous dites par exemple que tout a commencé avec le planning familial. Je ne le dirais pas de la même façon que vous, ni au même moment, ni au fil de la même argumentation. Tout n’a pas commencé là, mais c’est très important, et pas seulement sous l’angle de la maîtrise de la contraception, mais aussi sous celui de la modification des rapports de sexe. Je suis par exemple passionnée par une phrase de Jean Baudrillard qui écrit, dans La transparence du mal3 : « Du temps de la libération sexuelle, le mot d’ordre fut celui du maximum de sexualité, avec le minimum de reproduction. Aujourd’hui, le rêve d’une société clonique serait plutôt l’inverse, le maximum de reproduction avec le moins de sexe possible ». Alors “condamnation” ? Vraiment, je regretterais de n’être lue que comme ça. Je n’ai pas votre familiarité avec ce qu’est une cellule dans une éprouvette. Je vois les choses d’une autre place. Et aucun de nous ne sait si nous sommes au seuil d’une mutation dans l’humanité, ou de sa tentation.

H. A. : Je veux bien retirer le mot “condamnation”. Et je vais essayer de préciser les sources de mes réserves. La grille psychanalytique que vous utilisez, pour moi, je vous le dis très brutalement, en est une parmi d’autres. Elle est contestable en elle-même, et surtout est utilisable de façon contradictoire, comme c’est le propre d’ailleurs de toute méthode interprétative. Ainsi elle ne me semble pas très convaincante comme mode d’interprétation même. Des condamnations implicites sortent inévitablement du fait que vous interprétez cette pratique comme telle ou telle perversion du désir…

M. V. : Il y a des perversions des “agir”, il n’y a pas de perversions du désir.

H. A. : Moi, je pense qu’il y a des perversions du désir, mais c’est une autre question. Je suis persuadé que nous sommes à l’aube d’une mutation de l’humanité. Mais pour moi, ce n’est pas le mal absolu, parce qu’il y a eu des mutations de l’humanité dans le passé. Personne ne sait, en effet, si elle sera bonne ou mauvaise. D’autre part, je conçois qu’on ait peur de toutes ces choses-là, mais la peur est mauvaise conseillère. Je ne partage absolument pas la philosophie de Jonas sur l’heuristique de la peur. A mes yeux, cette peur explique, mais sans la justifier, cette unité d’action entre l’Eglise catholique, un certain nombre de psychanalystes, dont vous-même, et un certain nombre d’écologistes anciens marxistes. Et sans être croyants, certains le disent explicitement, ils sont contents que le pape constitue un garde-fou devant toutes ces dérives possibles. Je suis tout à fait d’accord pour qu’il y ait un garde-fou, mais pas forcément celui-là. Et surtout pas avec ce type d’argumentation.

Dans les types d’argumentation de cette mouvance, je ne peux absolument pas adhérer à cette espèce de sacralisation du vivant, ou de la vie en général. La valeur suprême est présentée comme étant violée ou risquant d’être violée par telle ou telle pratique. Ces arguments ne reposent pas sur grand-chose. Le caractère sacré de la vie est une notion vide : le chien n’est pas sacré, tout en étant extrêmement vivant. Et si on ne fait pas n’importe quoi avec lui, ça n’est pas au nom du caractère sacré de la vie ! Il en est de même des cellules humaines, même les cellules embryonnaires. Cette argumentation-là me semble complètement contre-productive.

M. V. : Elle demande à être différenciée. Je ne me reconnais pas dans ce que vous appelez cette mouvance. Les outils que j’utilise, je les dois à ma formation bien sûr, mais ils se sont aussi forgés en marchant. Il ne sont pas tous dans la psychanalyse. Ils sont nés de choses multiples, de ma documentation, de ma réflexion, de l’anthropologie, de mes expériences... « Sacralisation de la vie », rien ne m’est plus étranger. Je pense que si vous me sentez défendre quelque chose qui porterait un nom voisin, mais qui n’est pas la même chose, c’est la lutte contre la désymbolisation. Ce sont les questions très intéressantes dont vous parlez dans votre livre quand vous dites que vous avez envie de réfléchir l’alliance énigmatique entre la science et la désymbolisation. Voilà une question ! Sommes-nous face à de graves risques de désymbolisation, ou le clonage comme symptôme est-il la marque d’une désymbolisation accomplie, de questions inconscientes qui n’ont pas trouvé leurs mots, leurs métaphores ?

TSC : Le judaïsme joue un rôle dans votre approche à tous deux. Monette Vacquin, vous vous dites “juive athée” et Henri Atlan consacre une part importante de son dernier livre, Les étincelles de hasard4, à une lecture originale du Talmud et de la Kabbale ouvrant la possibilité d’échapper à la double malédiction du travail et de l'enfantement dans la douleur. Dans l'optimisme, au moins relatif, d'Henri Atlan et dans le pessimisme de Monette Vacquin, n'y a-t-il pas aussi, implicitement, un débat de nature théologique ?

H. A. : Pour ma part, je ne vois pas cela comme une question théologique. Ma lecture de ces textes n’est pas une lecture religieuse. Je les lis comme des mythes. Une symbolisation de l’existence humaine, y compris dans ses dimensions sexuelles, dans son rapport au travail, est suggérée par ces récits. Là, la malédiction n’a pas à être justifiée, elle n’est là que pour expliquer la situation actuelle et pour inviter à la dépasser. Ces textes nous permettent d’avoir une certaine distance par rapport à ce que l’on observe dans ces pratiques, et, à partir de cette distance, à avoir un jugement plus nuancé.

M. V. : Je suis plutôt d’accord sur ce point avec Henri Atlan. Quant à la peur, vous dites qu’elle est mauvaise conseillère. On dit qu’elle est mauvaise conseillère quand elle précipite dans le passage à l’acte, quand elle fait agir trop vite, trop tôt, sans réflexion, sans élaboration. Elle n’est pas mauvaise conseillère en soi. Le déni de la peur peut être tout aussi mauvais conseiller. Jonas écrit qu’il y a un optimisme impitoyable et un scepticisme miséricordieux. J’ai des points d’accord et de désaccord avec Jonas, mais face à des questions comme celle-là, on ne peut pas court-circuiter le sentiment de menace. Prenons le temps de lui faire dire tout ce qu’il a à nous apprendre. Cela permet de distinguer que la question de la sacralisation de la vie n’est pas la vraie question. Ce qui fait peur n’est pas de cet ordre-là. Vous dites qu’on n’est pas à l’abri d’un régime totalitaire super-équipé, en même temps on sait que l’humanité n’est jamais assez longuement homogène et cohérente pour faire ce genre de choses. Et pourtant, il faut bien accuser réception de ce sentiment de menace.

On peut penser que, parmi les désirs psychiques inconscients qui animent les hommes aujourd’hui, il y a celui d’en finir avec tellement d’échecs de la civilisation, tellement de souffrance, tellement de violence, d’agressivité… On a le sentiment d’avoir affaire à une volonté de pacification, par ailleurs extrêmement violente. Vous, vous dites “on en serait quitte des malédictions qui forcent à souffrir”. Curieusement vous associez cela à l’arrachement de la gestation à l’utérus, pour mettre la question de la gestation dans un utérus-machine, comme s’il s’agissait d’en finir avec le sensible !

H. A. : Cette évocation de l’utérus artificiel m’est venue parce que je sais que certains chercheurs travaillent dans cette direction. Je pense que c’est extrêmement difficile techniquement et que ce n’est pas pour demain, mais que c’est pour après-demain. Je suis persuadé que d’ici une cinquantaine d’années cela se fera. Je me suis interrogé sur l’une des expériences fondamentales de notre siècle, celle de la pilule, qui a radicalement changé la situation de la femme, facteur de libération certainement le plus important. Si dans 50 ans l’utérus artificiel est disponible, dans des conditions de sécurité, si un certain nombre de femmes disent qu’elles sont maîtresses de leur corps, qu’elles ont le droit d’avoir des enfants de cette façon-là, parce qu’elles ne veulent pas se plier aux contraintes ou aux souffrances de la grossesse, au nom de quoi quelqu’un va le leur interdire ?

M. V. : Vive la limite naturelle dans ce cas-là ! Celle dont personne n’est responsable. Si le problème de notre siècle c’est la limite, qu’on n’est pas capable d’en créer, fût-ce avec des arbitraires, qu’on va dans un monde de ruptures permanentes, de non-transmissions, de ruptures absolues dans les identifications, d’expérimentations dont nul ne peut répondre, alors vraiment, oui ! Pourvu que ça ne marche pas !

H. A. : Mais si ça marche ?

M. V. : On est au cœur d’un point de débat. Je me dis quelquefois que toutes les questions relatives à la liberté sexuelle, les années 70, tout ce que les femmes ont dit puis fait en clamant : “mon corps est à moi” (avec les excès propres aux moments d’émancipation), ont rendu les hommes fous de douleur. Que disaient les femmes à ce moment-là ? Il était question d’arracher leur corps au sentiment de propriété du frère, du père… On sait tous que notre corps a du sens pour d’autres. On sait tous aussi que ce sont les forces de possession qui déclenchent la jouissance et le désir. En matière de jouissance, posséder c’est jouir, en matière de relation, posséder c’est détruire. Ce déferlement d’investigation et de réappropriation du corps des femmes, la maîtrise de l’origine des enfants ne sont probablement pas le fin mot de l’histoire. Mais c’en est peut-être une composante importante.

Vous me parlez d’utérus artificiel… Il y a quand même une OPA sur la procréation qu’on peut penser comme un déplacement d’une sorte d’OPA sur la sexualité.

H. A. : Très certainement, mais ceci fait partie de la réalité même, y compris dans ses dimensions symboliques qui sont ambiguës et ambivalentes. Les interprétations ont toujours une part de vérité, mais ça n’est toujours qu’une vérité partielle. Et on peut en projeter d’autres. Les limites se font de façon anonyme, mais il faut essayer précisément de pénétrer dans le détail des choses pour, autant que possible, contribuer à la fabrication de ces limites. Une interprétation trop globale aboutit au contraire, qu’on le veuille ou non, à une condamnation trop globale, contre-productive.

TSC : Monette Vacquin évoque une pulsion infantile à l’œuvre à travers le marché, la science, le pouvoir. N'y a-t-il pas une hypothèse radicale sur une des formes du malaise dans la civilisation ?

M. V. : Je parle en effet d’une sorte d’exaspération de la pulsion epistémophilique5, du désir de voir et de maîtriser. Ce sont bien des hommes qui cherchent. Ce qui nous revient avec l’apparente extériorité de la technique, ce sont des affaires entre êtres humains, qui semblent vouloir nous faire sortir du monde connu.

TSC : Ne pensez-vous pas que, dans ce monde installé dans l'urgence, l'économie capitaliste de marché, la course aux profits immédiats des entreprises qui travaillent dans le champ du vivant jouent un rôle décisif dans la recherche de nouvelles marchandisations du corps et de la procréation du vivant ?

M. V. : Sur ce point nous sommes en effet tous deux d'accord. En revanche nous avons sans doute un désaccord quant à la manière de poser la question des limites et de l'interdit.

TSC : Face aux logiques qui fondent l'interdit dans une transcendance, peut-on penser de manière immanente et “douce” la recherche des limites ?

H. A. : Je pense en effet qu’il faut chercher une façon douce de poser des limites et de les faire accepter.

M. V. : Comment ça pourrait être doux, la question des limites ? Et face à une effraction aussi violente ! On sait déjà ce que c’est dans une simple éducation, une longue série de contraintes…

H. A. : Justement. L’éducation des enfants est une façon douce de poser des limites.

M. V. : Pas toujours pour celui qui les reçoit.

H. A. : Si vous n’imposez pas de limites aux enfants, ils souffriront beaucoup plus. Vous le savez mieux que moi.

M. V. : Bien sûr. Ce que je voulais dire concernant les limites naturelles, c’est qu’on était borné par l’impossible. C’est cette catégorie qui disparaît ! On y était tous soumis, personne n’en était responsable, ou n’avait à en répondre. Limite universelle.

H. A. : Universelle uniquement parce qu’imposée par l’impossibilité physique.

M. V. : Pourquoi ne pas plutôt camper sur le terrain de l’amont, ce qui consiste à reposer inlassablement la question : que se passe-t-il ? Quelles significations cela peut-il recouvrir ? Comment distinguer les motifs légitimes et les authentiques progrès scientifiques des rationalisations ? Je me bornais à faire valoir ce que ça peut avoir comme signification de promouvoir la confusion de la filiation.

H. A. : C’est en effet une des questions les plus importantes et c’est une des raisons sociales majeures pour interdire le clonage reproductif.

M. V. : Pour interdire, mais aussi pour s’interroger sur ce qui se passe dans notre civilisation. D’un côté, on n’a aucune urgence humaine. On peut adopter un enfant. Il y a un parfum d’obscénité par rapport à la situation de tellement d’enfants dans le monde. D’un autre côté, il s’agit de quelque chose de tellement périlleux pour l’humanité que des juristes tels que Mireille Delmas-Marty évoquent la notion de crime contre l’humanité.

H. A. : Et voyez comment elle aussi entre dans les détails ! Elle arrive à la conclusion que ce n’est pas le clonage, y compris reproductif, qui serait un crime contre l’humanité, mais c’est son utilisation collective.

M. V. : Personne ne sait argumenter contre le clonage d’un seul être humain, face à la séduction pour certains d’une telle expérimentation, et la litanie sans fin des justifications. On est peut-être aux confins de l’argumentation, comme on peut l’être face à un délire. C’est là que le travail de l’interprète est essentiel. Pour moi, le crime inexpiable est déjà là, avec un seul clone.

H. A. : Pour moi, le crime inexpiable n’est pas là. Cela ne veut pas dire pour autant que je ne pense pas qu’il faut interdire de manière radicale et absolue tout clonage reproductif, y compris d’un individu humain !

M. V. : On manque d’arguments pour l’interdire. Vous les énumérez tous au fil de votre livre, et l’un après l’autre vous découvrez que ça ne suffit pas. Je n’en suis pas surprise. On peut penser que c’est la raison qui fonde l’interdit, qu’il faudrait que tous les interdits soient fondés par la raison. On peut penser aussi que face à un délire qu’on serait capable de repérer, de nommer, de localiser, on ne pourrait pas se servir de cet outil-là. On peut aussi inverser les propositions. On peut penser que l’interdit fonde la raison, qu’il est peut-être une énigme, dont on perçoit de temps en temps des fondements, qui ont une fonction différenciante, fondatrice d’altérité, mais qui la plupart du temps nous échappent. Ce n’est pas la raison qui fait le clonage ! Un enfant jumeau de son père !

H.A. : Pourquoi le clonage est-il délirant en soi ?

M. V. : Il y a de puissants motifs inconscients à fabriquer du double ou du même, dans l’illusion que l’homme pourrait enfin comprendre quelque chose à ce qu’il vit.

H. A. : Je ne crois pas qu’il y ait des biologistes qui aient été motivés dans leur recherche par ce que vous dites là. Le délire se trouve dans les interprétations et motivations de ce type qui poussent certains à désirer se faire cloner.

M. V. : Mais les biologistes ne sont pas que biologistes ! Ce sont aussi des hommes. Ils sont liés aux autres hommes et aux questions qui traversent leur siècle par tout un réseau de motivations conscientes et inconscientes. Ils peuvent être les réceptacles de questions qui leur sont déléguées.

H. A. : Mais l’objectif de ces recherches n’était pas du tout la fabrication du double ! L’objectif de ces recherches était la compréhension des mécanismes de l’embryogenèse.

Pour en revenir à votre notion d’amont, bien sûr il faut le faire, mais pas dans le but de trouver la cause, le moteur, parce que je crois qu’il y en a tellement que ce n’est pas possible, mais pour avoir un regard distancié sur l’aval, et savoir où et comment instituer les limites.

M. V. : Que cette réflexion d’amont soit au service de décisions aussi judicieuses que possible, je suis tout à fait d’accord. Il faut être bien savant pour savoir de quoi se compose un désir, personne ne le peut ! Pas même un désir individuel. Mais il y a quand même des choses que l’on peut reconnaître. Par exemple, on peut dire : “les PMA sont un progrès de la médecine qui permettent aux couples qui souffrent d’avoir des enfants”, c’est une part de la vérité. Quand on dit « regardons ce qui se passe depuis 20 ans dans la PMA », on observe une activité de destruction de la filiation, qui aboutit à la fabrication du même.

H. A. : Pourquoi fabrication du même ?

M. V. : Parce que l’on peut entendre ça dans le clonage au sens commun qui participe d'une attaque en règle contre la filiation. C’est un symptôme. Dans quel rapport sommes-nous à notre propre filiation pour tenter une telle expérimentation ?

H. A. : Sur la question de la filiation, je pense qu’il existe un autre facteur qui intervient dans cette destruction, qui lui, pour le coup, se trouve en amont : c’est la façon que nous avons de plus en plus de nous représenter la construction de la filiation. C’est parce que la filiation est devenue un phénomène biologique savant, alors qu’elle ne l’était pas, que les manipulations biologiques contribuent à la détruire. Mais pourquoi la filiation naturelle (sans manipulation) doit-elle être réduite à un phénomène biologique médicalisé ? Elle est autant un phénomène social, affectif, que biologique. Pourquoi faut-il le qualifier de biologique ? Ceci fait référence à une confusion que j’essaye de dénoncer sur le terme même de vie. La biologie ne s’occupe que d'une petite partie de la vie. Telle que la biologie a évolué aujourd’hui, c’est une physico-chimie moléculaire, cellulaire, qui n’a plus de rapport avec la vie au sens où on l’entendait autrefois. Or notre existence est déterminée par notre expérience de la vie au sens habituel. Mais la science biologique n’a plus grand-chose à voir avec ça. De nouvelles et récentes représentations sociales de la filiation émergent. Par l’intermédiaire de la biologie, les éléments de la filiation, ce sont aujourd'hui les gènes, les gamètes, les cellules, les mitochondries… Ce sont les manipulations sur ces éléments qui produisent des représentations de filiations détruites.

M. V. : Plein de points de convergence, et en même temps beaucoup de positions d’interrogations, de doutes, aboutissent aujourd’hui à la destruction de la filiation.

H. A. : Tout à fait. Cette filiation qui est détruite dont vous parlez, ça n’est pas la filiation qui existait il y a un siècle, c’est une filiation qui a été biologisée, et c’est elle qui est détruite.

M. V. : En tout cas, le mot “parents”, cette évidence devant laquelle on s’incline tous génération après génération, vous l’écrivez avec guillemets. Vous rappelez-vous Le meilleur des mondes ? Il y a une scène où le directeur d’un grand centre de fécondation fait visiter les lieux à des étudiants, et il demande à un étudiant s’il sait comment on se reproduisait dans le temps. L’étudiant rougit. Ca n’est pas la sexualité qui le fait rougir, c’est l’évocation de la grossière reproduction vivipare. L’objet de la confusion n’est pas le sexuel, mais « parents ». Il y avait des parents. J’y ai été sensible quand vous parlez de l’utérus artificiel, et que vous écrivez « parents » avec les mêmes guillemets.

H. A. : Je ne veux pas jouer au Frankenstein, mais on peut concevoir un utérus artificiel, avec une structure familiale qui soit exactement la même que celle que nous connaissons ; et cette même forme familiale peut, comme nous le voyons aujourd'hui, disparaître indépendamment de ces techniques.

M. V. : Je sais. Mais pour moi, l’utérus artificiel parle de l’éradication du sensible…

H. A. : C'est possible mais ce n'est pas inévitable.

M. V. : Je ne suis pas sûre que les poètes aient envie de célébrer ce monde.

H. A. : Moi, je suis sûr du contraire.

M. V. : Cela inspire la science-fiction, mais pas la poésie. Et tous les prophètes de la modernité, Orwell, Huxley, Zamiatine, nous disent : n’y allez pas ! Notre incarnation se fait dans le sensible et dans l’altérité. On est engendré dans la différence, celle des sexes, celle des générations. On peut se représenter parfaitement que tout travail de civilisation est de donner des contenus à cette identification, et au jeu des altérités.

TSC : Mais je ne vois pas en quoi cette altérité est nécessairement détruite.

M. V. : Je crois que la psychanalyse peut vous apporter des éléments. Y compris sur la question de l’interdiction. On sait des choses des rapports de maîtrise. On sait que c’est fatal à l’humain et qu’ils engendrent de la répétition, qu’on répète dans la maîtrise et dans les liens le refoulé de ce qui a été accompli. Frankenstein, issu de la maîtrise, est le meurtrier de l’amour. C’est la leçon, très condensée, du mythe.

H. A. : Sur la question de la maîtrise, je suis tout à fait d’accord. Les raisons pour lesquelles je pense que le désir de maîtrise sur l’autre est extrêmement dangereux, c’est parce qu’il est illusoire. Il est beaucoup plus dangereux de croire maîtriser que de maîtriser. Mais même le clonage reproductif pourrait être pratiqué dans des situations qui ne correspondraient pas du tout à une volonté de maîtrise. C’est l’histoire des enfants leucémiques. C’est l’histoire des couples de femmes homosexuelles qui veulent avoir leur enfant biologique. Là, il n’y a pas de volonté de maîtrise, c’est à nouveau une variété du désir d’enfant que l'on peut juger hypertrophié, certes, comme un acharnement procréatique biologique.

M. V. : Comment réfutez-vous le clonage ?

H. A. : La question dont on débat aujourd’hui n’est même pas « Est-ce qu’il est légitime de faire ça ? Est-ce interdit ? », mais : « Est-il légitime d’entreprendre les recherches appliquées sur l’espèce humaine pour rendre cette pratique transposable ? » À cela je dis non, mais à cause de dangers sociaux beaucoup plus que biologiques ou métaphysiques. Et pour les cas limites où cela pourrait se discuter, je dis que ces cas-là ne justifient pas le risque. Si nous étions dans une autre situation, où tout à coup des bébés naissent, et qu’après coup on nous demande si c’est bien ou mal, alors à ce moment-là, par la force des choses, on serait obligé de déterminer les cas où c’est bien et les cas où c’est mal. On serait d’accord pour certains cas. Et pourquoi ? Parce que dans ces cas-là, il ne s’agirait pas de maîtrise.

TSC : Que dites-vous l'un et l'autre du rapport à la peur dans tous ces débats ?

M. V. : Elle est là ! On n’a pas le choix de l’accepter ou pas.

H. A. : Bien sûr que si.

M. V. : Non, vous êtes dans une illusion sur ce qui se maîtrise.

H. A. : Je ne dis pas de ne pas l’accepter, mais d’essayer de l’accepter. Une fois que vous avez peur, vous essayez quand même de réfléchir sur les raisons pour lesquelles vous avez peur. On essaye de voir comment surmonter, fuir ou combattre. C’est pareil pour la sidération et l’indignation. Ces réactions sont déterminantes dans la conduite de votre vie, mais il ne faut surtout pas s’y arrêter au risque de se faire détruire, de mourir.

M. V. : Je suis d’accord sur la question de l’interprétation de la peur, pour continuer à penser. Mais j’ai un différend profond à propos de quelque chose d’important dans votre œuvre, la question de la casuistique6. Pourtant, si quelque chose enseigne vraiment l’extraordinaire diversité de l’humain, des ressources psychiques, c’est la pratique de la psychanalyse. Mais en même temps, je ne vous suis pas là-dessus, parce que je trouve que ça nous prive d’une compréhension d’ensemble. L’utérus artificiel, ça va avoir lieu, et que sais-je encore, la grossesse masculine… Au nom de quoi soutiendriez-vous une autorisation, vous Henri Atlan?

H. A. : Ce n’est pas moi qui donnerai ou refuserai l’autorisation.

M. V. : Quand même ! Quand on occupe les fonctions que vous occupez, vous êtes comptable de chacune de vos paroles. C’est très important. Vous occupez une fonction instituée qui vous place à un niveau de responsabilité. Consultative. Mais tout de même.

H. A. : J’interprète l’activité du Comité d’éthique dont je fais partie comme étant une activité qui consiste à susciter le débat public, étant entendu que les décisions doivent être prises par la société, par l’intermédiaire de ses représentants démocratiquement élus. Eux prennent des décisions. Ils ont aussi la responsabilité de s’informer. Au nom de quoi peut-on et doit-on mener le débat ? Chaque fois qu’on essaie de débattre sur des questions particulières, au nom de grands principes, quels qu’ils soient, et au nom d’interprétations générales, quelles qu’elles soient, quelles que soient leurs sources d’inspiration (religieuses, philosophiques, psychanalytiques, sociologiques), ça ne marche jamais. La façon la plus normale de mener ces débats, finalement, c’est la casuistique. La tradition juridique française est évidemment à l’opposé de cette approche. On ne peut aborder les choses qu’au cas par cas. Car, dans ces domaines où les détails comptent, on aboutit à des jugements sur les mots si l'on se contente de positions générales. On juge le clonage sans savoir ce qu’il va impliquer : une implantation dans un utérus, ou des manipulations de cellules dans des tubes qui n’aboutiront jamais, ni dans la pensée, ni dans le projet, ni dans l’utilisation, à la naissance de quelque bébé que ce soit. Enfin, si l'on veut continuer à faire des manipulations de cellules artificielles par transfert de noyau, qui retrouvent des propriétés de totipotence de cellules embryonnaires et peuvent déboucher sur des applications thérapeutiques, cela n'a rien à voir avec le clonage reproductif. A la limite, cela sort même du champ de l'expérimentation sur l'embryon : les cellules en question ne sont pas des embryons ; elles sont des artefacts de laboratoires produits sans fécondation.

M. V. : Ceci est un autre débat.

  1. Henri Atlan, Les étincelles du hasard. I. La connaissance spermatique, Seuil, 1999. Monette Vacquin, Main basse sur les vivants, Fayard, 1999.
  2. Mitochondrie : organisme du cytoplasme qui joue un rôle fondamental dans la respiration de la cellule.
  3. Jean Baudrillard, La transparence du mal, Galilée, 1990.
  4. op. cit.
  5. Freud avait montré que toute recherche scientifique ou artistique, toute création se fonde, dans le psychisme humain, sur la curiosité sexuelle, l’inlassable besoin de réponses aux mystères de l’origine. Ce pressant désir de savoir, il l’avait nommé « pulsion épistémophilique ».
  6. Des cas particuliers, et souvent de conscience.