Philosophie de la demeure ou philosophie de la domestication?

Gérard HUBER
Docteur en psychopathologie clinique et psychanalyse, Auteur de Freud, le sujet et la loi, Michalon, 1999

Les propos de Peter Sloterdijk réhabilitent une philosophie de la domestication et du dressage. À ce qui constitue une nouvelle tentative pour rationaliser la soumission aux pulsions de mort, il convient d'opposer une philosophie de la demeure et d'affirmer que les pulsions de vie constituent le seul principe d'existence du paradigme de la vie et de la mort.

La “pédagogie noire” (la philosophie du dressage selon A. Miller1) est de retour. À vrai dire, elle ne nous avait jamais vraiment quittés. C'est elle qui s'insinue, lorsque l'on évoque toutes sortes de prétextes (psychiques, comportementaux, génétiques, mais aussi religieux, athées…) pour désespérer de l'éducation ; c'est elle qui s'affirme, lorsqu'on annonce la “réforme génétique de l'espèce” ; c'est elle qui bâtit une culture de mort pour la société, lorsque celle-ci transforme ces prétextes en maximes d'action.

Qu'un philosophe — Peter Sloterdijk —, petit héritier de Platon et d'Heidegger, puisse chercher à donner de nouvelles lettres de noblesse au dressage, cela ne nous étonne guère2. Qu'un historien et critique des sciences, tel Bruno Latour3, y voit un nouveau Nietzsche, voilà qui est déjà beaucoup plus signifiant. La référence à Nietzsche est toujours précipitée, lorsqu'il s'agit de dénoncer l'affirmativité de la vie comme nouveau discours du dernier messie. P. Sloterdijk a même le culot de dire que Nietzsche « est probablement allé trop loin ». Il faudrait donc être rationnel dans la caractérisation de la nature humaine comme auto-domesticatrice, c'est-à-dire donner à cet attribut le statut d'une dimension définitive. Il s'agirait d'opposer une soi-disant pensée néo-nietzschéenne jusqu'au-boutiste à sa soi-disant version dilatoire. Panneau dans lequel Latour tombe à pieds joints.

En fait, nous avons affaire, avec Sloterdijk, à une pensée qui habille son hostilité à la promesse et à l'espérance (peut-être même sa haine) des oripeaux d'une position qui se veut radicale dans l'énonciation même de sa soi-disant sérénité. Une sérénité dont il ne faut pas attendre longtemps pour constater qu'elle se transforme en fiel à toute vitesse.

Mais qu'aucun disciple d'E. Levinas ne soit au rendez-vous pour décomposer cette nouvelle version de la philosophie de la domestication, voilà qui est très grave pour la philosophie. Très grave, puisque depuis La Fiction du Politique4, P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy avaient mis en demeure les philosophes de mettre en rapport une des formes les plus barbares et cultivées de la pédagogie noire — le nazisme — avec le constat d'un échec (voire d'une fin) de la philosophie occidentale, en des termes qui ne laissaient aucune place à la pleutrerie de la conscience ni à la mauvaise foi. Il serait d'ailleurs essentiel de discuter avec Henri Atlan5 en quoi ce qu'il appelle “eugénisme de la biologie de demain” peut se distinguer radicalement de l'eugénisme nazi.

C'est pourquoi, sans plus attendre, je voudrais proposer un cheminement de pensée, en développant l'analyse que j'ai eu l'occasion d'esquisser, il y a déjà plusieurs années6.

Freud ou Heidegger ?

Lorsque l'on comprend que la philosophie a peur d'elle-même, et que, lorsqu'elle ne veut pas se laisser intimider par cette peur, elle est souvent prête à emprunter les voies de la servitude volontaire (pas toujours, heureusement, lisez V. Jankelewicz), l'on peut reprendre la question des fins de l'homme à partir de l'hypothèse freudienne du travail psychique de soi-même sur soi-même.

C'est un chemin qui, nécessairement, conduit à poser la question : Freud ou Heidegger ? Car c'est la seule voie possible pour prendre la mesure des effets d'inversion produits par la distance que Heidegger avait mise entre la politique de dressage et d'extermination nazies, d'une part, et sa philosophie de l'être de l'autre, après que l'autorité politique nazie lui eut retiré sa confiance (Heidegger justifiant cette inversion, entre autres, par la non-convergence entre l'ontologie, la philosophie de la technique et l'argument biologique).

Cette inversion n'a, en effet, aucun caractère primordial, même si plusieurs générations de philosophes — guidés par leurs pasteurs — qui s'adonnent (pour ne pas dire ânonnent) à la lecture sacrée des textes de ce philosophe et se croient obligés de commencer par là pour comprendre quelque chose à la question philosophique, tentent désespérément de le croire et de le faire croire… Il serait dommage que la chose philosophique en soit réduite à cela !

Philosophie de la domestication et pulsions de mort

Lorsqu'en 1964, lassé des consolations ou des masques philosophiques qui n'en peuvent mais, devant ce que M. Blanchot devait appeler plus tard “l'écriture du désastre”7, E. Lévinas publie Totalité et Infini8, il a conscience que l'enjeu philosophique est que le moi puisse accéder à une conscience de l'extériorité (un moment néantisée par le nazisme9), non à partir des effets d'inversion produits par le retournement de la philosophie heideggerienne, mais à partir d'une réouverture du questionnement de la présence de l'homme dans le monde et dans l'univers.

C'est pourquoi sa réflexion cherche à rencontrer la spontanéité de la jouissance d'habiter une demeure (la maison, le monde…), à la retrouver, et à redécouvrir l'enthousiasme de l'habitant, du bâtisseur. « La maison, écrit-il, se situe en retrait par rapport à l'anonymat de la terre, de l'air, de la lumière, de la forêt, de la route, de la mer, du fleuve… »10. Cette spontanéité de l'habitant s'oppose à la politique de l'occupant, et cette jouissance de la demeure à la représentation du territoire (le parc, le camp…), autant de préludes à la politique de l'anonymisation et de la neutralisation généralisées.

Pour autant, nul ne peut nier les effets ravageurs de l'impérialisme du moi, programmeur de la destruction de la spontanéité et de la jouissance, qui crée une situation originaire, (lisez “non originelle”) négative, à laquelle l’“homme de l'éthique” (Freud)11 tente de s'opposer. Mais la question n'est pas tant de ne pas en nier les effets, que d'expliciter et de bâtir une philosophie de la demeure qui ne prenne pas sens à l'intérieur de ce travail du négatif seulement (révélant alors sa visée de philosophie de la domestication), mais à l'extérieur.

La réalité de cette extériorité est attestée comme une dimension qui dépasse l'expérience humaine, quand bien même celle-ci fait de la surenchère nihiliste, car, malgré toutes les pertes, elle finit par lui survivre, comme l'humanité a pu le démontrer, lorsqu'elle est parvenue à se libérer des camps d'extermination nazis. L'anonyme n'est pas la vérité de l'être.

La philosophie de la domestication est la rationalisation de représentations qui tentent de donner sens aux pulsions de mort, en se soumettant à elles, après que le moi les eut conçues comme “désintriquées” des pulsions de vie. Certes, le combat des pulsions de vie contre les pulsions de mort n'est jamais gagné d'avance, ni la victoire définitive. D'autres tentatives exterminatrices radicales sont mises en place, et, assez souvent, les pulsions de vie ne parviennent pas à anticiper leurs manifestations, au point de déjouer leurs scénarios, et éviter la mise en place de leurs auxiliaires politiques. Mais, au bout du compte, les pulsions de vie parviennent bien à démontrer qu'elles sont la seule condition sine qua non pour que le combat entre pulsions de mort et pulsions de vie ait lieu, et qu'elles sont le seul principe d'existence du paradigme de la vie et de la mort. Pour le dire en d'autres termes, la vie ne saurait en aucune manière être une simple “délégation” de la mort.

Quelle place la pensée doit-elle assigner aux pulsions de mort ?

La question que, de manière récurrente, la philosophie de la domestication pose, est celle de l'obsession de la perte d'automatismes (instinctuels, psychiques, sociaux…), au cours de l'existence phylogénétique (espèce humaine), comme au cours de l'ontogénétique (individu), et des voies que la pensée et l'action doivent emprunter pour assurer leurs recouvrements. La séduction de la “contrainte de répétition” est à ce point efficace qu'elle oriente toute cette pensée vers le déni de cette perte et l'évitement des remaniements nécessaires pour l'intégrer, la métaboliser et la dominer. La pensée de la domestication ne vise qu'un but : réinstaurer l'état antérieur d'automatismes perçus dans la “minéralité”, la “végétalité” et surtout dans l'animalité, et fantasmés comme ayant constitué un jour l'essence de l'humanité.

Dans Angoisse et vie instinctuelle, Freud développe l'hypothèse qu'il existe une pulsion d'autodestruction dont l'assise est la tendance à “réinstaurer un état antérieur”12. Il va même jusqu'à s'interroger sur la question de savoir « si les pulsions érotiques aussi ne veulent pas ramener un état antérieur », question qu'il laissera sans réponse. C'est dire jusqu'à quel excès heuristique la reconnaissance de l'existence des pulsions de mort peut conduire.

Pour autant, tant que ces pulsions sont perçues dans leur alliage avec les pulsions de vie, la pensée se donne pour tâche de dégager leur signification, de situer leurs limites par rapport au but de la vie.

Mais, dès lors qu'elles sont niées, elles deviennent le but même de la vie. Qu'elles le deviennent dans des discours “meurtrissants” ou dans des actions meurtrières ne doit certes pas être mis sur le même plan. Mais les uns et les autres n'en sont pas moins des moyens sadiques de se préserver de la tendance à l'autodestruction, au prix de la destruction souhaitée ou programmée des autres.

Conclusion

La “vie d'âme”, comme l'appelle Freud, se donne ses buts, bien souvent intolérables pour l'autre, et la vie commune, la vie de la maison ne peuvent s'installer qu'à l'écart de toute injonction ou prescription. Hélas, la philosophie (humaniste ou antihumaniste) de la terreur n'a pas dit son dernier mot.

  1. C'est pour ton bien, Paris, Aubier, 1984.
  2. Le Monde des débats, novembre 1999.
  3. op. cit. (voir note 2).
  4. Paris, Bourgeois, 1988.
  5. op. cit. (voir note 2).
  6. Voir notamment « D'un effet du nom propre Heidegger », paru dans la revue Confrontation, 1983, et L'Enigme et le Délire, Paris, Osiris, 1986.
  7. Paris, Gallimard, 1983.
  8. Paris, Martinus Nijhoff, La Haye, 1974.
  9. Mais aussi par la “Shoah soviétique”…
  10. op.cit., p.129.
  11. voir « Nouvelle Suite des Leçons », in Angoisse et vie pulsionnelle, Paris, OC XIX, 1995.
  12. ibid.