Pour un humanisme générique

Jean CHESNEAUX
Sinologue, Président de Greenpeace France, Auteur de Habiter le temps (Bayard, 1996)

Notre ami Jean Chesneaux ouvre des pistes pour un humanisme "générique", c'est-à-dire reconnu par tous les hommes.
Ce nouvel humanisme ne sera possible que si s'élabore un authentique dialogue des cultures entre l'Occident et le non-Occident.

Le nouvel humanisme dont nous avons tant besoin doit être “générique”, c’est-à-dire ouvert à l’ensemble du genre humain, et à un double titre. Un, il doit prendre en compte la riche diversité des acquis, des expériences, des cultures du genre humain défini comme totalité plurielle. Deux, il doit proposer des valeurs et des repères dont pourra s’inspirer le genre humain défini cette fois comme totalité solidaire, pour affronter des périls communs et avancer vers des espérances communes.

Poser en ces termes la question d’un humanisme générique conduit à affirmer — une fois de plus — l’inscription des sociétés humaines dans la réalité bidirectionnelle du temps. C’est en amont du devenir humain que s’est instaurée cette situation de pluralité culturelle, et c’est en aval que nous envisageons tous ensemble un avenir commun.

L’Occident n’a pas le monopole des traditions humanistes, et dans ce domaine le “non-Occident” n’arrive pas les mains vides… Les patrimoines culturels des autres sociétés de la terre sont tout sauf des curiosités anthropologiques, des résidus exotiques. Dans leur altérité, ces acquis peuvent enrichir nos propres modes de pensée, ils peuvent même nous inciter à remettre en cause notre confort intellectuel si ethnocentriste. La diversité culturelle est une richesse au même titre que la diversité naturelle, soit la “biodiversité” botanique et zoologique… Ainsi, la philosophie chinoise du wu-wei (le “non-agir” taoïste) n’a rien d’une passivité peureuse et stérilisante. Le wu-wei, c’est au contraire la prudence, la maîtrise de soi, l’attente du moment favorable pour intervenir en fonction du dynamisme interne des choses, des personnes et des situations. Il faut savoir laisser tout cela mûrir, au lieu de le bloquer par un activisme prématuré. Elles ne pourraient que gagner au wu-wei, nos sociétés stressées, obsédées par l’horizon de l’immédiat et le fétichisme de l’instantané technologique.

Nous sommes loin d’avoir même inventorié toutes les ressources du patrimoine culturel du non-Occident. Pensons à la pratique mélanésienne du consensus comme dépassement décisionnel de positions divergentes. Au respect des personnes âgées au Maghreb. À la force des solidarités familiales et sociales en Afrique noire. À la culture amérindienne d’appartenance réciproque entre nature et société, si éloignée du trop fameux “maîtres et possesseurs de la nature”, légué par un Descartes, parfois mieux inspiré.

Mais pour que puisse s’engager un authentique “dialogue des cultures” en vue d’élaborer les bases plurielles du nouvel humanisme, il faut que soit déclarée obsolète et forclose la “rente de situation” extrêmement rémunératrice dont continue à bénéficier l’Occident dans le monde, et qui survit aux élans expansionnistes des XVIe et XIXe siècles.

Cette rente de situation ne s’oppose pas seulement à des échanges féconds entre l’Occident et le non-Occident. Elle représente un obstacle majeur en vue de la construction d’un projet humaniste, c’est-à-dire commun à l’ensemble de l’humanité.

Ce n’est pas dans l’euphorie que nous entrons dans un nouveau siècle, un nouveau millénaire. Nous vivons des temps de crise sévère, avec l’environnement mondial durement frappé (et pas seulement la couche d’ozone), avec la nouvelle pauvreté mondiale et les 1 300 000 000 personnes — chiffre accablant — qui n’atteignent pas le seuil de pauvreté absolue, avec le renouveau des guerres et de la barbarie (et pas seulement dans les Balkans), avec les périls médicaux transterrestres (et pas seulement le sida).

Face à tous ces périls, nous ne pouvons mettre en œuvre des projets d’envergure planétaire, comme l’eau potable pour tous, que sur la base de principes eux aussi reconnus par tous. Ainsi le respect de la vie humaine, des conditions de vie décentes, les droits de la femme, la sécurité à l’intérieur des frontières comme au-delà, la sauvegarde de l’environnement naturel, les libertés politiques.

Ces “nouveaux universaux” qui sont l’ossature même d’un humanisme générique, sont comme le reflet d’une culture planétaire des périls, bien éloignée de l’avenir “radieux” dont se berçaient et le défunt socialisme réel et les projections non moins défuntes d’une technoscience qui se croyait toute-puissante elle aussi. Notre humanisme veut défendre l’humanité, et c’est déjà beaucoup…

Mais ces principes, qui nous semblent élémentaires, sont récusés dans maints secteurs du non-Occident au nom d’un relativisme culturel intransigeant. Droits de l’homme et respect de l’environnement ne seraient que des particularités locales de l’expérience occidentale : nous traitons à notre guise nos intellectuels, nos arbres, dit-on en Malaisie ou au Brésil, personne ne peut nous faire la leçon !

En réponse, il ne suffit plus d’invoquer une sorte de prétention autolégitimante de l’Occident à détenir un magistère universel. On nous reconnaît de moins en moins la faculté de dicter au monde la vérité.

La vraie réponse ne peut se trouver que dans un désaveu par l’Occident de tout ce que son passé a pu comporter de négatif pour le reste du monde, et de la position dominante qu’il continue à occuper. Telle est la condition pour que deviennent crédibles les apports positifs de ce même Occident. Pour être reconnu par tous, y compris dans ses composantes effectivement issues de l’histoire particulière de l’Occident, un humanisme générique doit se désolidariser de la séculaire domination occidentale dans le monde.

L’année 1992 offrait une belle occasion anniversaire d’un tel désaveu. Car dans le sillage des caravelles de Colomb ont surgi deux désastres humanitaires immenses : le génocide des Amérindiens et la traite des Noirs, la seconde suppléant au premier. Mais l’Occident se déroba malgré les pressantes demandes formulées et en Amérique et en Afrique. On s’en tint à la rhétorique creuse d’une “rencontre culturelle” de l’Ancien et du Nouveau Mondes.

L’avenir compte davantage que le passé. À Seattle, en novembre 1999, prenant sur les appareils étatiques et sur les puissances économiques une avance historique, des forces sociales très diverses se sont retrouvées pour mettre en échec l’OMC. Au-delà des cultures particulières dont chacun se réclamait, au-delà des divergences entre “Nord” et “Sud”, tous s’inscrivaient dans la même démarche : la défense des intérêts communs de l’humanité contre les appétits des “marchés”. Le nouvel humanisme ne se construit pas seulement à partir de référents intellectuels et de concepts, si précieux soient-ils. S’il est générique, c’est aussi qu’il procède du mouvement actif de l’ensemble du genre humain, de ses initiatives communes, de ses ripostes contre tant de périls nouveaux.