De la "gauche numérotée" au projet "d'écologie politique"

Jacques ROBIN

Multipliant la simple distinction gauche communiste/gauche non communiste qui prévalut pendant quatre à cinq décennies au milieu du XXe siècle, nous voici en France au temps d'une gauche plurielle découpée par numéros : première, deuxième, troisième, quatrième gauche non communiste. Pourquoi pas cinquième ou sixième et un “s” à plurielle ?

En fait, le projet même de la social-démocratie est au cœur de la mêlée, dans cette dernière décennie du siècle qui a vu la chute du mur de Berlin et la foudroyante expansion de la mondialisation globalisée. Face à l'ultralibéralisme économique dominant, à la sacralisation de la dictature des marchés, à la montée ininterrompue des inégalités et de la précarité, la social-démocratie est d'autant plus interpellée qu'elle est majoritaire dans la gouvernance des États de l'Union européenne. Comme l'a montré la récente réunion de l'Internationale socialiste à Paris, la social-démocratie est écartelée entre deux perspectives :

  • la première se réfère à la “Troisième voie” de Tony Blair. Celui-ci trouve un allié fidèle avec le “Nouveau centre” de Gerhard Schröder, et les soutiens de Romano Prodi et Massimo d'Alema. Le manifeste de Blair Pour une Europe flexible et compétitive est sans équivoque social-libéraliste. Affirmant " sa foi dans le marché ", il écrit : " il faut rendre compatibles les valeurs de la gauche et les lois naturelles du marché " ; " permettre la flexibilité des marchés du travail et du capital " ; " contrôler la qualité des services publics et faire la chasse au manque de performances " ; " célébrer les mérites des chefs d'entreprise performants au même titre que ceux des artistes et des footballeurs ". Ce social-libéralisme ne se différencie guère du capitalisme dit libéral.

  • la seconde perspective regroupe les tenants d'une social-démocratie orthodoxe avec un rapport critique au capitalisme : " contenir l'économie de marché dans ce nouvel âge du capitalisme " ; " favoriser une croissance riche en emplois " ; " garantir la sécurité sociale " ; " accepter l'impératif de souplesse pour le travail " ; " renover l'État mi-régulateur, mi-providence ". Sous le contrôle politique de Lionel Jospin, ces propositions social-démocrates classiques fleurissent de quelques libertés avancées par divers courants. Ces courants ne manquent pas de s'empoigner en particulier à propos de la “Troisième gauche”. Alain Bergounioux et Gérard Gouzes écrivent : " la troisième gauche n'existe pas " 1. À quoi Laurent Bouvet réplique : " quatre, elles sont quatre, les gauches de la majorité plurielle " 2. Alors qu'Alain Lipietz écrit : " la troisième gauche que dessinent les Verts... " 3, Daniel Cohn-Bendit, avec un certain nombre d'intellectuels, propose de structurer une troisième gauche qui serait plus autonome, plus gestionnaire et plus associative. Zaki Laïdi et Joël Roman décrivent dans ce numéro des traits distinctifs de cette troisième gauche d'un grand intérêt.

    Troisième voie et social-démocratie se retrouvent sur deux points : l'un qui n'engage que la promesse de l'écrit sur la nécessité de " mieux penser le long terme " ; l'autre très précis et concret : " Oui à l'économie de marché, non à la société de marché ". Affirmation loin d'être évidente et nécessaire à discuter. Mais l'essentiel n'est pas là. L'essentiel, c'est l'oubli dans le discours de la gauche des deux transformations majeures qui bouleversent entièrement la donne dès qu'elles sont prises en considération.

    Les deux impératifs du XXIe siècle

    Deux énormes sphères superbement ignorées dans la nébuleuse de la gauche ont toutes les chances de façonner le XXIe siècle : la mutation informationnelle et les rapports des sociétés humaines avec la Biosphère.

  • La mutation informationnelle. Nous quittons l'ère énergétique qui a permis aux sociétés humaines de s'installer sur la planète depuis les débuts du néolithique. Nous entrons avec une rapidité stupéfiante dans l'ère de l'information (et non dans la société de l'information). Elle est en train de bouleverser, par ses technologies inédites, les processus de production des biens et des richesses, mais aussi les structures socio-économiques des sociétés. La mise en réseaux des activités humaines, des relations au temps, à l'espace, à l'échange sont renouvelées. Une économie informationnelle, plurielle, plus distributive, est concevable avec un marché qui sera sous l'arbitrage d'un “politique” lui-même refondé ; elle exigera l'emploi de monnaies plurielles.

    Rien de cette révolution n'est pris en compte ni dans le document de Tony Blair, ni dans la plate contribution du Parti socialiste français Vers un monde plus juste (deux fois " un progrès technique " y est mentionné !). Sans doute la trilogie de Manuel Castells L'ère de l'information 4, récemment traduite, réveillera-t-elle depuis Berkeley nos penseurs européens, même si l'auteur ne soulève pas cette interrogation-clé : d'où vient l'information ? C'est en tout cas à partir de telles réflexions qu'il faut envisager la “refondation du monde” 5 tout en tenant compte de la seconde obligation impérative : nos rapports avec la Biosphère.

  • La Nature nous interpelle. En ce début du XXIe siècle, l'attitude vitale pour l'humanité, c'est de gérer dans un même élan les questions socio-économiques et culturelles avec les questions liées aux rapports entre sociétés humaines et Nature, d'accroître les interactions entre l'anthropologie et l'écologie. Nous ne pouvons nous étendre ici, mais qui n'est pas frappé par la montée en puissance des crises écologiques : changements climatiques, problèmes de l'eau, pollutions globales, effet de serre, trous d'ozone, dérégulations de la santé des humains ? La viabilité même des humains sur la Terre est ainsi posée avec la formidable poussée de la démographie.

    D'où des impératifs sans ambages pour les sociétés du XXIe siècle : transformation de nos modes de production et de consommation, contrôle des gaspillages, condamnation du productivisme sans limite, recherche du développement durable et du commerce équitable, limitation de notre volonté de puissance, recherche du mieux-être.

    Le projet de l'écologie politique

    L'écologie politique, prenant appui sur la mutation informationnelle, nous semble capable d'assumer la prise en compte de telles perspectives. Elle peut développer une véritable politique de civilisation, structurer l'économie plurielle, inscrire la culture au cœur du projet humain, participer à l'introduction d'une pensée transdisciplinaire de la complexité, bref se présenter comme l'alternative à la social-démocratie.

    Je crois à la radicalité de ce projet. Le récent congrès de Florence me renforce dans l'analyse ci-dessus.

    Il s'agira bien entendu d'assurer l'immense question des transitions, des voies de passage, des étapes. La social-démocratie, qui a tant œuvré pour limiter les dégâts sociaux de la société industrielle aux deux siècles précédents, devrait naturellement s'affirmer comme le passeur privilégié vers l'écologie politique et peut-être par le biais de la troisième gauche.

    Mais qu'on y prenne garde : si la gauche est, par nature, la force décisive capable de conduire un tel changement d'ère, les transformations vers cet autre monde doivent être appropriables par tous les citoyens, bien au-delà de la seule gauche, même numérotée.

    1- Le Monde, 8 octobre 1999
    2- Le Monde, 12 octobre 1999
    3- Libération, 18 juin 1999
    4- L'ère de l'information, Manuel Castells, 3 tomes, Fayard, 1999
    5- La refondation du monde, Jean-Claude Guillebaud, Seuil, 1999