La troisième gauche face à la troisième voie

Joël ROMAN

Parler de troisième gauche implique d'abord de la distinguer de ce qu'elle n'est pas. Elle n'est pas la troisième voie, au sens où Tony Blair l'a mise en pratique et Anthony Giddens l'a théorisée : la troisième voie se veut entre la droite et la gauche, tandis que la troisième gauche, comme son nom l'indique est délibérément à gauche. Mais elle n'est pas non plus la manière de thématiser ce que pourrait être une troisième composante, verte, de la gauche : elle se veut une proposition pour toute la gauche. C'est dire si les critiques que s'est attirées la notion de troisième gauche portent à côté de son objet. La vraie question est : l'idée de troisième gauche est-elle de nature à permettre une refondation théorique et stratégique de la gauche ?

Parler de troisième gauche, c'est vouloir dépasser l'opposition et l'état du débat qui a longtemps opposé la première gauche, étatiste et culturellement volontariste et autoritaire, et la deuxième gauche, décentralisatrice, autogestionnaire et pariant sur l'autonomie de la société civile. L'une comme l'autre sont récusées par la fragmentation sociale actuelle et par la mondialisation : la première gauche prend la mesure de son impuissance, la seconde, de la faiblesse de la société civile. C'est pourquoi une nouvelle avancée est nécessaire : qu'on l'appelle troisième gauche ou autrement est secondaire, mais met l'accent sur la filiation historique qui relie l'entreprise de modernisation de la deuxième gauche à celle qui est exigée aujourd'hui. Trois directions principales sont à emprunter pour cette refondation : l'une concerne l'analyse de la société et le projet social ; la seconde, la démocratie politique ; la troisième, la régulation économique.

Ce qui caractérise la société contemporaine, c'est un processus généralisé de fragmentation sociale : dans la “société des individus”, il y a des différences sociales, peut-être même davantage d'inégalités ; mais celles-ci ne se laissent pas ramener à des différences de classes, et se traduisent plutôt par des logiques d'exclusion sociale. Aussi la constitution d'un front interclassiste, solution classique de la gauche, comme celle d'une autonomie des mouvements sociaux, un temps prônée par la deuxième gauche, sont-elles inadéquates. Le défi est de reconstruire des solidarités qui disposent d'un point d'appui plus large que le travail, et qui ne se laissent pas ramener à la seule solidarité volontairement consentie, trop mince et trop fragile. C'est à reconstruire l'édifice du droit social, de manière à garantir à chacun une place sociale ainsi que les droits qui s'y attachent, qu'il faut travailler. Des directions sont à approfondir : celle ouverte par la notion d'assurance universelle, l'idée de contrat d'activité, la réflexion sur les solidarités territoriales, la refondation de la notion de service public. Ce sont à la fois les principes et les moyens de nos systèmes d'assurance et redistribution qu'il faut revoir.

La démocratie politique a trop longtemps fait figure d'acquis, dans les formes classiques de la démocratie parlementaire. Or si les principes de celle-ci sont à conserver, le champ de l'approfondissement démocratique est vaste, dans trois directions : celle des garanties des droits individuels et collectifs et de la progression de l'état de droit, ainsi que des formes de la reconnaissance publique des minorités ; celle de la responsabilité à l'égard des problèmes collectifs, écologiques, technologiques ou bioéthiques qui engagent l'avenir ; celle du contrôle et du débat démocratique sur les décisions publiques, c'est-à-dire de leur évaluation démocratique. Cela veut dire se doter des outils institutionnels pour faire progresser la démocratie à ces trois niveaux : celui de la représentation politique, celui des modalités de la délibération, celui du contrôle de la décision.

Enfin la troisième gauche veut répondre au défi du marché. Sa force est d'être capable d'une extrême souplesse et de répondre à une diversité croissante de besoins individuels. Sa faiblesse est de provoquer une croissance des inégalités et de livrer une part croissante des activités humaines à la marchandisation. Mais résister au marché veut d'abord dire l'expulser des domaines où il n'a que faire, sans se barricader derrière la ligne Maginot des statuts juridiques : aujourd'hui, la logique de marché ronge bon nombre de services publics. Dans les domaines de la santé, de l'éducation, de la culture ou des communications, nous vivons en fait sous une emprise grandissante du marché, dans lequel se coulent aussi les administrations publiques. Il convient dans ces domaines comme dans d'autres (logement, infrastructures, services aux personnes) de redéfinir la part du marché et celle qui doit lui échapper, pour des raisons de principes (tenant à la nature des biens distribués). Cela veut dire aussi se donner les moyens de régulations effectives, à l'échelle nationale, européenne et internationale.

Dans ces différents domaines, l'idée de troisième gauche invite à revisiter le patrimoine théorique de la gauche, et à le remanier en profondeur pour donner à l'exigence de justice sociale un contenu qui soit à la fois efficace et porteur d'espoirs collectifs. Cela veut dire aussi tenter de réformer les formes et les modalités de l'action politique aujourd'hui, en cherchant les moyens d'une nouvelle appropriation collective des débats politiques. La troisième gauche, c'est un défi à relever.