Ce que "Troisième gauche" veut dire

Zaki LAÏDI

Assumant la paternité intellectuelle de l'idée de “Troisième gauche” tout en étant délesté de tout engagement partisan, je souhaite exposer ce que j'entends par ce terme, compris ici en tant qu'objet politique.

Comme cela est souvent le cas avec les idées nouvelles, celle de Troisième gauche est née de la convergence d'un problème de fond et d'une conjoncture. Le problème de fond, c'est le déficit structurel de la gauche à se penser idéologiquement depuis ce que j'appelle la double rupture : la chute du mur de Berlin et la mondialisation. N'oublions pas qu'il a fallu le lancement par Tony Blair de la “Troisième voie” pour envisager une “réponse social-démocrate” au “social-libéralisme”. Et n'oublions pas aussi qu'il a fallu attendre la chute du mur de Berlin pour que la gauche non communiste accepte, en France, de se dire clairement social-démocrate, alors que, jusque-là, elle évitait soigneusement d'employer ce terme pour se garder sur sa gauche.

La conjoncture, c'est la campagne électorale et la performance de Daniel Cohn-Bendit. Celui-ci, à partir d'un projet Vert, a réussi à rassembler des Verts, mais également d'autres forces dont l'identité politique serait la suivante : une confiance dans la société à se mettre en mouvement sans attendre que l'État donne le “la” ; un rapport au marché parfois critique, mais rarement idéologique ; un rapport à l'État plus distancé ; un attachement aux dimensions culturelles du politique ; un souci de préserver et de renforcer l'individualisme des choix, étant entendu que l'individualisme renvoie à l'autonomie et non, comme on le croit naïvement, à une sorte d'égoïsme exacerbé. La troisième gauche est l'expression potentielle de forces à la fois critiques sur l'organisation de notre société, mais relativement confiante sur sa capacité à surmonter les difficultés qu'elle rencontre.

Entre les Verts historiques et cette deuxième composante, il y a naturellement des différences et probablement même des divergences. Mais qu'est-ce qu'une force politique, sinon un projet capable d'agréger des sensibilités, des histoires et des trajectoires différentes autour d'une problématique commune ? D'autant que l'élargissement de l'espace des Verts paraît la condition indispensable de leur épanouissement et de leur urgente modernisation. Cet élargissement est inséparable d'une modernisation politique interne. Par modernisation il faut entendre professionnalisation et émancipation très nette d'une culture d'extrême-gauche, souvent généreuse mais totalement dépassée par la profondeur des changements technologiques, sociaux et culturels en cours. Or ce n'est pas en diabolisant rhétoriquement le capitalisme que l'on fera avancer les choses. D'autant que, s'il faut se méfier du discours lénifiant sur “le retour de la croissance”, il faut résolument rompre avec le discours régressif de “l'horreur économique”.

Naturellement, rien ne dit que cette alchimie prendra et il ne m'appartient pas d'indiquer les voies et moyens susceptibles de la favoriser. C'est pourquoi j'ai toujours pensé que la troisième gauche était un projet. Mais si celui-ci venait à se concrétiser, il constituerait une importante innovation politique. Dans cette perspective, la mort clinique du PC peut faciliter cette évolution en drainant vers la troisième gauche les réformistes et innovateurs qu'il compte encore en son sein. Mais plutôt que de s'intéresser aux conséquences opérationnelles de ce projet, ce qui est l'affaire des appareils politiques, je souhaite exposer ici ce que je crois être les cinq traits distinctifs de cette troisième gauche.

Pour une vision ternaire du politique

  • Le premier me semble être un refus de résumer la dynamique sociale et politique à un affrontement sans témoin entre État et marché. Entre les deux, il n'y a plus le plan mais la société. Dire cela est en soi une banalité. Mais généraliser, systématiser et politiser cette vision ternaire et non plus binaire du politique est fondamental. Concrètement, cette vision ternaire du politique implique de prendre en compte tous les acteurs sociaux organisés qui, en matière d'environnement, de droits de l'Homme, de santé et de consommation, se mobilisent aujourd'hui dans deux directions essentielles. La première est l'élargissement de la sphère du politique par-delà l'État. Par-delà et non pas, bien sûr, contre l'État. Penser le politique par-delà l'État est désormais la meilleure manière de redonner vie au politique. En France, on a tendance à penser que le rapport État-marché est un jeu à somme nulle. Mais cette idée, très ancrée dans une société politique qui depuis la Révolution a détruit les médiations entre l'État et l'individu, est erronée. On peut parfaitement assister au même moment à un déchaînement de la logique marchande et à une étatisation du social. On constate même une complicité implicite entre État et marché, qui se fait au détriment des acteurs sociaux concernés.

    Or, entre la gauche classique et la troisième gauche, il y a sur ce point une différence culturelle non négligeable. À ceux qui pourraient en douter, l'affaire Michelin est là pour en apporter confirmation. Dans un premier temps, le Premier ministre dit justement que l'État ne peut pas tout. Immédiatement, le réflexe de la gauche classique est déclenché. Il juge de tels propos blasphématoires, attentatoires à la dignité du politique, identifié à l'État. À aucun moment, on ne se demande si la formule " l'État ne peut pas tout " n'est pas, au fond, une chance pour regarder l'action publique autrement. Autrement, c'est-à-dire réfléchir au problème grave de la sous-syndicalisation et aux moyens d'y remédier. Autrement, c'est penser aux modalités d'implication citoyenne dans l'entreprise en tentant d'acclimater en France la notion anglo-saxonne de stakeholder, c'est-à-dire à ceux qui ont un intérêt dans l'avenir d'une entreprise sans en être actionnaires. Autrement, c'est mettre en place au niveau municipal, par exemple, des dispositifs contractuels entre municipalités et entreprises sur une série d'objectifs ayant trait à l'environnement, à l'emploi ou à la culture. Autrement, c'est enfin relayer ces actions au niveau européen, en instituant par exemple des “labels sociaux” avalisés par le Parlement européen. Il n'y a qu'en France où l'on doute de l'efficacité de ces démarches en raison du rôle structurant de l'État dans la conscience individuelle et collective. La vraie révolution qui attend la gauche est ce que j'appellerai la révolution du regard politique, un regard qui doit désormais passer au-delà des frontières de l'État. La troisième gauche peut y contribuer car elle compte potentiellement en son sein des acteurs méfiants à l'égard du changement venu d'en haut. Encore une fois, il ne s'agit pas d'opposer le “haut” au “bas” ou d'idéaliser la “société civile” face à l'État. Il s'agit simplement de dire que le tête-à-tête entre l'État et l'individu a épuisé ses vertus.

    Un réformisme mieux assumé

  • Le deuxième trait distinctif de la troisième gauche pourrait se résumer dans la notion de réformisme mieux assumé. C'est très probablement là qu'a résidé l'originalité majeure de Daniel Cohn-Bendit, notamment face à la question du marché. Aujourd'hui, la gauche traditionnelle pense que sa légitimité de gauche ne passe que par la réduction de l'espace marchand. Naturellement, sa pratique est différente. Elle va même dans le sens contraire —comme en témoigne la réduction salutaire du périmètre économique de l'État. Mais cette démarche n'est pas assumée. Là encore, la troisième gauche peut innover, en montrant que l'enjeu central n'est pas d'accroître ou de réduire l'influence du marché, mais d'enrichir, de modifier parfois même profondément la sanction du marché. En se mobilisant contre Shell dans l'affaire Brent Spar, Greenpeace a fait infiniment mieux que n'importe quel État pour imposer des contraintes sociales aux entreprises, et cela sans aucune hostilité pour le marché et le profit. C'est cela que j'appelle enrichissement de la sanction du marché. Dans la société de demain, nous avons à gérer trois “grandeurs sociales” : le marché, la sécurité et le temps libre. Le marché est le lieu d'allocation des ressources ; la sécurité sous toutes ses formes (personnelle, professionnelle, affective, culturelle) est celle qui seule permettra aux individus d'accepter le changement comme une opportunité et non comme une contrainte. Enfin le temps libre est l'espace de libération gagné par l'homme pour valoriser d'autres activités que marchandes. Tout l'enjeu pour nos sociétés consistera à donner à la fois un contenu et des valeurs propres à ces trois grandeurs, tout en réfléchissant au moyen de les relier. Si nous ne le faisons pas, c'est très probablement la grandeur “marché” qui dévorera les autres ou les soumettra à ses exigences.

    Pour un État moins interventionniste

  • Le troisième trait de la troisième gauche pourrait être un regard beaucoup plus critique sur le fonctionnement de l'État, qui est actuellement l'angle mort de la gauche classique. Cette réforme est indispensable d'une part en raison des déséquilibres qu'elle crée. Mais surtout parce qu'un interventionnisme étatique peut devenir contre-productif. Il serait par exemple tout à fait regrettable que l'absence d'accords entre partenaires sociaux sur l'improbable mise en place d'un “bonus-malus” conduise à une législation étatique que certains semblent appeler de leurs vœux. L'étatisation du social ne pourra jamais se substituer au dialogue social. Elle peut même le détruire. C'est la raison pour laquelle le recours à la justice plutôt qu'à l'État en matière d'autorisation de licenciement est un réel progrès et non une concession au néo-libéralisme. La volonté de faire reculer le réflexe réglementaire au profit du réflexe contractuel paraît devoir être un marqueur identitaire de la troisième gauche.

    Entre une gauche traditionnelle qui ne pense le politique qu'à travers la démocratie représentative, pensée comme démocratie législative, et une partie des Verts qui, à tort, surévalue la démocratie participative, la troisième gauche peut s'identifier à la recherche d'un continuum entre ces deux dimensions du politique.

  • La quatrième marque distinctive de la troisième gauche est très probablement l'Europe. Certes, la gauche classique est majoritairement européenne, surtout si on la détache du surgeon nationaliste, autoritaire et anti-européen qui ne peut plus survivre sans elle. Mais sa vision européenne reste encore très largement intergouvernementale. L'Europe est rarement vue comme une solution, une voie de dégagement. Elle est pensée comme une contrainte qu'il faut moduler et adapter au contexte national. Culturellement, la troisième gauche peut imaginer l'Europe sur des bases plus ambitieuses. D'abord parce qu'elle sait que seul l'espace européen peut désormais relayer l'action collective face aux nouveaux risques technologiques, alimentaires et environnementaux. Ensuite parce qu'il faudra bien un jour ou l'autre en venir à l'idée de Constitution européenne.

  • Il y a enfin une dernière dimension dans la troisième gauche, qui peut la fonder identitairement et politiquement. C'est la dimension du long terme. Au fond, tout le sens de l'écologie politique se résume dans le refus d'arbitrer en faveur du court terme au détriment du long terme.

    Face à la démultiplication des risques environnementaux, scientifiques et technologiques, nous allons de plus en plus être confrontés à des choix qui engagent nos sociétés sur le long, voire le très long terme. On sera donc amené à faire des choix rapides sur des enjeux aux conséquences très lointaines. L'enfouissement des déchets radioactifs en est un exemple parmi d'autres. Il faut pour cela définir une méthodologie sociale nouvelle qui doit aller bien au-delà du simple principe de précaution. La prise en charge des besoins des générations futures passe par une mutation culturelle de première grandeur qui dépasse le champ de la décision administrative ou de la responsabilité morale. C'est un enjeu majeur, car il constitue aujourd'hui le seul point d'entrée capable de réconcilier nos sociétés avec l'idée de perspective à long terme, une perspective qui lui fait défaut.