Chronique du sens

La multiculture, réponse aux menaces philosophiques

Michel WIEVIORKA
Directeur du Monde des Débats

Peter Sloterdijk, à l'occasion d'un colloque sur Heidegger et Levinas, en Allemagne, a prononcé une conférence qui a provoqué ce qu'on peut dénommer une tempête publique en Allemagne, puis en France. Des journaux comme Libération ont évoqué " le mythe du démon allemand " et Le Monde a parlé de " scandale ". Le Monde des Débats a donc publié l'intégralité de ce document " sulfureux " et organisé ensuite un débat sur ce texte. Michel Wieviorka revient, dans cet entretien, sur l'importance des enjeux culturels, scientifiques et politiques qui sous-tendent cette controverse.

André Parinaud : Le progrès scientifique, la complexité des problèmes posés, qui constituent la dimension de notre modernité avec un effet de mondialisation qui se généralise, s'accompagnent d'un brassage des religions et d'un éveil mystique souvent fanatique et violent. Pour beaucoup, cette situation apparaît comme un danger majeur du proche futur. Ne croyez-vous pas que cela peut expliquer l'inquiétude et la naissance de la polémique engagée par Peter Sloterdijk ?

Michel Wieviorka : Nous sommes engagés dans deux processus à la fois distincts et liés. D'une part, la globalisation économique exerce une influence contradictoire sur les changements culturels. En effet, nous assistons à une certaine homogénéisation du monde, qui se lit par exemple dans notre consommation des mêmes biens culturels et matériels — on a même parlé de “macdonalisation” de la planète ; et en même temps, partout dans le monde, se développent des logiques identitaires multiples et diversifiées, ce qui donne l'image d'une fragmentation culturelle où se téléscopent, s'ignorent, mais parfois aussi se rencontrent et communiquent les identités les plus variées. Et d'autre part, la même globalisation correspond à une rationalisation instrumentale qui signifie aussi un individualisme croissant, et qui exacerbe les attentes économiques des individus placés sur les marchés. La globalisation exerce alors un impact sur le développement scientifique et technique qui, dans certains domaines tout du moins, dépend de plus en plus des marchés et tend à être de moins en moins orienté par les États. Par exemple, si la perspective du clonage humain n'est pas totalement absurde, c'est bien du fait de demandes individuelles qui peuvent contourner les États lorsqu'ils la refusent, et être pris en charge par des sectes capables de mobiliser des ressources à l'échelle internationale. Dès lors, des débats d'une très grande importance s'ébauchent : quels rapports entre science et démocratie, quel traitement politique apporter à la différence culturelle, etc. ?

A.P. : Doit-on considérer que cette situation de polémique philosophique est une sorte de réflexe de défense des intelligences dont l'ordre et les structures sont mis en cause par cette modernité de la connaissance qui se développe ?

M.W. : Ce que je viens d'évoquer peut être formulé de toute autre façon, avec l'idée d'une dissociation croissante entre l'universel et le particulier. Comment accepter la subordination de chacun à une économie globalisée, indifférente à ses propres dégâts, aux inégalités qu'elle creuse ? Comment accepter que la science soit pilotée par des demandes étrangères à l'éthique, à la morale et à tout humanisme ? Comment accepter que le traitement politique des différences culturelles aboutisse à des communautarismes qui nient des personnes singulières, et toujours susceptibles de se livrer aux pires violences ? Mais à l'inverse, nous avons appris à nous méfier de l'économie étatisée et des projets dictatoriaux de maîtrise de la science, tout comme nous constatons que bien des demandes de reconnaissance culturelle ne mettent en aucune façon en cause les valeurs universelles.

En fait, trois positions majeures se rencontrent face à ces problèmes. La première consiste à entériner la dissociation actuelle de l'universel et du particulier, et par conséquent à accepter ce qu'on peut appeler une idéologie post-moderniste, ouverte au néolibéralisme mais aussi, le cas échéant, au tribalisme des nantis. La deuxième, à l'opposé, consiste à avancer à reculons et à promouvoir l'image d'un présent qui ne serait jamais que le prolongement d'un passé lui-même mythique, d'un âge d'or où les contradictions que je viens d'évoquer auraient été résolues, par exemple dans une formule républicaine conforme aux intérêts de la nation et à une certaine vision du développement économique. La troisième, enfin, passe par un effort d'articulation des registres, sorte de conciliation de l'inconciliable, où l'on s'efforce d'intégrer les valeurs universelles de la raison et du droit avec les exigences de reconnaissance des particularismes culturels.

A.P. : Le brassage des religions, qui est un fait acquis de cette fin du XXe siècle, met en évidence le face-à-face du christianisme avec 1,7 milliard de baptisés — première religion mondiale — ; d'1,1 milliard de musulmans ; des hindouïstes du continent indien ; des 350 millions de bouddhistes, mais aussi des 14 millions de juifs ou des 10 millions de mormons, des 6 millions de témoins de Jéhovah, de 150 millions de nouveaux religieux qui vont des anglicans aux anabaptistes, sans oublier les pentecôtistes qui sont évalués à 100 millions de fidèles. On peut poursuivre. Toutes ces religions débouchent sur des courants fanatiques, sans oublier les dogmatismes politiques de droite et de gauche, du marxisme au socialisme libéral, de la royauté sacrée aux féodalités économiques. La polémique ouverte par Peter Sloterdijk veut proposer implicitement l'intérêt de “nouvelles règles pour le parc humain”. Et le texte intégral que vous avez publié de son discours veut fonder la nécessité d'une nouvelle théorie de l'humanité planétaire…

M.W. : Le texte de Sloterdijk a fait scandale en Allemagne pour différentes raisons. D'une part, il se présente comme une critique de l'humanisme et vise en réalité le magistère intellectuel qu'exerce Jürgen Habermas, d'autre part, il est une invitation à considérer politiquement des progrès de la biotechnologie débouchant alors sur des propositions ou plutôt des suggestions qui inquiètent beaucoup d'intellectuels allemands pour qui l'ombre du nazisme et de l'eugénisme constitue aujourd'hui encore un problème central. Sa conférence éveille de bien mauvais souvenirs, et en même temps pose des questions intéressantes. Le paradoxe est que Sloterdijk, en demandant qu'on cesse d'être obnubilé par l'époque nazie, réactive à sa façon des inquiétudes relatives au totalitarisme nazi.

A.P. : Si l'on considère l'exemple du Pakistan dont “l'élite militaire”, soutenue par les “purs”, vient de prendre le pouvoir en proclamant le premier État créé sur la base du confessionnal de l'Islam, en renversant le gouvernement démocratiquement élu, et dont on sait par ailleurs qu'il détient l'arme nucléaire, on peut s'inquiéter, surtout face à l'hostilité de voisins comme l'Inde et l'Iran, ou en évoquant la rivalité afghane et celle de la Chine. Le Pakistan est au bord de la banqueroute, ce qui est presque toujours la situation des États fascistes et fanatiques. Les clivages religieux s'opposent farouchement (sunnites et chiites), les ethnies ont des relations tendues en permanence. On compte vingt millions “d'enfants esclaves”. La corruption règne. L'ensemble est un cas terrifiant d'une situation de la fin de ce siècle. Notre débat philosophique n'est-il pas anodin dans cette perspective ?

M.W. : Ce n'est pas parce qu'un débat se développe dans une société, en l'occurrence l'Allemagne, que ceux qui y participent sont indifférents à d'autres problèmes et à d'autre sociétés, ce n'est pas parce que l'on réfléchit de manière abstraite et au plus loin de difficultés et de drames de la vie quotidienne ou politique que l'on se désintéresse de ces questions. Mais vous avez raison, nous vivons dans un monde stupéfiant où les avancées les plus phénoménales de la science et les perspectives inouïes qu'elle nous offre vont de pair avec la misère, la corruption, la purification ethnique et bien d'autres horreurs.

A.P. : Le problème reste formulé. Les fanatismes n'offrent aucune solution pour dépasser les handicaps de la réalité. Ils ne font que les accroître. Il est vrai aussi que la culture et ce que nous dénommons la connaissance n'ont pu apporter en l'occurrence aucune solution. Comment développer l'alphabétisation dans une société qui meurt de faim ? N'est-ce pas d'abord la dimension de la solidarité humaine qui doit être posée ?

M.W. : Comment aborder de manière responsable, et en se projetant vers le futur, les grands problèmes que vous venez d'évoquer, et en particulier les inégalités humaines où souvent se cumulent les dimensions matérielles et celles liées à l'accès au savoir ? Il se pose de terrifiants problèmes de nourriture ou de carence alimentaire pour une partie immense de la population mondiale, l'analphabétisme demeure une donnée incontournable du monde contemporain ; le Sida progresse dans de nombreux pays... Et en même temps, nous devons réfléchir à des questions liées aux conséquences de la recherche scientifique la plus pointue. Un paradoxe du monde contemporain est de surcroît que certaines des tendances les plus récentes, d'un côté du progrès scientifique et d'un autre côté du changement culturel, semblent aller en sens opposé : la perspective du clonage humain pourrait nous promettre des individus sans ascendance ni histoire familiale, tandis que les individus et les groupes, sous l'effet du fractionnement culturel déjà évoqué, mettent en avant des demandes de mémoire et des appartenances identitaires de plus en plus exacerbées.

A.P. : On peut dire en effet que la dignité du savant n'est pas celle de l'éleveur d'hommes. N'appartient-il pas aux responsables de la société d'énoncer les termes de la complexité des perspectives d'aujourd'hui.

M.W. : Je crois à l'association de la démocratie et de la République. Je crois aussi qu'il faut accepter l'idée que la science mérite d'être débattue démocratiquement. Sans avoir peur de heurter des idées reçues ou des stéréotypes à la fois puissants et superficiels. Ainsi, je suis très sensible à ce que dit Henri Atlan dans sa réponse à Peter Sloterdijk (Le Monde des Débats N°8) lorsqu'il explique que la biologie tout entière a longtemps été un eugénisme, et que le nazisme n'a apporté qu'une variante à l'eugénisme. On peut peut-être réfléchir aux biotechnologies sans courir systématiquement le risque d'être accusé des pires horreurs.

A.P. : Cependant les philosophes sont nombreux à montrer que de nouveaux défis et de nouvelles horreurs se profilent, même si beaucoup de scientifiques restent attentifs et l'opinion publique vigilante…

M.W. : Notre avenir dépend certainement de notre capacité à débattre, à mettre en relation les scientifiques, les décideurs politiques et la population. Il dépend aussi beaucoup de notre capacité à développer la reconnaissance de l'Autre, en matière interpersonnelle (par exemple au sein de la famille ou à l'école), en matière interculturelle (c'est tout le débat sur le multiculturalisme) et en matière sociale — ce qui passe alors par la transformation des problèmes et des crises sociales en débats et en conflits.

Propos recueillis par André Parinaud