Destins croisés et communauté de destin

Anne-Corinne ZIMMER
Journaliste

Europe 99 et l'Assemblée européenne des citoyens (HCA France) ont invité début octobre des représentants des pays d'Europe centrale et orientale (PECO) à faire le point sur l'élargissement en cours. Au-delà des difficultés qui parsèment la route de ces pays vers l'intégration, quelles sont les dynamiques susceptibles de proposer aujourd'hui une vision commune de l'avenir de la construction communautaire ?

Dix ans après ce 9 novembre 1989, qui a vu la chute du mur de Berlin et l'effondrement des frontières de Yalta, la confrontation peut paraître douloureuse entre le rêve d'une Europe enfin réunifiée et la réalité de l'intégration des pays d'Europe centrale et orientale (PECO) au sein de l'Union européenne. La réunification de l'Europe, rendue soudainement possible par un " inattendu de l'histoire ", selon le mot de Martin Palous (ministre tchèque des affaires étrangères), avait en effet pu susciter l'espoir d'un tournant majeur dans la construction communautaire. La Communauté européenne, en se saisissant de cet événement, détenait la possibilité de poser un acte politique fondateur. " L'Europe aurait pu sortir de son déni politique et de sa conception purement marchande " (Patrick Viveret). Les gouvernements de l'Union ont préféré l'approche institutionnelle, conforme à la “politique des petits pas”, au travers de la procédure classique de l'élargissement.

Significativement, lors des débats, certains mots ont stigmatisé les divergences de représentation et de symbolisation à l'égard, à la fois du processus en cours et des pays concernés. Ainsi du sigle PECO, que les intervenants de ces pays ont estimé mal approprié voire incongru. PECO, abréviation technocratique issue d'une approche institutionnelle qui ne peut rendre compte de la complexité historique, politique et sociale vécue par 100 millions d'Européens. Simple question de vocabulaire, sans doute, mais qui ne reflète pas moins la difficulté à redéfinir la place des pays de l'ancien pacte de Varsovie dans l'actuel espace européen et dans l'imaginaire des populations de l'Ouest.

De même, à la notion “d'élargissement” a été préféré le terme de réunification. Qu'élargit-on sinon l'Europe à elle-même ? " Nous faisons partie de l'Europe, affirme Halina Bortnowska, journaliste polonaise, l'appartenance des PECO à l'Europe est une donnée historique. " L'Europe, éternel questionnement sur une identité constituée par l'histoire de peuples, d'empires et de nations, liée par une culture commune, et qui toujours, tente de se dépasser par ses aspirations à l'universel sans jamais l'atteindre. " La culture, précise Edgar Morin, c'est une ethnographie avec ses mythes, ses croyances, sa foi ; elle produit aussi un art, une philosophie, des sources de connaissances communes. Cet ensemble de qualités a créé l'histoire de l'Europe et une culture singulière qui est la civilisation européenne. "

Mais après “une aussi longue absence”, une phase d'identification des pays de l'Est par les populations de l'Ouest apparaît nécessaire, quand plusieurs intervenants font remarquer que les PECO ont une bien meilleure connaissance de nous-mêmes que nous n'en avons d'eux. Ceci implique pour les pays de l'Union européenne de se réapproprier une histoire occultée et mal connue, et de faire à nouveau connaissance.

C'est dire qu'au-delà d'un processus d'intégration mécanique, forcément réducteur au regard de ses multiples implications, c'est une dynamique citoyenne qui restitue le sens collectif de la construction européenne qu'il faut rechercher. C'est pourquoi, Valérie Peugeot, secrétaire générale d'Europe 99, insiste : " les acteurs de la société civile doivent s'inscrire dans une série de démarches, tisser des liens d'est en ouest et d'ouest en est, s'enrichir des différences, croiser leurs perspectives et leurs analyses ".

L'histoire et la culture européennes sont apparues comme des bases essentielles certes, mais bien fragiles s'il s'agit de mobiliser les consciences pour construire un projet d'avenir commun. Pour constituer une communauté de destin, il y manque le maillon essentiel par lequel passe l'histoire : le présent. Le passé ne suffira pas pour inventer le futur. " Quelle Union voulons-nous rejoindre ? Une Union à faire ensemble, mais sûrement pas une Europe toute faite " affirme Halina Bortnowska. Et comme l'indique Anna Nogova (HCA, Prague), " l'attitude des gouvernements de l'UE, qui accrédite l'idée que tout a déjà été inventé à l'ouest et que les PECO n'ont qu'à copier et s'adapter, est très contestable. Si cela est peut-être justifié pour l'économie, il n'en va pas de même pour la société civile. "

En ce sens " le besoin d'un dialogue citoyen sur l'enjeu de l'élargissement, souligne Jacques Robin, est impératif pour éviter qu'il ne se réalise par la voie technocratique et, de ce fait, sur une incompréhension. Sans un accompagnement et une implication des citoyens dans cette démarche, l'entreprise est vouée à l'échec ". " L'élargissement aux PECO pourrait, dans ces conditions, devenir un levier permettant de transformer les risques encourus — dont celui de la dilution de l'Europe politique —, en une vision renouvelée de l'Union " (Valérie Peugeot).

Car les risques liés à l'élargissement de l'UE aux PECO existent de part et d'autre de cette frontière inscrite dans les mémoires et les vécus respectifs. À ce propos, Pierre Hassner met en garde contre une attitude qui consisterait précisément à éluder cette déchirure historico-politique de l'Europe issue des frontières de Yalta. Cette déchirure, d'ailleurs, ne fait-elle pas désormais partie intégrante de cette identité partagée ?

Les freins à la réunification

Les intervenants se font l'écho d'un net désenchantement des PECO vis-à-vis de l'Union européenne. L'élargissement, toujours inscrit aux ordres du jour des Douze, puis des Quinze est longtemps apparu comme une simple déclaration d'intention, sans calendrier ferme à la clé. Et tandis que les populations font face à une forte dégradation économique et sociale de leurs conditions de vie, les pays subissent de fortes pressions. Celle de l'Union d'abord, qui exige que les candidats intègrent l'acquis communautaire et se dotent de structures démocratiques selon les critères de Copenhague. Celle de l'influence occidentale ensuite qui appuie la mondialisation et creuse les inégalités.

Or, la chute du mur a laissé un grand vide culturel et politique, lit de toutes les tentations nationalistes et populistes. D'autant que " le sentiment de l'identité nationale de ces peuples est très fragile ", souligne Pierre Hassner. Les PECO, passés sous tutelle d'empires successifs, avec déplacements de populations et labilité des frontières, n'ont en effet pas eu la possibilité de bâtir leurs propres structures démocratiques, comme ce fut le cas après la Seconde guerre mondiale pour les États de l'Union, et de conforter, par là-même, leurs identités nationales. Cette fragilité du sentiment de l'identité joue dans l'esprit des populations sur le registre de la crainte de nouvelles dépossessions de libertés tout juste recouvrées et encore mal assurées. Elle est aussi un terrain propice à l'émergence des phénomènes identitaires. Ognyan Minchev, universitaire bulgare, a mis en garde contre les ambiguïtés liées au respect du droit des minorités, qui pourrait ouvrir la boîte de Pandore de revendications territoriales et sécessionistes. Le respect des droits des individus lui est apparu nettement préférable. De fait, l'ensemble des PECO éprouve à des degrés divers des difficultés à gérer la question des minorités dont le respect est un des critères des accords de Copenhague. Le vice-ministre tchèque Martin Palous reste en désaccord sur ce point. Selon lui, la question rom n'a pas pu être réglée par la République tchèque seule ; c'est à l'ensemble de l'Union de trouver des solutions.

Aussi, pour l'universitaire bulgare comme pour tous les intervenants, " l'intégration rapide des PECO est une condition même de la paix et de la démocratie en particulier pour les pays d'Europe orientale. Il est difficile, fait-il également remarquer, pour les gouvernements des PECO de faire comprendre aux populations le coût de l'élargissement ". Les PECO ne comprennent pas les lenteurs de l'Union. La stabilité politique est jugée fragile, voire pour certains compromise si l'élargissement n'intervient pas dans les meilleurs délais. Selon cette hypothèse, l'arrimage à l'Union est le meilleur garant de la démocratie.

Mais ne risque-t-on pas, dans l'hypothèse d'une accélération du processus d'intégration, un rejet de l'Union par les peuples ? Anna Nogova explique ainsi que les Slovaques redoutent de ne pas jouer jeu égal, compte tenu de la taille de la Slovaquie au sein de l'Union. De plus, il existe une grande méfiance à l'égard des structures de pouvoirs, commente Pierre Hassner.

Méfiance aussi à l'égard d'une “Europe forteresse”, dénoncée violemment par Ognyan Minchev : " D'un point de vue humain, le processus administratif imposé par Schengen est humiliant. C'est une hypocrisie de prétendre vouloir intégrer ces pays tout en empêchant les gens de pénétrer dans l'espace européen ". Idée relayée par Gabriel Andreescu qui a souligné les effets pervers de Schengen pour les peuples des pays candidats : que vont devenir par exemple les minorités hongroises de Roumanie qui traversent quotidiennement les frontières ? Alors qu'un sondage réalisé auprès des jeunes Polonais montre qu'ils rêvent d'un avenir où la planète entière serait un vaste terrain d'explorations culturelles qui ne connaîtrait plus de frontières.

Comment dépasser ce paradoxe, pointé par l'analyse d'Edgar Morin, d'un processus de division à l'œuvre dans l'Est de l'Europe, qui ne lui semble pas terminé ? " Ce paradoxe européen nous propose justement une conduite. Il faut renforcer les coopérations y compris régionales en fonction des liens particuliers qui unissent ces localités, comme les pays balkaniques, les pays nordiques, etc. L'entrée des pays candidats dans l'UE est peut-être la voie qui va structurer les dynamiques d'association. "

En dépit d'histoires séparées, Est et Ouest vivent les mêmes processus de transformations, selon Edgar Morin. Les atteintes à l'environnement, les pertes de repères et les dislocations des structures sociales traditionnelles ne sont que quelques éléments d'un malaise plus global. Chômage, précarité, violences, crime organisé s'installent dans le paysage quotidien européen. S'atteler à définir ensemble une politique de civilisation est, pour le sociologue, un impératif éthique. De même, selon Anna Michalski, de la cellule de prospective de la Commission européenne, ces problèmes communs de civilisation pourraient servir dans un premier temps à bâtir un diagnostic commun et envisager, dans un second temps, des solutions. L'élargissement peut aussi avoir un pouvoir déclencheur au niveau des politiques de l'UE, a-t-elle plaidé, qu'il s'agisse de la réforme de la politique agricole commune (PAC) ou de la politique de défense. Face à la peur occidentale du dumping social ou d'une immigration massive, Philippe Pochet, de l'Observatoire social européen, rappelle à la lumière de l'expérience des précédents élargissements que chaque nouvelle intégration a été l'occasion d'une avancée en matière de politique sociale communautaire. Bernard Dréano a rappelé que ces élargissements à l'Est ne devaient pas nous faire oublier les accords d'association à nouer avec les pays du Maghreb. Les défis sont souvent les mêmes.

Deux pistes de travail sont suggérées par Jacques Robin : retrouver au travers des contacts entre les scientifiques d'Est et d'Ouest, le sens de l'Europe, aujourd'hui confrontée aux enjeux fondamentaux de la biogénétique. Le devenir de l'humanité s'y joue. L'Europe n'a-t-elle pas là un devoir éthique à assumer qu'elle réalisera d'autant mieux que sa communauté scientifique saura travailler de concert ? Enfin, la multiplication des contacts artistiques et culturels permettrait, quant à elle, de faire renaître ou d'inventer une langue commune.