Extraits du dernier livre de Jacques Testart

Survivre au technomarché américain,
l'enjeu impensé de la conférence de Budapest

Jean-Paul KARSENTY

L'UNESCO réunissait il y a six mois, à Budapest, des scientifiques, des gouvernements, des entreprises privées et des acteurs sociaux du monde entier, pour tenter de redéfinir un contrat entre science et société. C'est aussi l'objectif du manifeste Pour une science responsable et solidaire, dont nous publions de larges extraits (page 20). Jean-Paul Karsenty, pour sa part, conteste en partie ces approches.

Il y a 25 ans qu'a émergé, sans contre-pouvoirs, une alliance entre la technologie et le marché, un “technomarché” qui convoque de plus en plus la science dans un rôle funeste de sous-traitante, servante au mieux, servile au pire. Voilà les choses dans leur lumière crue. C'est cela que les nombreux pays invités par l'UNESCO à la Conférence mondiale sur la science, fin juin 1999 à Budapest, n'ont su — n'ont pu ?, n'ont voulu ? — voir et reconnaître.

Comme l'antienne, traditionnelle dans ce cénacle, de la problématique du transfert de technologie des pays du Nord vers ceux du Sud a fini par faire long feu, l'heuristique de la peur de la science, opportun substitut, fit le fonds d'ambiance. On y a donc réclamé " un statut pour la science ", on y a déclaré des responsabilités, irrévocables et devant l'humanité entière, pour tout chercheur sur l'usage qui pourrait être fait du résultat de ses recherches. En somme, on a braqué les projecteurs sur une science à encadrer dans l'espoir naïf d'éradiquer les maux humains dès leur source putative… Il faut ajouter que les échanges auront pâti d'une forte confusion sémantique autorisant bien des tours de passe-passe problématiques, lesquels auront conduit à ne plus pouvoir distinguer — pour ne citer qu'un seul exemple — découverte, invention et innovation, ou encore technoscience et technomarché.

Est-ce à dire que la promotion d'un “nouvel engagement” entre le scientifique et la société est superflu ? Certes non, mais encore faut-il que les sociétés observent lucidement le paysage, et comprennent qu'il s'agit moins de brider la science que de la préserver des griffes du technomarché. Voici donc quelques pistes :

  • Les scientifiques doivent résister aux tricheries qu'ils vont massivement générer en leur sein sous la pression de concurrences acharnées, excitées par des logiques mercantiles (oui aux comités de déontologie au sein des institutions privées et publiques de recherche) ; en revanche, les sociétés devront veiller à alimenter la science en budgets publics conséquents de façon que certaines recherches — notamment celles dont la portée est de long terme — n'échappent pas à une logique d'intérêt général.

  • Les scientifiques doivent faire connaître — lorsque cela est possible, c'est-à-dire rarement — les irréversibilités prévisibles que leurs découvertes pourraient engendrer en cas d'invention consécutive (oui aux comités d'éthique au sein des institutions privées et publiques de recherche) ; en revanche, les sociétés doivent renoncer au fantasme d'interdire les recherches qui n'auront su, au préalable, démontrer que les applications éventuelles de leurs résultats ne comportent pas de risques (et, le cas échéant, à qui donc reviendrait la charge de la preuve des risques que l'on présumerait ?), sauf à menacer gravement l'activité scientifique dans son essence même.

  • Les scientifiques doivent être prêts — et ne le sont-ils pas ? — à explorer davantage “d'objets d'intérêt général” (des déchets nucléaires à l'effet de serre, en passant par les maladies rares ou non, la pollution des sols par les métaux lourds…) ; en revanche, les sociétés, c'est leur rôle, doivent apprendre à soumettre les “innovations d'intérêt général en développement” au filtre de débats démocratiques pour prévenir leur irruption lorsque celles-ci ne leur conviennent pas (oui aux conférences de citoyens).

    Il ne saurait pas plus y avoir de science citoyenne que de cité scientifique. On peut raisonnablement espérer des scientifiques immergés dans la cité, ouverts aux préoccupations de celle-ci, mais protégés par elle des appétits du technomarché.