Extraits du dernier livre de Jacques Testart

Des hommes probables,
de la procréation aléatoire à la reproduction normative

Jacques TESTART
Biologiste

Dans son dernier ouvrage, Jacques Testart livre dans sa postface de fortes réflexions sur la science, la technologie et la culture dont nous vous présentons ici quelques morceaux choisis.

Le monde a toujours été beaucoup plus complexe que ce que nous avons été amenés à en dire afin que nos découvertes ressemblent à des victoires, et nos techniques à des remèdes. Aujourd'hui sans cesse émergent la maladie de la médecine, la misère de l'industrialisation et la solitude de la communication. L'échec de la thérapie génique est seulement celui de la sottise ou de la naïveté, ou de l'orgueil des scientifiques, mais la complaisance entêtée des médias pour répandre des discours de victoire démontre que le mal est plus grave : ce que l'histoire vraie démasque, c'est l'échec de la stratégie du progrès par accumulation. [...]

Si la qualité première de l'acquis savant est d'appréhender le tout parce que la connaissance réduite aux parties, ou pire à des fragments de parties, éloigne de la vérité, il se pourrait que notre époque, victorieuse aux jeux moléculaires, se révèle historiquement la plus impuissante pour aider l'homme à vivre avec lui-même, avec les autres, et dans le monde. Et que l'avenir se montre favorable à l'ignorance prétentieuse, c'est-à-dire à l'erreur, au mépris, à l'indifférence, dans l'énorme amoncellement des faits scientifiques.

Pour penser la complexité, il faut bien sûr recourir à la transversalité, mettre ensemble des savoirs variés qui s'acceptent et cherchent à se comprendre afin d'atteindre un niveau de pertinence qu'aucune pensée solitaire ne saurait esquisser. Une telle démarche peut faire appel aux efforts de plusieurs, elle le doit même de plus en plus. [...]

L'époque est bien pourvue en esprits vifs et rationnels, mais aussi en poètes, en mères inquiètes et en amoureux, en enfants attentifs et esthètes gratuits, en tendres putains, justiciers incorruptibles, robins dérobeurs au bonheur des bois, médecins aux pieds nus, embaumeurs, hommes et femmes irrigués par la vie, tragiques et ravis, humains. L'époque est pleine d'êtres variés mais toujours manque l'alliance du sensible et du rationnel en une seule pensée et au même moment. La chose arrive parfois en une seule tête mais c'est qu'elle fait le Jean au four et Pierre au moulin, l'amateur d'art ici, puis là le chercheur scientifique. Si bien que Jean-Pierre n'est pas la synthèse en un esprit sage et savant du Yin et du Yang, du féminin avec le masculin, de l'intelligence avec l'intelligible. Il est le symptôme schizophrène de l'inaptitude humaine à se hausser jusqu'à l'homme que nous avons rêvé. [...]

À l'exception de quelques philosophes manipulés par les modes, et qui n'ont pas même l'excuse, en privilégiant la techno-science contre l'homme, d'accomplir un rôle conforme à leur statut, je crois que beaucoup de ceux qui vantent (vendent) la maîtrise sont pris au piège de la facilité et des conventions mais qu'ils devinent la superficialité de leur posture. Nous sommes forts puisque nous sommes les faiseurs du progrès, pensent les scientifiques. Il ne serait pas scientifiquement correct ni techniquement cohérent de dévoiler nos fragilités. Alors ils cautionneront la bioéthique qui dit la façon raisonnable de faire, mais ils contesteront qu'il puisse être juste ou avisé de ne pas faire. Il y eut pourtant une longue histoire des humains, faite avec des savants largement ignorants de science mais abondamment férus de "culture", si on désigne ainsi ce qui reste du savoir quand on en soustrait la technologie.

L'une des plus grandes trahisons des hommes, contre leur effort de civilisation, c'est la séparation récente des rôles par l'abandon aux uns des moyens de démonstration et aux autres des vertus du sens. Le mouvement de l'humanité, dès lors, entretient l'affrontement entre ces deux genres plutôt que leur alliance, dans la rencontre des êtres parlants.