" Dénonciations et cris d'alarme suffiront-ils à nous éclairer sur la rupture à opérer ? "

Gustave Nohan*
*Lecteur de Transversales

Courrier d'un lecteur

Sans avoir eu l'opportunité de prendre directement connaissance du rapport d'Alain Lipietz, les éléments d'analyse communiqués par Elisabetta Bucolo sont assez complets et précis pour pouvoir se faire une excellente idée du contenu représentatif de celui-ci et des motivations qui ont conduit Martine Aubry à en faire la demande à son auteur. De plus votre présentation est assez claire pour fixer sans ambiguïtés les différents aspects du contexte dans lequel se présente ledit rapport.

" L'humanité est encore à inventer "

La valeur des textes présentés par les cinq professionnels de la question sociale n'aura échappé à aucun de vos lecteurs. Malgré " les divergences qui sont les leurs sur ce sujet ", tous ont su attirer l'attention sur les risques et pièges à éviter pour que ce projet aboutisse à un résultat concret qui soit une avancée significative et non une tentative avortée.

Mais comme vous l'avez très bien perçu, en dehors d'André Gorz, qui pour ma part colle le mieux et au plus près à ce que devrait être ce tiers secteur, il y a une " absence de référence flagrante, non seulement à la formidable mutation informationnelle qui déferle depuis trois décennies ", mais aussi et surtout à la mutation sans précédent qui affecte notre civilisation planétaire ; laquelle a fait dire à Albert Jacquard : " Cette mutation consiste à casser le lien de toujours entre le travail de l'homme et la production de richesse… Autrement dit, c'est le salaire qui perdra sa fonction et même sa signification. L'effarement de nos sociétés devant l'ampleur du changement à opérer montre à quel point en ce domaine l'humanité est encore à inventer. "

C'est vraiment à ce stade " que l'on constate la difficulté du renouvellement des pensées et des comportements " comme vous l'avez évoqué.

Une solution : l'exigence citoyenne

Or l'explication en a été donnée en janvier 1998 par Christophe Dejours dans Souffrance en France, à travers les mécanismes qui aboutissent à " la banalisation de l'injustice sociale " par le biais de " la banalisation du mal ", se référant à un concept développé par Hannah Arendt et à la distorsion communicationnelle de Jürgen Habermas. Ces mécanismes font de nous tous, et indépendamment de nos discours, les complices, à un degré certes différent, de ce processus qui fonctionne comme un piège. Ce thème avait déjà été abordé par Herbert Marcuse dans L'homme unidimensionnel en 1964.

Les dénonciations comme L'horreur économique de Viviane Forrester (1996), les constats et perspectives du type Misères du présent, Richesse du possible d'André Gorz (1997), et les cris d'indignation de Bernard Maris dans Lettre ouverte aux gourous de l'économie (1999) suffiront-ils à nous éclairer sur la rupture à opérer, et à prendre notre courage à deux mains pour en finir avec le leurre magistral sur lequel est construite notre économie mondiale ? Leurre magistral déjà dénoncé par René Passet en 1979 dans L'économique et le vivant. Leurre qui explique que " la vision tronquée liée aux calculs d'efficacité (la comptabilité analytique) veut que l'on n'accorde de prix qu'à ce qui est rare (les biens matériels et les services que l'on nous présente comme rares malgré leur abondance) tandis que l'on compte pour rien ce qui paraît surabondant " (tout le vivant dont les ressources humaines ou naturelles).

Il ne faut donc pas se faire d'illusion : jamais les tenants de l'économie actuelle et néolibérale, et leurs serviteurs et complices (ceux qui nous gouvernent, qu'ils soient de droite ou de gauche) n'accepteront de cohabitation entre des logiques économiques diverses à partir de la mise en place de monnaies plurielles.

Si nous voulons bâtir un autre monde, la seule issue consiste à formuler toute une série d'exigences légitimes. Or, ces dernières ne seront prises en considération que dans la mesure où l'opinion publique l'exigera, et ce, à partir du moment où scientifiques et intellectuels arriveront à démontrer qu'elles relèvent d'une " science de la vie, voisine de la biologie plutôt que de la mécanique "1.
1. L'économique et le vivant, René Passet, 1979.