Encore un peu d'audace Monsieur le Président du Medef !

René PASSET

À propos des positions d'Ernest-Antoine Seillière sur la retraite après 45 ans de cotisations

Quarante-cinq ans de cotisations pour être en droit de prétendre à une retraite pleine. Loin de ne voir dans cette proposition qu'une astuce médiocre ayant pour objectif de réduire sournoisement le montant des retraites, nous y reconnaîtrons au contraire la marque d'un esprit élevé, plaçant l'intérêt général bien au-dessus des mesquineries corporatistes. Nous irons même jusqu'à déceler dans cette suggestion, qui se veut audacieuse, comme un soupçon de timidité. Quarante-cinq ans de cotisations, en effet, ne garantissent nullement l'équilibre des régimes de retraites. Sachant que l'espérance de vie d'un homme de vingt ans entrant dans les tranches que l'on dit actives (et qui englobent en fait aussi les chômeurs) est actuellement de l'ordre de 55 ans, c'est à 75 ans — et non avant — qu'il faut situer dès aujourd'hui l'âge de la cessation d'activité. Cette barre devra ensuite se déplacer à mesure que s'accroîtront les espérances de vie. Cinquante-cinq années de cotisation donc —pour commencer — et non point quarante-cinq comme cela nous est proposé. Pour les femmes évidemment, qui ont le mauvais goût de vivre plus longtemps que les hommes, ces chiffres devraient être décalés de huit ans. Alors seulement le problème pourra être considéré comme réglé. Nous savons bien que les moyennes statistiques sont trompeuses et qu'il y aura encore des survivants à 75 ans et des survivantes à 83 ans. Mais les dépenses qu'ils engendreront — pendant un peu moins de 10 ans, en moyenne, pour celles-ci comme pour ceux-là — seront largement compensées par les cotisations de tous ceux qui n'auront pas atteint ces âges bienheureux. La question du déficit des caisses aura disparu — peut-être même le système sera-t-il bénéficiaire — pour le plus grand bien de tous et plus particulièrement de ceux qui voient, dans la réduction de la part du plus grand nombre, l'occasion d'accroître leur propre ponction sur le revenu commun.

On ne saurait soupçonner le représentant avisé des entrepreneurs français de confondre, en raisonnant sur la masse salariale et non sur le produit national, l'assiette d'un prélèvement avec la véritable mesure de la capacité de financement de la nation. Ou bien de ne pas voir que l'augmentation de 9 600 milliards de francs du PIB, d'ici à 2040 — prévue par le rapport Charpin dont il prolonge (c'est le mot) les conclusions — représente près de cinq fois l'augmentation globale de 1 990 milliards attendue, dans le scénario le plus défavorable, pour les retraites. Ou encore de négliger le fait que, selon sa propre logique, c'est la seule fraction effectivement occupée de la population dite active qui devrait être considérée comme productive, et que c'est toute la population inoccupée (retraités sans doute, mais aussi enfants, malades, chômeurs, personnes au foyer…) qui est à sa charge : or la population totale étant toujours égale à 100 % d'elle-même, toute augmentation relative d'une tranche d'âge s'accompagne nécessairement — ô miracle de l'invisible main — de la régression relative d'autres tranches qui, en l'occurrence, sont aussi des tranches non productives ; dans ce cas, il est vrai, la diminution du rapport inoccupés/occupés, au moins jusqu'en 2030, rendrait plus délicate la brillante démonstration d'une augmentation de ladite charge. Derrière l'apparente confusion, donc, l'habileté.

Si le leader de l'élite autoproclamée la plus dynamique de la nation raisonne à productivité du travail constante — conception a priori singulière du dynamisme — c'est sans doute qu'il perçoit des choses que nous ne savons voir. Alors que, selon les hypothèses du rapport du Commissaire au Plan, cette productivité augmentant de 1,7 % par an devrait avoir doublé en 2040, transformant les accroissements relatifs de charges qu'il annonce en diminutions pouvant aller jusqu'à 47 % du fardeau actuel dans le cas du rapport population inoccupée/population occupée. Mais sans doute y a-t-il dans ce raisonnement quelque erreur qu'il se fera un plaisir de nous corriger.

Nul ne nous interdira de penser que si un personnage aussi cohérent peut proposer de renforcer la population active en différant l'âge du départ à la retraite — au nom de l'équilibre des comptes — en même temps que de réduire cette même population en étendant les licenciements et les mises en retraite anticipée — au nom de la compétitivité de l'appareil productif — c'est parce qu'il sait voir dans le mariage des contraires de subtiles complémentarités échappant au commun des mortels.

Quelques esprits légers se demandent parfois si la question des retraites se posera encore en l'an 2040 ou si, au terme d'une expansion continue de la part du revenu social dans les revenus des ménages — elle est passée de 22 % en 1970 à 33 % aujourd'hui — chaque individu ne sera pas alors en mesure d'alterner travail, repos, loisir, culture… tout au long de sa vie, avant de se retirer, totalement ou partiellement, lorsqu'il le désirera. Mais Monsieur le Président du Medef, lui, sait qu'il n'en sera pas ainsi. Crime contre les vertus du labeur que de dissocier l'effort et la rémunération, sauf évidemment s'il s'agit de mettre les hommes au chômage. Rêverie que de penser jusqu'en 2040, sauf s'il s'agit d'en tirer des avantages immédiats, en sautant à pieds joints par-dessus les étapes intermédiaires au cours desquelles les évolutions ne justifieraient pas les sacrifices que l'on exige… des autres bien sûr ; preuve supplémentaire que l'on est un gestionnaire avisé.

Le lien entre la quantité de travail fournie par la population occupée et le produit national se concevait au temps de la manufacture. Mais qui soupçonnerait le représentant de la flèche avancée de l'économie française de se croire encore au temps de l'industrie manufacturière ? Comment n'aurait-il pas remarqué que nous sommes à l'ère de l'ordinateur où les forces productives se sont déplacées vers l'immatériel : l'information, l'organisation, les réseaux, l'interdépendance, l'investissement intellectuel… autant de facteurs mettant en jeu l'ensemble de la collectivité. Il sait que le produit national devient de plus en plus un phénomène collectif. C'est donc du point de vue collectif qu'il faut apprécier l'utilité de chacun. Cela nous autorise à transposer la célèbre parabole de Saint-Simon (1810) : que deviendrait l'efficacité des entreprises, seules créatrices de richesses paraît-il, si demain disparaissaient ces monuments d'improductivité supposée que sont le système éducatif, le système de santé, l'infrastructure publique de transports et de communications, tous les services publics ? " La nation deviendrait un corps sans âme à l'instant où elle les perdrait " ; qu'adviendrait-il en revanche si — ce qu'à Dieu ne plaise — Monsieur le Président du MEDEF accompagné de tout son état-major, son bras droit, son bras gauche, ses fifres, ses sous-fifres, quelques vizirs grands ou petits qui se verraient bien khalifes à la place du khalife, décidait de rentrer dans l'ombre ? Ceci " affligerait certainement les Français, parce qu'ils sont bons. (…) Mais cette perte ne leur causerait de chagrin que sous un rapport purement sentimental, car il n'en résulterait aucun mal politique pour l'État ".