Sécurité sanitaire : les habits neufs de la santé publique

Martine Rèmond-Gouilloud*
*Professeur de droit à l'université de Marne-La-Vallée.

Martine Rèmond-Gouilloud introduit ici l'ensemble des articles qui composent les éclairages de ce numéro sur la sécurité sanitaire, et définit de nouveaux enjeux pour la santé publique.

" L'hygiène je m'en fiche, on ne fait pas de politique avec l'hygiène. "1 Ainsi le ministre de l'Intérieur exprimait-il en 1885 la conception française de la sécurité sanitaire. Au tournant du siècle, le corps médical s'oppose à la déclaration obligatoire des maladies infectieuses, secret médical oblige ; et le droit de propriété fait obstacle à toute mesure d'assainissement dans les immeubles insalubres.

Sans doute la défense sanitaire ne date pas d'hier. Dans l'ancienne France, l'urbanisme visait à juguler les épidémies de peste. Depuis l'apparition des dispensaires, du casier sanitaire, la surveillance sanitaire des populations s'est imposée. Mais la prévention de masse, la police sanitaire restaient avant tout préoccupations pour temps de guerre. Avec les crises en série de la fin du siècle, la santé publique vient de prendre sa " terrible revanche "2, obligeant à corriger brutalement le regard.

Tout à coup, il s'avère que la santé, loin d'être simple affaire de soins médicaux, intéresse tout autant les bien-portants, que la veille et la prévention des populations importent autant que la guérison des individus, et qu'en temps de mondialisation cette mission, loin de se limiter aux questions de santé, intéresse l'ensemble de l'appareil d'État (page 12).

À l'interface entre science, politique et société, une approche rénovée de la santé publique se met en place, rendant compte de la forte attente contemporaine. La loi dite Huriet du 1er juillet 1998 sur le renforcement de la veille sanitaire et le contrôle des produits de santé consacre cette préoccupation. Reste cependant à mettre le dispositif en œuvre, à l'inscrire sincèrement dans nos politiques et nos mœurs. Transversale entre toutes, la réflexion mérite donc attention, sinon débat, dans ces colonnes. D'où les quelques remarques qui suivent, pour ouvrir la piste.

Une affaire d'État

Avec la sécurité sanitaire, le regard porté sur la santé publique s'élargit. Au-delà des professions spécialisées, la santé devient question de société, et sa gestion en amont des crises, affaire de politique publique : fermer une frontière, retirer un produit du marché, imposer le contrôle d'une filière sont des décisions complexes, où l'économique et le social, la politique intérieure et les échanges internationaux s'enchevêtrent inextricablement. Pour faire face à cette mission régalienne d'une ampleur inédite, mieux évaluer les risques et mieux gérer les crises, l'architecture administrative française appelait à être rénovée de fond en comble : la loi du 1er juillet 1998 y pourvoit, visant à renforcer la veille sanitaire et le contrôle des produits sanitaires destinés à l'homme. Séparant justement les tâches d'évaluation et de gestion, le nouveau dispositif fonde d'une part un Institut de veille sanitaire, d'autre part deux Agences de sécurité, l'une pour les produits de santé, l'autre pour l'alimentation3. Se substituant à des instances d'expertises désuètes, dont la multitude n'avait d'égal que le faible nombre des experts aptes à y intervenir, ce dispositif paraît prometteur… Mais le trépied reste bancal. Car outre les produits de santé et l'alimentation, l'environnement, terrain insidieux du développement de multiples affections cancéreuses, respiratoires, infectieuses, appelle sa propre méthode et sa propre institution. Reste à passer à l'acte, comme nous l'explique André Aschieri, parlementaire attaché au dossier (page 9).

OMC versus OMS

Affaire d'État, la sécurité sanitaire est bientôt devenue affaire d'États ; et dans un monde d'échanges désormais sans frontières, un enjeu de civilisation. Tandis que l'Amérique, brandissant la concurrence comme une fin en soi, récuse toute entrave propre à restreindre les libres forces du marché, le Vieux continent, pour lequel la libre concurrence — moyen parmi d'autres d'atteindre à un monde meilleur — peut et doit souffrir exception au nom d'autres valeurs, prioritaires, regimbe devant l'invasion programmée de viandes truffées d'hormones et d'organismes génétiquement modifiés. Frilosité mâtinée de protectionnisme ou défense d'intérêts vitaux ? Sur la dernière frontière du libéralisme, la guerre économique se joue sur le terrain alimentaire. Dans le même temps, l'OMS, engagée dans les croisades sanitaires du XXIe siècle, déclare la guerre aux particules engendrées par la circulation automobile et entreprend un combat majeur contre le tabac.

Une affaire de culture

Au cœur de la querelle, le principe de précaution, diversement interprété, cristallise le malentendu. Essentiel pour l'Union européenne, qui en a fait, avec l'article 130 R du Traité, l'un des principes fondamentaux de sa politique d'environnement. Pour l'Amérique en revanche, il ne s'agit que d'une directive générale à vocation programmatoire, dénuée, faute de disposition expresse, de force obligatoire. Sur cette base, l'instance de règlement des conflits de l'OMC, faisant droit aux plaintes des États-Unis et du Canada, n'admet pas en début d'année le refus européen d'importation de leur viande aux hormones, déclenchant la guerre économique transatlantique.

Ainsi le voit-on : puisque la référence au principe de précaution ne suffit pas encore en soi à légitimer des mesures de protection ; et comme il est à craindre que, faute de contours précis, le concept succombe à un effet de mode, la construction de notre outil s'impose d'urgence. Voyons ici, pour commencer, ce qu'il n'est pas (page 17). Le concept ainsi décanté, les conditions propres à lui donner une force obligatoire devraient s'éclairer d'elles-mêmes. D'autres principes, souffrant du même flou, mériteront le même effort. Citons parmi d'autres les principes de coopération internationale, de proportionnalité, et d'évaluation, évoqués par le ministre de l'agriculture à propos de la contamination de poulets et d'œufs belges par la dioxine. D'autres encore : correction à la source, transparence de l'information, séparation de l'évaluation et de la gestion. Ce travail de défrichement, immense, intéresse l'ensemble des modes de penser et d'agir face au risque sanitaire. Et loin de ne concerner que le seul décideur, il touche l'ensemble de la société, car ce processus doit être démocratique.

Avancées démocratiques

C'est en effet, qui sait surtout, de démocratie qu'il s'agit ici. L'entretien avec Monique Sené (page 15) et le développement des conférences de citoyens nous le montrent. Veille sanitaire, surveillance épidémiologique et autres instruments de vigilance publique, n'ont de sens que s'ils s'accompagnent de relais permettant l'information du public, et, au-delà du consommateur, du citoyen. Depuis quelque temps déjà, le patient consommateur de soins s'est affranchi de la toute puissance de son médecin, jusqu'ici détenteur de vérité révélée : informé, Internet oblige, il cherche à comprendre, et n'hésite plus à demander des comptes. À son tour, le bien-portant, soucieux de le rester, entend connaître les risques auxquels il se trouve exposé, savoir ce qu'il mange et quel air il respire. La transparence de l'information va ici de pair avec son accessibilité.

Par delà la transparence de l'information, clef de choix démocratiques raisonnés, la sécurité sanitaire invite enfin à se pencher sur une forme perverse d'inégalité liée à l'environnement. On trouve plus de chaumières que de châteaux sous les champs magnétiques des lignes à haute tension, plus de steacks de vache folle dans les repas modestes, et plus de risques de saturnisme dans les logements vétustes. Vaste programme !

1. La République contre l'hygiène, de L.Murard et P.Zylberman, revue Après-demain n°389, nov-déc. 1996.
2. Le retour de la santé publique ?, de A.Morelle, revue Après-demain n°389, nov-déc. 1996.
3. Sécurité sanitaire : le retour ? de P. Zylberman, revue Esprit, août-sept. 1999.


Le rôle des agences de veille en matière de sécurité sanitaire

L'agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, placée sous la tutelle du ministre de la santé, assure le contrôle de la sécurité sanitaire (autorisations, vigilances, police sanitaire) de tous les produits de santé (médicaments, sang, greffes, thérapies génique ou cellulaire, dispositifs médicaux, réactifs…) ainsi que de tous les produits cosmétiques.

L'agence française de sécurité sanitaire des aliments, placée sous la tutelle des ministres de la santé, de l'économie et de l'agriculture, n'a en revanche aucun pouvoir de police sanitaire. Elle assure l'évaluation des risques dans le domaine alimentaire entendu au sens large, et s'occupe aussi de tout ce qui concerne les médicaments étérinaires.