La frontière, un outil de domination mentale

Christopher POLLMANN*
*Maître de conférences à l'université de Metz.

En classant, en catégorisant des phénomènes ou des êtres humains, les frontières constituent un outil de domination, mais elles sont aussi constitutives d'une identité. Elles favorisent le nationalisme et le racisme, car, paradoxalement, plus des populations invalident leurs différences, plus ceux qui dominent en inventent de nouvelles. Ce besoin d'identité, de démarcation par rapport à autrui qui prend forme avec la frontière, répond à un besoin de stabilité individuelle et collective. Quelle autre solution imaginer ?

Le monde qui nous entoure est constitué de toutes sortes de limites. Elles peuvent être territoriales, mais aussi sociales, culturelles ou sexuelles. Il peut également s'agir de phénomènes tels que naissance et mort, origine de la vie, de l'homme, confins de l'univers, distinction dans la pensée et le langage, etc. Toutes ces limites sont-elles comparables ? Est-il possible de les organiser et de les expliquer ?1 Certaines se caractérisent par leur effet classificatoire ; nous les appellerons frontières. Or la frontière définie comme une classification permet l'exercice d'un double pouvoir. Dans la mesure où elle contribue à classer des êtres humains, la frontière constitue un outil de domination à leur encontre. Mais simultanément à ces effets internes, par la démarcation d'autrui, elle s'avére constitutive de l'identité individuelle et collective : l'individu ou le groupe tentent de se soumettre leur propre vivacité.

Une limite classificatrice

Certaines limites rassemblent des éléments divers, tandis que d'autres regroupent des éléments similaires, voire identiques. Pour distinguer ces deux catégories, comparons deux limites biologiques (la membrane et la peau) avec les frontières nationales. À première vue, la ressemblance est grande : comme les États-nations sont circonscrits par leurs frontières, la cellule est entourée d'une membrane. Et les êtres vivants possèdent généralement une peau. Mais chacune de ces deux enveloppes réunit des éléments extrêmement divers pour les constituer en une entité face à un environnement plus ou moins différent d'elle, alors que les frontières nationales regroupent des éléments identiques — des êtres humains — afin de les distinguer d'autres hommes et femmes. En outre, la membrane et la peau servent autant à la séparation et à la protection de l'entité vivante qu'à son échange avec l'extérieur. En revanche, la frontière vise la mise en opposition de groupes humains, comme le confirme son étymologie militaire : la frontière est, à l'origine, ce qui fait face à quelque chose, l'obstacle, par exemple une place fortifiée face aux ennemis. Un proverbe chinois rapporte d'ailleurs que " les chevaux de guerre naissent sur les frontières ". L'État-nation se conçoit donc — même si c'est de moins en moins réaliste — comme souverain, voire autarcique. Voilà qui constitue un vrai non-sens pour les corps vivants.

Classer des hommes c'est les dominer

Aux limites organisatrices du vivant, on peut assimiler deux autres catégories. À savoir la limite comme bord, bornes ou confins d'un domaine, qu'il s'agisse de la connaissance ou de l'Univers… Seconde catégorie : la distinction de deux ou de plusieurs sphères qui se touchent, comme le jour et la nuit, la Terre et le Ciel, etc. Ces limites rassemblent et ordonnent la diversité, tandis que les abstractions et leurs frontières cataloguent des phénomènes : les arbres, les buissons, les herbes… Cette différence entre rapprochement de la diversité et classification des mêmes me semble fondamentale. En effet, si l'homme ne peut échapper au premier phénomène, il n'est pas sûr qu'il en soit de même pour toutes les classifications, notamment celles affectant les êtres humains.

Contrairement à une idée répandue, il n'existe pas de “frontières naturelles”, au sens courant du terme, ni dans la nature, ni d'ailleurs dans la plupart des sociétés tribales ou traditionnelles. Les transitions y sont fluides, car la géologie, le climat, la végétation, la vie animale et la condition humaine changent progressivement. Ici comme ailleurs, l'observation et la dénomination contribuent à la création de l'objet ainsi distingué de son environnement. Par conséquent, la frontière, avant d'être éventuellement une réalité tangible, incarne une représentation, donc une œuvre mentale. Alors, en quoi une frontière dressée parmi les êtres humains signifie-t-elle l'exercice d'un pouvoir ?

Sans doute le phénomène de domination le plus évident s'affirme-t-il dans le cadre de l'État-nation, délimité à la fois par sa frontière géographique et le concept de nationalité. Vis-à-vis de ses sujets, l'État, à l'instar du propriétaire d'un objet, a le dernier mot. Les sujets ne peuvent guère y échapper, car toute personne physique est censée, par le biais de sa nationalité, être placée sous l'autorité d'un État. Les gouvernements cherchent d'ailleurs à empêcher les individus de posséder plusieurs nationalités à la fois.

Par rapport aux étrangers, ce pouvoir de 1'État est certainement encore plus flagrant. Sur le territoire national, les “étrangers” (qui ne se sentent pourtant pas nécessairement étrangers à la société dans laquelle ils vivent) sont privés de maintes prérogatives comme le droit de vote et un certain nombre de prestations. Une situation qui les rend vulnérables aux discriminations publiques et privées. Les pays étrangers et leurs habitants peuvent subir une guerre ou d'autres mesures de contrainte.

L'identification selon un seul critère

En tant que représentations, les frontières territoriales et nationales ne peuvent pas être isolées des cloisons dressées par exemple entre les sexes, entre “handicapés” et “normaux”, entre de prétendues races, entre organisations et institutions. Tous ces cloisonnements impliquent un processus de classification, qui suppose le développement simultané de la création et de l'homogénéisation. Comment ? Par voie d'abstraction et de démarcation, par une définition de ce qui sera à l'intérieur comme à l'extérieur. C'est pourquoi une entité d'espace et/ou d'individus n'existe pas préalablement à la classification. Elle en est au contraire le résultat2.

Afin de délimiter et de classer des phénomènes, il faut d'abord les identifier selon un seul critère, dans une dimension unique. Ils doivent donc être considérés, tacitement au moins, comme similaires, comme intégrés au même univers. Cette distinction et cette classification présupposent en fait la connexité et l'appartenance des phénomènes délimités. Par exemple, la femme ne peut être différenciée de l'homme, le Noir du Blanc, le Finlandais du Suédois que lorsqu'ils sont, et parce qu'ils sont, tous perçus comme des êtres humains. En revanche, il est impossible de répertorier ensemble une poule, un appartement et la colère, à moins que l'on conçoive un point commun d'une certaine importance.

Classer pour établir une hiérarchie

Paradoxalement, l'unidimensionnalité et la ressemblance sont les conditions de la classification. Dès lors, classer des phénomènes fondamentalement différents nécessite la suppression de leur altérité, en la ramenant à des différences purement graduelles, voire commensurables. C'est pourquoi les classifications opérées à travers le monde, sous l'impulsion d'un capitalisme de plus en plus global, éliminent progressivement tout exotisme3. Cette domination de la culture occidentale sur la planète provient de la capacité d'abstraction, de définition et donc de classification qu'elle procure aux individus et à leurs sociétés4.

Bien entendu, rien de tout cela n'est innocent. Classer, c'est établir un ordre et une hiérarchie. Ces effets ne sont habituellement pas explicités ni même intentionnels. Un fait inéluctable puisque chaque classification dépend d'un contexte culturel spécifique. On distingue, par exemple, les Noirs des Blancs dans des sociétés où la couleur blanche est à maints égards mieux considérée que la noire, ce qui se manifeste d'ailleurs dans de nombreuses locutions courantes des langues européennes. Pour quelle raison ? Probablement parce que dans ces sociétés les personnes de couleur étaient et sont dominées. Par conséquent, la classification — et même la simple dénomination — des êtres humains selon leur couleur de peau attribuent elles-mêmes automatiquement un statut inférieur aux “Noirs”. Quand bien même il n'y a pas de volonté de discrimination.

Aux sources du nationalisme et du racisme

Le nationalisme et le racisme sont ainsi favorisés par l'interaction de deux facteurs : la distinction de différents groupes humains et leur perception comme membres d'une espèce unique. Étrangement, l'idée d'une essence humaine et de droits humains universels peut contribuer à la dévalorisation et à l'extermination de certaines populations. C'est sur la base du rapprochement entre autochtones et immigrants que ces derniers peuvent devenir victimes de racisme5. Paradoxalement, plus les populations abolissent leur altérité mutuelle, plus les groupes dominants tendent à inventer des différences pour affirmer une identité collective et maintenir ainsi leurs privilèges. Les exterminations fratricides commises en ex-Yougoslavie et au Rwanda illustrent cette hypothèse. De manière analogue, la violence individuelle la plus atroce peut toucher les êtres les plus proches.

Bien d'autres classifications signifient ou permettent l'exercice d'un pouvoir : celui des hommes sur les femmes, par exemple, du fait de la division sexuelle du travail. Il commence en fait par les catégorisations hommes-femmes, qui attribuent, ou imposent des traits de caractère, des rôles, et fixent les attentes sociales, en ignorant l'existence de féminité chez l'homme et de virilité chez la femme. La différence biologique est donc érigée en principal, voire unique critère de distinction entre les êtres humains, afin qu'une moitié puisse dominer l'autre. De façon plus globale, la division du travail, en particulier celle entre travail manuel et travail intellectuel, donne la puissance à ceux qui exercent les fonctions nécessaires de coordination, de direction et de contrôle.

La frontière, une démarcation identitaire

Le besoin d'identité individuelle et collective semble relever de l'évidence. Comme l'indique l'étymologie du terme identité — en latin “idem” signifie “le même” —, ce besoin répond en fait à celui de la stabilité, de l'absence de changement. Or, quand on étudie les sociétés humaines6, on s'aperçoit qu'elles ne sont jamais parfaitement stables, elles évoluent constamment. À l'intérieur d'une société donnée, le sentiment d'identité change d'un endroit ou d'un groupe à un autre. Les grandes civilisations n'ont jamais connu la cohésion qu'on leur prête habituellement. Même chose pour les individus : notre conscience nous leurre et nous fait croire en notre cohérence et notre permanence. Mais en réalité, le Soi n'existe pas, il n'est qu'une projection mentale. Par conséquent, il n'est point d'identités individuelles ou collectives.

Dans un monde de plus en plus atomisé, ce caractère profondément variable et mouvant — et d'ailleurs toujours plus prononcé — des individus comme des groupes s'avère insupportable pour des raisons aussi bien pratiques que psychologiques. Les relations entre les hommes dans la société capitaliste, en particulier les échanges marchands, ont besoin d'une certaine fixité, donc de l'identité des interlocuteurs. D'autre part les êtres humains, bénéficiant de moins en moins des liens quasi organiques avec autrui qui caractérisaient de nombreuses sociétés antérieures, se sentent menacés par leur propre vivacité. Ils aspirent dès lors à la stabilité individuelle et collective pour se maîtriser, pour s'approprier le vivant, pour transformer l'être en avoir7. Le sentiment d'identité aide ainsi les individus à supporter leur isolement.

L'identité se révèle donc à la fois nécessaire et irréalisable, et le besoin d'identité aussi bien fonctionnel que pathologique. La solution de ce dilemme réside dans une identité imaginée. Comme l'individu et le groupe ne sont ni stables ni homogènes, celle-ci n'a pas de base interne. Elle ne peut se créer que grâce à la démarcation d'autrui : elle est avant tout négative et va bien souvent de pair avec le rejet de certaines catégories de personnes, exutoire des sentiments refoulés au cours de la répression de vivacité.

La frontière comme contrainte

Les êtres humains et leur vivacité peuvent être dominés soit dans le cadre d'une dépendance personnelle, soit de façon anonyme et objectivée, à savoir grâce aux classifications et abstractions. Puisqu'il y a des dominations qui ne reposent pas sur la notion de frontière, peut-on supposer qu'inversement, les classifications et les frontières appliquées aux humains ne comportent pas toutes, nécessairement, l'exercice d'un pouvoir ?

Dans ce cas, l'essentiel n'est pas l'existence de frontières en tant que telles. Il devient indispensable de distinguer parmi elles. Ainsi, pourrait servir de critère de différenciation la question de savoir si elles sont universelles, précises et impératives, d'une part, et sources d'identification, d'autre part. Dans cette optique, les classifications permettent la domination, lorsque leur signification est statique et rigide — et donc imposée à la diversité humaine. Il importe à ce moment-là de savoir, par exemple, si l'on peut licencier une personne parce qu'elle est une femme (ou plus précisément parce qu'elle est classée comme femme selon le seul critère biologique), si un État peut refuser la citoyenneté à un habitant du pays sous prétexte qu'il n'y est pas né, si un travailleur manuel peut être exclu, dans son entreprise, de la prise des décisions le concernant.

Selon ce schéma, la domination ne résulte donc pas des frontières en elles-mêmes, mais de leur caractère contraignant : plus une frontière, et donc une classification, est imposée à un individu ou un groupe humain, plus celui-ci est dominé. Cependant, peut-on encore parler de frontière — de ce front face à autrui — en l'absence de force contraignante pour tous et donc d'effet certain et prévisible sur la réalité ? Voici le problème central : dans quelle mesure est envisageable une société sans domination et sans répression de sa vivacité, à l'image du récit de Hermann Hesse ?

1. La frontière, horizon indépassable de l'humanité ou pouvoir objectivé ?, Christopher Pollmann, Revue du droit public et de la science politique, N° 2, 1999.
2. Contributions d'Albert Jacquard, Colette Guillaumin, Jean Pouillon, Francis Martens et Léon Poliakov dans Le genre humain, N° 2, "Penser classer" (1981), Le Seuil, 1988.
3. Figures de l'altérité, Jean Baudrillard, Marc Guillaume, aux éditions Descartes & Cie, 1994.
4. Le nationalisme, forme politique du capitalisme, l'exemple de la Grèce. Interview de Jannis Milios par Christopher Pollmann, Raison présente N° 123.
5. Plus français que moi, tu rentres chez toi, Hervé Le Bras, Le genre humain N° 19, Émigrer Immigrer, Le Seuil 1989.
6. L'illusion identitaire, François Bayart, Fayard, 1996.
7. Spiritualité et psychologie. Le mental, l'identité et la relation, Claude et Danièle Allais, Terre du ciel, N° 29, mai/juin 1995.


Stéphane Lupasco, l'homme et l'oeuvre

La collection Transdisciplinarité (éditions du Rocher) qui publie les ouvrages de tout chercheur s'interrogeant à partir de sa propre discipline, sur ce qui fonde, traverse et dépasse toutes les disciplines, vient de sortir un ouvrage consacré à Stéphane Lupasco (1900-1988).

Celui-ci fut le premier philosophe à élaborer une vision du monde informée par la physique quantique. Il développa notamment dans Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie (1951) le principe du " tiers inclus ". Auteur de quinze ouvrages, son influence fut majeure sur la pensée moderne, grâce à son essai le plus connu, Les trois matières (1960), où Lupasco formule à partir de sa philosophie une grille de lecture de phénomènes très divers (physiques, biologiques, mais aussi psychologiques, sociologiques et esthétiques), couvrant l'ensemble du champ de la connaissance.

Cet ouvrage fait suite au colloque " Stéphane Lupasco " qui s'est tenu le 13 mars 1998 à l'Institut de France. C'est le premier regard critique porté sur la vie et l'œuvre d'un des philosophes les plus originaux du siècle. Il regroupe des témoignages et des études signées par dix-neuf chercheurs venus de différents horizons, parmi lesquels Georges Mathieu, Edgar Morin, Basarab Nicolescu, Gilbert Durand, Michel Camus, Georges Lerbet, Michael Finkenthal, André de Peretti, Michel Random, Petru Ioan.

Éditions du Rocher, 28, rue du Comte-Félix-Gastaldi, Monaco.