L'expansion des réseaux de troc en Argentine

Anne-Laure PORÉE *
* Journaliste

Le premier club de troc est né en Argentine il y a quatre ans, dans la banlieue sud de Buenos Aires, à l'initiative d'une vingtaine de personnes. Depuis, il a fait des petits. Plus de deux cents, qui se sont constitués en un Réseau global de troc "multiréciproque". Aujourd'hui ils touchent plus de cent cinquante mille personnes dans le pays et des expériences similaires se développent dans les pays voisins : au Brésil, en Uruguay, en Bolivie, en Équateur et en Colombie. Le phénomène connaît un succès inattendu.

L'histoire commence dans un garage du village de Bernal, à une trentaine de kilomètres au Sud de la capitale argentine. Inquiétés par la montée du chômage, l'extension de la pauvreté et l'absence de préoccupations écologiques dans leur quartier, un groupe d'écologistes décide de réunir les voisins chaque samedi après-midi pour leur apprendre à se débarrasser des ordures, à mieux utiliser certains espaces de leur maison. Ils les initient aussi à la production de fruits et légumes à usage familial. L'un des fondateurs, Carlos De Sanzo propose de cultiver des citrouilles sur les toits. Une voisine tente l'expérience, et un an plus tard, sa production lui rapporte trois fois plus que sa pension de veuve. Les gens s'échangent des plats cuisinés, des vêtements, de l'artisanat de façon directe et simple. Rapidement leurs besoins et leurs idées évoluent : un dentiste troque par exemple ses services contre du pain. Mais le nombre de personnes concernées par ce troc augmente, il devient nécessaire de comptabiliser les échanges, et de les instrumentaliser. Un genre de chèque bancaire à validité locale (et plus tard régionale et nationale) est émis par le club. Les bons portent le nom de "créditos", terme qui s'inspire d'un principe fondamental du Réseau global de troc, la confiance : " Les seules conditions que nous demandons aux membres du Réseau global de troc de respecter sont : assiter aux réunions périodiques des groupes, s'engager dans les programmes de formation, produire et consommer des biens, services et savoirs disponibles dans le Réseau (…). Nous soutenons que chaque membre est l'unique responsable de ses actes, produits et services ".

D'autres clubs autonomes se forment en se fondant sur la charte du groupe fondateur, mais en gardant un système de gestion indépendant. La multiplication des clubs rend impossible l'émission des creditos par un seul d'entre eux. Il s'ensuit donc une décentralisation de cette fonction, accompagnée de phénomènes de contrefaçon, de sur-émission, d'autorégulation… Après plus de trois ans d'expériences diverses, les types de crédits se sont multipliés, certaines activités des clubs sont de nouveau centralisées, et surtout le Réseau connaît une véritable "consolidation intérieure". Heloisa Primavera, professeur à la faculté des sciences économiques de l'université de Buenos Aires joue un grand rôle dans l'animation du réseau. Selon elle, cet apprentissage permet l'ouverture à d'autres acteurs sociaux, en particulier l'État. " Cela a été compris par le Secrétaire des affaires sociales de la ville de Buenos Aires (où se concentrent 30 % de la population du pays) qui a établi depuis fin 1997 un programme d'appui au troc multiréciproque, et qui légitime implicitement les opérations en crédits émis par les usagers ", explique-t-elle. Le soutien officiel de la capitale à ce système, autrefois qualifié de marché noir, ouvre de nouvelles perspectives. Peu à peu le troc est intégré comme un marché à part entière. Ainsi, le gouvernement pousse-t-il les entreprises à se former pour fonctionner sur les deux marchés à la fois. Les politiques de microcrédits progressent. Certains maires, très médiatisés, acceptent même le troc direct en paiement des retards d'impôts : le mécanicien peut acquitter sa dette en réparation de voiture. Leur victoire n'est pas seulement d'avoir " réinventé la vie en réinventant le marché ", comme aime le dire Heloisa Primavera ; ils ont surtout ouvert un chemin aux exclus du progrès social et de la croissance économique.


Les chiffres du succès

Le Réseau global de troc propose une nouvelle façon de construire le bien-être. Heloisa Primavera estime les transactions réalisées au sein des clubs équivalentes à 100 millions de dollars (soit plus de 500 millions de francs) par an. L'impact en termes de qualité de vie est d'autant plus important en Argentine que les habitants ne reçoivent ni RMI, ni assurance chômage, ni allocations familiales. La qualité de l'enseignement et de la protection sanitaire reste largement insuffisante.