Les monnaies parallèles, une composante normale des usages monétaires

Jérôme Blanc*
* Chercheur au Centre d'études Auguste et Léon Walras de l'Institut des sciences de l'homme, à Lyon.

La monnaie est couramment considérée comme émanant de l'État ou du moins régulée par la puissance publique. Les économistes eux, réservent généralement leurs analyses monétaires aux seules monnaies nationales parce qu'elles sont des "moyens de paiement universels". Or les pratiques monétaires des personnes (physiques ou morales) s'étendent bien au-delà de ces approches. Il existe en effet un ensemble de "monnaies parallèles" souvent complémentaires et non pas concurrentes du système en place. Encore faut-il les reconnaître comme une permanence de nos sociétés.

Le terme de "monnaies parallèles" recouvre une réalité polymorphe qui exprime ce qui est de l'ordre du monétaire mais qui n'est pas la monnaie nationale d'un pays donné. Cette réalité très diverse comprend des monnaies étrangères employées en lieu et place de la monnaie nationale, jusqu'à des instruments utilisés de fait dans certaines pratiques de paiement ou de compte à l'étendue restreinte. Ces outils dont la validité est limitée par la loi, par les représentations ou les coutumes des personnes, appartiennent à l'ordre du monétaire dès lors qu'ils sont l'objet de "pratiques socialisées de compte et de paiement". Leur validité est limitée a priori à un ensemble prédéterminé de biens et services, de personnes, à un espace spécifique ou est fixée à un horizon temporel donné. Ces instruments qualifiés de paramonnaies, ne peuvent entrer en concurrence avec les monnaies nationales. Ils les complètent. C'est d'ailleurs leur raison d'être.

Le boum des monnaies locales

Une rapide typologie des monnaies parallèles permet de distinguer les éléments les plus courants aujourd'hui. À commencer par les monnaies nationales employées à l'extérieur : le dollar est par exemple utilisé dans certaines sphères et pour certains biens et services en Russie. Actuellement, ce volet des monnaies parallèles reste le plus connu, le mieux étudié et compris.

Les monnaies parallèles permettent aussi de dynamiser l'activité dans un espace donné, ou de lutter contre la perte d'activité de cet espace, liée parfois à un manque de monnaie nationale. Des systèmes de monnaies dites de communauté (community currencies) cherchent à favoriser l'intensité des échanges dans un espace restreint. Ce peut être un espace territorial local comme Ithaca Hour aux États-Unis, ou le système Trueque en Argentine (voir page 14), ou un cercle d'adhérents plus ou moins enraciné dans une localité (les systèmes d'échanges locaux — SEL — concerneraient 1 500 groupes dans le monde, soit plus de 100 000 personnes), ou encore un espace virtuel (cercles d'échanges confinés à certains utilisateurs d'internet membres de ces cercles et dotés d'une monnaie "locale"). Ces monnaies locales se développent à un rythme soutenu, surtout depuis les années 1990. Leur essor sans équivalent dans l'histoire dépasse très largement la précédente vague importante des années 1930. Des monnaies de nécessité (comme les multiples systèmes de Vecksel qui se développent considérablement en Russie) tentent aussi de contrecarrer l'effet destructeur de la démonétisation de certaines économies. Quelques-unes parviennent, selon les circonstances et l'énergie du centre émetteur, à être employées dans une sphère sociale et un espace très larges.

Quatrième monnaie parallèle courante : les bons d'achat à validité limitée. Ils orientent la consommation et/ou fournissent un pouvoir d'achat supplémentaire à leurs bénéficiaires. Ce sont souvent des instruments de politique économique et sociale destinés à certaines catégories de consommateurs : des salariés d'entreprises privées, des salariés d'entreprises publiques, des personnes en situation de précarité, etc. Les "bons pour les pauvres" sont connus depuis très longtemps. Le ticket restaurant, ancêtre des multiples titres de services actuels, a été créé en 1954 mais surtout développé après 1968. Aujourd'hui la tendance est à l'extension de ces titres à de nombreux domaines de la vie sociale, en particulier aux vacances, à la culture et aux services de proximité (voir page 19). En France, des millions de personnes se servent chaque jour de tels titres. Au Japon, un programme de distribution de bons d'achat à l'attention de populations à faible revenu a été lancé fin 1998 pour soutenir la relance de l'activité. Ces instruments sont parfois qualifiés de monnaies affectées.

De la carte privative au bon d'achat

Il existe enfin des systèmes de fidélisation de la clientèle de nature paramonétaire à caractère strictement privé et commercial. Leur but : capter et fidéliser une clientèle et parvenir à une situation de "concurrence monopolistique". Ils s'organisent autour de deux catégories : les cartes privatives, par lesquelles les clients employent une partie de leur pouvoir d'achat dans le réseau de distribution qui les émet (carte PASS de Carrefour), et les points d'achat par lesquels les clients, au fil de leur consommation dans un réseau de distribution, acquièrent la possibilité d'accéder de façon dite gratuite (sans monnaie nationale) à certains biens de ces réseaux (système Fnac, chaînes de stations-services, etc). Ces systèmes concernent beaucoup de consommateurs et se développent fortement depuis une vingtaine d'années parce que la concurrence liée aux déréglementations commerciales internationales et à l'émergence des réseaux de distribution s'accélère.

Enjeux théoriques

Une bonne partie de ces monnaies parallèles servent à amplifier les échanges à validité très limitée. Cette restriction n'est pas un défaut mais au contraire la condition de réalisation de leur objectif : dynamiser les échanges d'un groupe social, orienter la consommation vers tel ou tel bien ou service, fournir un pouvoir d'achat préalablement affecté… Puisque ces instruments font l'objet de pratiques monétaires (compte et paiement) ils appartiennent à l'ordre du monétaire. Ils concernent des millions de personnes chaque jour. Une raison suffisante pour ne pas les négliger, et pour les intégrer à part entière dans la question monétaire.

Pour quelles raisons les personnes, physiques ou morales, sont-elles conduites à employer ces instruments soit en complément de la monnaie nationale, soit en concurrence avec elle ? Selon les économistes, la monnaie a cette qualité irréductible d'être un moyen de paiement généralisé. Une qualité qui justifierait son utilisation. Cette démarche reste pourtant impuissante à expliquer l'emploi des monnaies parallèles. Leur étude montre précisément que la monnaie ne peut se définir ainsi. Par conséquent il est impossible d'analyser les pratiques de compte et de paiement par cette qualité. Éliminer cette réponse exige d'en trouver une autre, tâche très délicate. Nous nous contenterons ici de poser quelques éléments pour avancer dans cette voie.

Redéfinir la monnaie

Une réflexion à partir des monnaies parallèles conduit à concevoir qu'elles ne sont pas un phénomène exceptionnel qui s'observe en situation de crise, mais un élément permanent des systèmes monétaires contemporains. Cette permanence modifie non seulement notre conception de la monnaie, mais surtout la façon dont les acteurs vivent la monnaie. Elle doit donc être pensée comme principe de résolution des dettes articulé autour d'une unité de compte. Ce principe se matérialise par un système de paiement composé d'un ensemble d'instruments très divers.

Il devient alors possible d'envisager une théorie des pratiques monétaires selon laquelle l'emploi par les personnes d'une multitude, complémentaire et parfois concurrente, d'instruments de compte et de paiement, n'est pas un recours en cas de crise mais un élément permanent de nos sociétés. Cela signifie aussi que des éléments communs justifient l'emploi par les personnes d'instruments monétaires aussi différents que certains types de monnaies parallèles et instruments qui composent les monnaies nationales.

Des systèmes complémentaires et hiérarchisés

Comment les monnaies parallèles s'intègrent-elles dans le paysage monétaire courant ? Soit elles se surajoutent au système monétaire national en en constituant un rouage supplémentaire, soit elles forment un système parallèle qui s'articule nécessairement au système national. Au premier cas s'applique l'exemple des monnaies affectées tels les titres de services reliés légalement au système de paiement national. Au second cas correspond l'exemple des monnaies de SEL : des systèmes de paiement autonomes du système monétaire national, bien que hiérarchiquement compris dans celui-ci. De tels systèmes monétaires parallèles ne se posent pas en concurrents directs des systèmes monétaires nationaux, mais en systèmes complémentaires et hiérarchiquement inférieurs.

La hiérarchie des niveaux sociaux apparaît au cœur d'une analyse des pratiques monétaires intégrant la possibilité commune d'emploi de monnaies parallèles. L'observation du fonctionnement de la société française d'Ancien Régime montre par exemple que l'intégration sociale de la monnaie est un processus différencié et hiérarchisé. Hiérarchie et différence permettent à chacun d'être en présence d'un ensemble d'instruments monétaires dont la diversité est moindre à celle de la société ; toutes deux permettent donc globalement une gestion de la complexité monétaire. La société apparaît ainsi comme une communauté de paiement composée de groupes monétaires hiérarchiquement articulés.

Le respect des règles communes

La communauté de paiement est un groupe de personnes qui s'identifie au système monétaire national. Elle donne à l'ensemble des personnes des principes communs de résolution des dettes et constitue la "totalité sociale" incluse dans les échanges où intervient sa monnaie. Les groupes monétaires sont des ensembles d'acteurs aux pratiques monétaires homogènes et hiérarchiquement insérés dans la communauté de paiement. Leurs pratiques monétaires respectent les principes communs de résolution des dettes donnés par la communauté de paiement ; en revanche, chaque groupe n'emploie pas tous les instruments de la monnaie nationale et emploie des instruments dont certains lui sont parallèles.

Ainsi la communauté de paiement "France" est-elle structurée en groupes monétaires dont les pratiques ne portent pas seulement sur les instruments du système monétaire officiel. Par exemple un "groupe des salariés" emploie, aux côtés de la monnaie nationale, des titres de services et des systèmes de fidélisation de la clientèle par points d'achat. Les monnaies parallèles apparaissent alors comme un phénomène normal au cœur même des systèmes monétaires. Une fois cette possibilité conceptualisée, il demeure une interrogation sur ce qui concourt à l'intégration sociale des divers instruments monétaires. Qu'est-ce qui fait l'acceptation collective de ces instruments ? La confiance apparaît comme facteur premier. Elle s'enracine dans la mémoire des acteurs, qui tient particulièrement compte de la pratique quotidienne et de l'effectivité des garanties institutionnelles mises en place par l'autorité monétaire. Cette confiance se nourrit aussi de la perception par les acteurs de la légitimité des instruments et de l'autorité monétaire. Trois éléments contribuent à cette perception. En premier lieu, la communauté de paiement peut apparaître comme "totalité sociale" incluse dans chaque acte de compte (par la symbolique de l'unité de compte) et de paiement (par les symboliques affectées aux moyens et ordres de paiement). En second lieu, les groupes monétaires sont le creuset d'une proximité relationnelle qui favorise l'homogénéisation des pratiques monétaires et à leur légitimation. Enfin, le phénomène d'appropriation culturelle de la monnaie permet aux acteurs qui emploient un instrument de le penser comme légitime. Loin d'être des éléments transitoires liés à une crise quelconque, ces véritables instruments monétaires participent à la gestion des dettes et à la socialisation des personnes, autant que les monnaies nationales. L'utilisation de la multitude diversifiée et déroutante des monnaies parallèles se révèle comme une réalité monétaire permanente et banale.

Références conseillées : Les monnaies parallèles. Approches historiques et théoriques. Thèse de Jérôme Blanc, Université de Lyon 2, 1998
Les monnaies parallèles, édition l'Harmattan, à paraître
La monnaie souveraine, édition Odile Jacob,1998


Le franc est-il une monnaie légale ?


Alors que le Code pénal punit d'un emprisonnement de 1 à 5 ans et d'une amende de 2 000 à 200 000 francs " la souscription, l'émission ou la mise en circulation de moyens de paiement ayant pour objet de remplacer les signes monétaires ayant cours légal ", le franc français, lui, n'a aucune définition légale. Michel Tavernier, délégué général de l'AIRE, a pu se procurer le bulletin trimestriel n°84 de la Banque de France qui révèle que cette lacune est reconnue. Voici quelques extraits de ce texte paru en 1992 :

  1. " Dans le domaine monétaire, on peut constater que les textes sont rares et ont la vie longue. Il en résulte une superposition de dispositions archaïques, à l'intérieur desquelles il est assez ardu d'individualiser le droit positif actuel.
  2. Le franc a été créé par la loi du 18 germinal an III qui dispose que : " l'unité monétaire prend le nom de franc ".
  3. Tout rattachement du franc à un quelconque métal précieux a disparu depuis la loi du 1er octobre 1936 (…) Cette loi (…) renvoyait la définition de la nouvelle teneur en or du franc français à un décret qui n'a jamais été publié. Il en résulte que la France dispose actuellement d'une unité monétaire, le franc, qui n'a pas de définition légale.
  4. Le franc, unité monétaire française, se matérialise par son incorporation dans les instruments monétaires que sont les billets de banque qui, seuls, ont à la fois cours légal et cours forcé.
  5. En France, le cours légal est donné de manière illimitée aux seuls billets de banque émis par la Banque de France (...) seule habilitée à émettre des billets qui sont reçus comme monnaie légale sur le territoire de la France métropolitaine.
  6. En outre, on considère désormais que l'émission des billets de banque résultant d'opérations de refinancement de la Banque centrale ne constitue pas dans la plupart des cas une création monétaire ex nihilo, mais le remplacement d'une forme d'instrument monétaire, le dépôt bancaire, par une autre.
  7. Le billet de la Banque de France, doté de cours légal, est un instrument de paiement inconvertible.
  8. Si la monnaie scripturale est parfaitement définie par les économistes et pleinement admise par les agents économiques, elle ne bénéficie d'aucune reconnaissance en droit monétaire. En particulier, elle n'est juridiquement définie par aucun texte.
  9. Juridiquement, la monnaie scripturale n'est pas une monnaie au plein sens du terme car elle ne dispose pas d'un pouvoir libératoire absolu.
  10. La monnaie scripturale étant dépourvue de cours légal, il faut que le bénéficiaire accepte d'être payé dans cette monnaie.(…) ou que la loi impose le paiement par moyens scripturaux.
  11. Les textes qui imposent un règlement par des moyens de paiement scripturaux apparaissent comme une exception au cours légal mais ne remettent pas en cause le principe selon lequel seuls les billets et monnaies métalliques sont dotés dudit cours légal. "