Le "tiers secteur d'utilité sociale et écologique" : une fausse bonne idée ?

Alain CAILLÉ *
*Professeur de sociologie à l'université de Nanterre (Paris X) et directeur de la revue du MAUSS.

Il ne s'agit pas de créer le tiers secteur. Selon Alain Caillé, ce lieu d'activité librement choisie et créateur d'emplois, existe déjà. Il faut toutefois le rendre plus visible et lui donner les moyens juridiques, financiers et symboliques de mieux s'organiser et de prospérer. Pour lui garantir un statut véritable, il est nécessaire de sortir du registre économico-compassionnel qui le stigmatise afin de valoriser sa capacité de participer activement à la reconstitution du lien social.

Dans le processus actuel d'émergence et de reconnaissance du tiers secteur comme acteur socio-économique essentiel, le rapport provisoire présenté par Alain Lipietz à Martine Aubry constitue une étape de toute première importance. En se faisant le porte-voix des principaux protagonistes du débat, en en présentant avec une grande clarté les enjeux économiques et sociaux et en esquissant, enfin, les grandes lignes du statut d'un possible secteur d'utilité sociale et écologique, il permet en effet de faire le point et de réfléchir. Mais, en alimentant ainsi la réflexion, il permet aussi, c'est là un de ses mérites paradoxaux, de faire naître quelques doutes. Est-ce vraiment d'un tiers secteur d'utilité sociale que nous avons besoin ?

En apparence, oui, et les arguments apportés par A. Lipietz en sa faveur sont nombreux et convaincants. Un tiers secteur, délibérément "mixte dans son financement (c'est-à-dire inséré dans l'économie marchande mais bénéficiant de dérogations fiscales ou d'exonérations de cotisations, voire de subventions) et à vocation sociale au sens le plus large se justifie en effet du fait "qu'en lui-même ce secteur apporte un avantage collectif à la société". D'une part, en permettant une activation des dépenses passives, il offre à la société un flux de biens et services nouveaux qui ne coûte rien à l'État. D'autre part les privilèges fiscaux accordés ne représente(raie)nt qu'une internalisation des services rendus à la société et devenus nécessaires (de plus en plus), pour "couvrir la béance ouverte dans le tissu social par la réduction de l'activité humaine dans le monde moderne aux deux seules dimensions du secteur marchand et du secteur public".

Disons-le dans des termes un peu différents d'Alain Lipietz : la socialité secondaire, fonctionnelle et impersonnelle, ne peut pas s'acquitter de toutes les tâches traditionnellement prises en charge dans le registre de la socialité primaire (régie par l'exigence d'un primat accordé aux personnes sur les fonctions qu'elles accomplissent). Une des raisons en est que, pour le pire et le meilleur, le registre de la primarité, du don, de l'investissement personnel et de la relation de personne à personne permet de mobiliser des gratuités, qui sont refoulées dans la sphère de la secondarité. L'exemple rappelé par Lipietz est ici des plus parlants : "Lorsque les Congrégations ont quitté les hôpitaux publics, on évaluait à trois postes à créer le remplacement de chaque "bonne sœur"". Voilà qui rappelle les analyses de l'historien polonais, Witold Kula1, montrant comment la quasi-totalité des exploitations rurales féodales, entre le XVe et le XVIIe siècles n'étaient pas rentables, si on les évalue selon les normes de la comptabilité analytique moderne, ce qui ne les empêchait nullement de vivre, et de prospérer, et même de gagner de l'argent.

Généralisons : s'il fallait liquider toutes les activités non rentables du point de vue du seul marché, ce sont probablement les neuf dixièmes de l'humanité qu'il faudrait mettre au rancart. Autant déclarer tout de suite l'humanité en faillite.

Dès lors au contraire que ces citoyens-bénévoles et des permanents salariés unissent leurs efforts, et c'est le troisième argument, on voit comment deviennent viables des activités jusque-là tenues pour impossibles. Pour obtenir de tels biens immatériels, si précieux — la confiance, l'engagement —, le législateur accorde des avantages, avec le contrat de mariage ou le PACS. Pourquoi ne pas généraliser cette logique ?

Pour un tiers secteur d'utilité sociale

Tout ceci milite donc en faveur de la création d'un statut de l'utilité sociale, et ce d'autant plus que les divers acteurs collectifs concernés — SCOP, associations intermédiaires (COORACE), entreprises d'insertion (CNEI), associations à but social (UNIOPSS), associations de réadaptation sociale (FNARS), REAS, régies de quartier (CNLRQ), etc.—, par-delà leurs divergences, aspirent à la reconnaissance d'un statut commun. Ce qu'il s'agit de mettre en place, analyse A. Lipietz, c'est une formule de gouvernance intermédiaire entre celle des actuelles SCOP et des actuelles associations où le pouvoir devra être mixte, "avec des représentants du personnel, fût-il en insertion, et des représentants des usagers, sans compter éventuellement les bailleurs de fonds privés et publics". Il s'agit d'œuvrer à la constitution d'un secteur de l'économie solidaire en dépassant les blocages actuels : les associations souffrent d'un manque de capitalisation et n'ont pas accès aux fonds rémunérés. À l'inverse les SCOP, parce que "lucratives", sont démunies en principe de tout privilège fiscal, et les entreprises d'insertion se jugent non compétititives depuis la perte de leur avantage relatif aux cotisations sur les bas salaires, etc. La voie du secteur d'économie communautaire consisterait, conclut Lipietz, à attribuer un label commun sur l'ensemble de ces statuts en accordant une série de prérogatives fiscales en contrepartie de conditions additionnelles.

À n'en pas douter, si elles devaient être suivies d'effets, de telles propositions répondraient à de nombreuses attentes et donneraient un nouveau souffle aux acteurs associatifs de terrain, qui peinent de plus en plus à pallier les défaillances de notre système économico-social. Elles ne sont toutefois pas dépourvues d'ambiguïtés et de risques potentiels.

Quelques réserves concernant le rapport d'Alain Lipietz

À tout prendre, il n'est pas évident que la consolidation et l'extension des avantages fiscaux déjà concédés aux activités commerciales entreprises par les associations à but non lucratif ne soient pas suffisantes et préférables à la constitution d'un tiers secteur d'utilité sociale séparé. Le critère, c'est la non lucrativité et le primat du lien sur le bien, non pas une assez indéterminable utilité sociale. Plus qu'une nouvelle législation fiscale, resterait alors à édifier une déontologie par laquelle État, entreprises et partis politiques s'interdiraient d'instrumentaliser le monde associatif (parce que tout le monde a à gagner à ce progrès de la réflexivité démocratique). Mais il est vrai que ce dernier ne pourra pas conquérir d'autonomie véritable aussi longtemps que son financement ne sera pas mieux assuré. C'est aux conditions d'un financement le plus possible garant d'autonomie du secteur associatif en général, et pas seulement des associations d'utilité sociale, qu'il est urgent de réfléchir aujourd'hui.

1. Dans sa Théorie économique du système féodal, Mouton, 1970.
2. Sur le potentiel démocratique représenté par le secteur associationniste en général, voir "Une seule solution, l'association ?", La revue du MAUSS, n°12, La Découverte, 1er semestre 1998.
3. Analysé par exemple par T. Godbout (et A. Caillé) dans L'esprit du don, La Découverte, 1992.