Risques et limites du tiers secteur

Dominique MÉDA*
*Sociologue, auteur de Qu'est-ce que la richesse?, Aubier, 1999.

Pourquoi inventer un nouveau secteur alors que l'on pourrait réformer les dynamiques qui régissent actuellement les deux autres : État et marché ? Telle est la question que se pose Dominique Méda en plaidant pour un renouveau du service public et du secteur privé qui puisse remédier aux insuffisances de l'un et de l'autre.

L'équipe de Transversales a bien voulu me demander mes réactions à la lecture du rapport d'étape d'Alain Lipietz sur l'opportunité d'un nouveau type de société à vocation sociale. Nous continuons ainsi un dialogue amical engagé depuis plusieurs années autour de ces questions.

Il s'agit ici de quelques remarques très rapides (trop rapides) qui ont simplement pour objectif de mettre en évidence des questions ou encore des préalables sur lesquels le rapport d'Alain Lipietz revient assez peu, mais qui me semblent tout à fait importants. Je vais en effet assez vite sur les aspects très intéressants du rapport (le caractère concret des propositions, le réalisme des objectifs, l'éventail large des personnes consultées, la description d'un secteur dynamique qui existe déjà et n'est pas en train d'émerger comme on pourrait le croire) ainsi que sur l'importance du problème auquel s'attaque Alain Lipietz : trouver une utilité sociale réelle aux personnes actuellement sans travail, et en profiter pour étendre et renforcer un secteur qui répond à des besoins sociaux fondamentaux. C'est bien sur le raisonnement liminaire que je voudrais m'arrêter, c'est-à-dire sur la nécessité de constituer en tant que tel, voire de développer considérablement, un tiers secteur d'utilité sociale.

Le principe de mon questionnement est simple : Alain Lipietz prend comme une donnée, comme un fait, la coexistence de deux secteurs, l'un marchand, l'autre non marchand qui laisse ouverte, dit-il, une "béance", et propose d'instaurer ou plutôt de reconnaître et de promouvoir entre les deux un troisième secteur. Mon problème principal face à ce raisonnement est de comprendre si cela signifie qu'il n'y a pas d'alternative possible, si Alain Lipietz considère comme une donnée intangible l'existence de deux secteurs irréformables dont on ne pourrait plus rien attendre et s'il n'y a pas précisément un risque à abandonner l'objectif de réformer profondément chacun de ces deux secteurs en en créant simplement, à côté, un troisième.

Secteur marchand, avenir de l'entreprise et tiers secteur

En ce qui concerne le secteur marchand, Lipietz fait comme si l'entreprise classique, capitaliste, dotée d'un compte de capital et aujourd'hui de plus en plus soumise aux logiques déterminées par les actionnaires devait continuer d'être exclusivement fondée sur la recherche de la rentabilité et de la profitabilité à court terme, comme si l'entreprise d'aujourd'hui devait continuer de se développer dans ce sens, autrement dit comme si nous avions d'ores et déjà renoncé à repenser l'entreprise et son rôle dans la société, comme si nous avions accepté qu'elle doit pouvoir se développer sans aucune contrainte, dans un espace totalement neutre et non régulé.

Dès lors que le secteur marchand devient de plus en plus dur, de plus en plus sélectif, de plus en plus axé sur la profitabilité à court terme et la rentabilité, alors si nous n'y pouvons rien, il devient raisonnable et même urgent d'envisager un autre secteur susceptible d'accueillir les exclus du premier système. Mais sommes-nous sûrs de la prémisse : sommes-nous certains que nous ne pouvons pas ou que nous ne voulons pas réintroduire des règles dans l'entreprise, la civiliser, c'est-à-dire infléchir ses comportements de manière à ce qu'ils soient plus congruents avec les intérêts de l'ensemble de la société ?

D'autre part, et c'est un paradoxe, Lipietz adopte un raisonnement de type "utilité sociale" (ou utilité globale), ce qui semble en effet tout à fait nécessaire, mais au lieu d'appliquer ce raisonnement à l'ensemble de la société, plus précisément aux relations entre l'entreprise et la société, il ne l'applique qu'à une partie. Autrement dit, au lieu de revenir sur l'assimilation courante entre utilité économique et utilité sociale, ou mieux encore, au lieu de mettre en évidence combien la performance ou la création micro-économique de richesses de l'entreprise peut s'accompagner de coûts sociaux majeurs1 (chômage, mise au rebut d'investissements sous-utilisés, compétences et formation trop vite jetées, conséquences néfastes sur la santé et sur l'ensemble du bien-être social de certains modes de gestion de la main-d'œuvre), Lipietz parle de coûts sociaux, de besoins sociaux insatisfaits, mais n'en tire pas de conséquences sur la manière dont est organisée la production et sur les éventuelles réformes qui permettraient une meilleure orientation sociale de la production (de manière à ce qu'elle soit, d'une part, mieux orientée vers la satisfaction des besoins sociaux, d'autre part, moins génératrice de coûts sociaux élevés mais rendus invisibles par notre comptabilité nationale). Il en tire comme seule conséquence qu'il faudrait un secteur spécifique, voué à la satisfaction des vrais besoins sociaux et destiné à fabriquer une production à l'utilité sociale reconnue. Cela me semble très paradoxal : le raisonnement n'est pas mené au bout.

À cela s'ajoutent deux autres problèmes : le premier est celui de l'évolution de ce tiers secteur. Lipietz n'indique à aucun moment si, pour lui, ce secteur médian est destiné, à terme, à transformer radicalement le premier secteur, en quelque sorte par contamination (ce qui était par exemple la thèse défendue par Jeremy Rifkin), ou s'il est simplement destiné à rester à côté du premier, juxtaposé. Et dans ce second cas — c'est le second problème — le risque est grand de voir le premier secteur, le secteur marchand, devenir encore plus dur, encore plus sélectif, encore plus axé sur la rentabilité à court terme sans se préoccuper d'autres considérations, puisqu'un secteur d'accueil sera précisément là pour prendre en charge les éjectés, selon un principe bien connu en politiques sociales et que rappelait encore il y a peu M.T. Join-Lambert dans la nouvelle revue L'Économie politique2.

D'autres points me semblent gênants : d'abord, le fait que ce tiers secteur soit défini de manière négative (il s'agit toujours des gens les moins employables, des besoins les moins satisfaits…) ; ensuite, le fait que le social apparaisse toujours comme un résidu, l'utilité sociale comme l'autre face de l'utilité économique et jamais comme modalité d'un ensemble plus large ; ensuite encore, le fait que rien ne soit dit de la manière dont la concurrence entre le secteur marchand et ce secteur sera organisée, alors qu'il existe un vrai problème de ce côté, sauf si les tâches réservées au tiers secteur sont totalement spécifiques, ce qui renvoie une fois de plus à l'idée qu'il y aurait des tâches spécifiquement sociales opposées à des tâches spécifiquement économiques ; enfin, le texte ne revient pas suffisamment sur l'enseignement que l'on doit tirer aujourd'hui de vingt années de politiques d'insertion, en particulier sur la difficulté, voire l'impossibilité de mettre en place un nouveau secteur, innovant, avec des personnes que l'on définit immédiatement comme les moins employables.

Réforme du service public et tiers secteur

Si je prends en considération l'autre secteur, le deuxième dont parle Lipietz, le secteur non marchand, et plus précisément le secteur non marchand régulé par l'État, les critiques sont exactement les mêmes : le texte donne l'impression que l'on prend acte des insuffisances du service public (qui ne sont pas analysées du tout) et que l'on ne cherche en aucune manière à y remédier. Tout se passe comme si, de toute façon, a priori, la prise en charge par l'État, ou du moins par un service public ou un organisme chargé d'une mission de service public n'était pas la bonne solution.

Il me semble au contraire que nous avons besoin aujourd'hui plus que jamais de comprendre les lacunes de la prise en charge collective et publique d'un certain nombre de besoins sociaux et d'y remédier, c'est-à-dire de repenser en profondeur les modes d'intervention publique et la manière inadaptée qu'a le service public de détecter les nouveaux besoins, de mettre en évidence ses insuffisances et d'engager une profonde réforme du service public et de sa façon de prendre en charge le besoin général de services. Mais il ne me semble pas que ce soit en créant, à côté, un secteur spécifiquement fait pour détecter et prendre en charge de façon structurelle les besoins sociaux que l'on contribuera à réformer en profondeur l'administration et le service public d'une manière générale. En revanche, imaginer des formules plus souples que celles qui existent à l'heure actuelle, inventer à leur place des formules mixtes, faisant certes appel au secteur public mais aussi aux initiatives locales, aux ressources de proximité, aux associations et à des entreprises dotées d'un nouveau statut, cela semble évidemment très intéressant.

J'ai pris ici le risque de caricaturer les propos d'Alain Lipietz dont je sais bien qu'il a pris la mesure de tous ces "pièges" et n'est pas revenu sur ces questions à dessein. Mais il me semblerait pourtant utile qu'il précise, au cours de son texte, que ce tiers secteur n'est pas destiné à être simplement posé à côté des deux autres, mais à entrer en profonde interaction avec eux, que son développement appellera nécessairement un retour de la réflexion sur chacun des deux autres secteurs, et d'autre part, qu'il s'agit sans doute moins de développer et de rigidifier un nouveau secteur, dans lequel bénéficiaires et salariés risqueraient d'être enfermés, que de promouvoir un secteur d'expérimentation de nouvelles formules permettant des prises en charge plus efficaces, parce que mixées entre les différents secteurs, des nouveaux besoins de notre société. Pour conclure cette dernière série de remarques, je me demande s'il n'est pas plus intéressant de prendre comme objet de réflexion, comme y invite d'ailleurs Lipietz dans le titre de son rapport, l'entreprise (quel statut, quelle fonction pour quels objectifs et quel type de satisfaction des besoins…) plutôt que la notion de "tiers secteur", qui comporte vraiment beaucoup d'ambiguïtés, de questions non résolues.

1. Ce que j'ai tenté après beaucoup d'autres de répéter dans Qu'est-ce que la richesse ?, Aubier, 1999.
2. M.T. Join-Lambert, protection sociale et marché du travail, L'Économie politique, n°2.