Le rapport d'Alain Lipietz : une étape importante

Elisabetta BUCOLO*
*Chercheuse à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et chargéede projet auCentre internationalPierre Mendès-France pour l'étude des mutations (CIPMF).

Le rapport1 missionné par Martine Aubry à Alain Lipietz pour le début de l'année 1999 sur "l'opportunité d'un nouveau type de société à vocation sociale" constitue une première évaluation, au niveau institutionnel, de l'ampleur du développement des nouveaux services d'utilité communautaire au niveau national. Il suggère des propositions pour l'avenir. Ce travail s'inscrit clairement dans l'engagement pris en 1997 lors de l'accord Verts-PS qui prévoit de "soutenir les multiples initiatives, hors secteurs marchand ou public, en faveur d'un tiers secteur à finalités sociales et écologiques (…)".

"Tiers Secteur d'économie solidaire", telle est l'étiquette sous laquelle sont regroupés tous les nouveaux services qui se sont développés pour faire face à des besoins non couverts, ni par le secteur public, ni par le secteur privé. Il prétend ainsi combler ce troisième pôle laissé à l'abandon par l'État, faute de moyens adéquats, et par le marché, car non solvable. La place du tiers secteur reste encore mal définie dans le panorama institutionnel et social français, et cependant, il a des responsabilités qui dépassent souvent ses moyens et ses compétences : son rôle de catalyseur des nécessités sociales les plus diverses au niveau local le rend, entre autres, le lieu d'insertion des "actifs au chômage".

Grâce à la prise en considération du point de vue des acteurs2 et à l'analyse des inflexions institutionnelles récentes, Alain Lipietz propose deux réformes fondamentales pour le tiers secteur : donner un statut clair à l'ensemble des expériences de ce secteur, qui pourrait être celui d'entreprise à but social, et reconnaître des avantages fiscaux à ces nouveaux services.

La demande d'efforts fiscaux adressée aux pouvoirs publics s'appuie sur une série de justifications qui ont le mérite de mettre en lumière l'ampleur de l'activité accomplie par le tiers secteur, mais aussi l'importance de l'avantage collectif qu'il apporte à la société et notamment en termes de lutte contre le chômage et l'exclusion. Les justifications s'appuient sur deux niveaux d'explication.

• Tout d'abord, le niveau macro-économique qui s'articule autour de deux constats majeurs : le développement accru des nouveaux services d'utilité communautaire et le coût de plus en plus élevé du chômage. Dans l'un et dans l'autre cas, les pouvoirs publics sont confrontés à un problème de gestion : les acteurs des nouveaux services sont demandeurs de plus d'aide de la part de l'État pour garantir la survie des expériences d'utilité sociale sur le long terme, et d'autre part, le coût élevé du chômage devient insupportable pour les finances publiques.

Activer les dépenses passives de l'État

Or, il est possible de proposer aux pouvoirs publics une seule résolution logique à ces deux problèmes, en les mettant en relation directe : on utiliserait le coût du chômage pour financer des activités qui vont réduire le chômage lui-même. Cela tend à rendre immédiatement possible et solvable la réalisation de nouveaux services d'utilité sociale, qui permettront la création de nouveaux emplois, par le biais de dérogations fiscales, d'exonérations de cotisations et de subventions publiques. En d'autres termes, en reconnaissant au tiers secteur des privilèges fiscaux, on ne fera qu'activer les dépenses passives de l'État. Quelles sont ces dépenses ?

En premier lieu, les dépenses effectivement payées : allocations ASSEDIC et FNE, RMI. Ensuite, celles dues à la prise en charge collective des avantages sociaux (maladie, famille, retraite) reconnus aux chômeurs, qui ne sont pas "récupérés" par le biais des cotisations sociales sur le salaire. Enfin, le manque à gagner qui vient de la part de PIB que les chômeurs auraient pu créer. En somme, le tiers secteur pourrait réactiver les dépenses passives car il offrirait à la société un flux de biens et services nouveaux, sans pour autant coûter aux administrations publiques qui le dispenseraient du paiement de cotisations sociales et d'impôts commerciaux et qui pourraient même lui garantir des subventions à la hauteur d'un RMI par acteur concerné.

Si l'internalisation des services, que l'activité des initiatives du tiers secteur offre à la société, ne peut pas faire l'objet d'une évaluation marchande, les nouveaux services participent à la reconstitution du tissu social anéanti par la bipolarisation marchande-administrative. Car le processus progressif de déshumanisation des relations sociales, engendré par les règles du marché, a transformé le social en marchand (le bénévolat en salariat) et l'État n'a pas su faire face à la complexité du fonctionnement des sociétés modernes ainsi constituées. Or le tiers secteur intervient sur le territoire, déployant ses compétences spécifiques grâce à l'apport bénévole de ses membres et aux savoir-faire de ses salariés.

Ce type de justification procède d'une analyse des effets de l'action du tiers secteur vers l'intérieur et vers l'extérieur : le tiers secteur entre en contact direct avec le circuit intime de la vie domestique, les nouveaux services agissent donc dans un milieu peu et mal touché par les acteurs publics ou privés. La spécificité de son action lui permet de jouer un rôle de tiers dans les relations familiales en revigorant, par leur valorisation, les liens familiaux. Grâce à la spécificité de sa régulation interne, il apporte un surplus à la société entière par la reconstitution des relations sociales de proximité. Le mode d'action des différentes structures du tiers secteur garantit aux individus, qui participent en tant qu'acteurs ou usagers, la possibilité de retrouver la reconnaissance de soi par la reconnaissance des autres. L'association/combinaison de différents acteurs, "bénévoles-citoyens" et "permanents–salariés", contribue à faire des nouveaux services, non seulement des lieux qui octroient des aides mais, surtout, des vecteurs fondamentaux pour la constitution d'une citoyenneté au sens large.

Utilité du tiers secteur

Pour apporter un complément d'explication, le rapport d'Alain Lipietz détaille les différents aspects de l'utilité collective, et non comptabilisable, produite par le tiers secteur.

Tout d'abord, l'utilité liée à l'insertion. Les services nouveaux contribuent largement à l'accompagnement de personnes en difficulté vers l'insertion et par leur développement propre, ils créent de nouveaux emplois. Le rapport souligne "le solde net d'emplois pérennes" qui émane de la combinaison de ce double rôle dans le cadre de l'insertion sociale et professionnelle. Plus le tiers secteur sera stable, plus les emplois qu'il crée sortiront de la stigmatisation de laquelle ils font l'objet actuellement, car considérés encore comme précaires et peu fiables dans le long terme. Une telle stabilité s'accompagne nécessairement d'une aide reconnue par les pouvoirs publics.

En second lieu, l'utilité communautaire qui se divise en deux champs plus spécifiques : l'utilité écologique et l'utilité sociale. En ce qui concerne la première, il s'agit de la capacité des nouveaux services d'agir dans des zones laissées à l'abandon (friches, dégradations…). La réhabilitation écologique de ces zones passe par le travail bénévole ou salarié des acteurs du tiers secteur. Leur mobilisation profitera ainsi à tout le monde, sans pour autant donner lieu à des contributions publiques. Pourquoi, alors, ne pas payer ou garantir des avantages fiscaux à ceux qui contribuent à la revalorisation du territoire, qui, à l'heure actuelle, n'est prise en compte ni par l'État, ni par le secteur privé ?

Dans le champ plus général de l'utilité sociale, de façon restrictive, il faut considérer l'action en faveur des pauvres, plus précisément des "non-solvables". Le parcours fait par les acteurs du tiers secteur consiste à réintégrer socialement ces exclus. Il s'agit de recréer, sur la base matérielle des services rendus, des liens sociaux directs de type communautaire. La justification économique d'une telle action en faveur des exclus passe par la volonté de donner à ces individus les moyens pour redevenir citoyens (et consommateurs) de plein droit.

On peut dégager une utilité procurée par la production d'un "patrimoine collectif". L'engagement de nombre de citoyens dans l'ensemble des activités du tiers secteur correspond à une volonté commune d'agir en faveur du bien collectif. Ainsi les SEL (systèmes d'échange locaux), par exemple, participent de manière déterminante à l'augmentation du niveau de vie de leurs membres qui s'accompagne du rétablissement des relations d'entraide de proximité. Cependant, aucun avantage fiscal ne leur est reconnu bien qu'ils assurent la constitution d'un capital collectif indispensable à la collectivité nationale. Ce qui est le cas toutefois de certaines formes coopératives ou mutualistes auxquelles l'État reconnaît des avantages. En général, le tissage des liens solidaires communautaires garantit la diminution du risque social, du local au national. En effet, chaque entité du tiers secteur est inscrite dans un territoire commun délimité par une communauté particulière. Cela lui confère une légitimité d'action de proximité sur le terrain qui n'est pas reconnue à d'autres acteurs.

Enfin il existe une utilité liée à l'action culturelle. Dans cette "troisième période de la politique culturelle", selon l'expression de P. Foulquié, directeur de La friche "Belle de Mai" de Marseille, la société civile s'organise pour être à la fois émettrice et consommatrice d'œuvres et d'activités culturelles. La vie de ces lieux du tiers secteur, qui s'organise pour la gestion du temps libre dédié à la culture, participe directement à la perpétuation de ce ciment collectif local et communautaire qu'est la production culturelle dans ses différentes formes.

Au total, l'ensemble des utilités produites par le tiers secteur identifie la spécificité de son action. Pour inscrire son efficacité dans le temps, elle nécessite un support important et, comme on l'a vu, justifié de la part des pouvoirs publics. Ce support ne peut se concrétiser que dans la reconnaissance d'avantages fiscaux pour les nouveaux services du tiers secteur.

Les acteurs du tiers secteur

Le panorama des acteurs sociaux qui participent, sur le terrain, à la mise en place quotidienne du tiers secteur est très varié et difficile à cerner. Le rapport, dont un long chapitre, "Point de vue des acteurs", est consacré à ceux qui pourront être les référents principaux pour la mise en œuvre de ce nouveau secteur social, donne un aperçu de cette variété. Les acteurs sociaux sont regroupés en réseaux et on y trouve une description de leurs activités principales : entreprises d'insertion (le CNEI), associations intermédiaires (la COORACE), associations à but social (l'UNIOPSS), dont les associations de réadaptation sociale (FNARS), régies de quartier (CNLRQ) et enfin SCOP, REAS et le Conseil national de l'insertion par l'activité économique (CNIAE).

Au-delà des différences, qui dépendent des façons dont chacun de ces réseaux s'organise, travaille au quotidien avec ses usagers et développe des projets sur son territoire de référence, il existe une unité de fond dans l'action de chacun des acteurs : la volonté d'être reconnus comme un ensemble unique face aux enjeux de la constitution institutionnelle du tiers secteur. Cela souligne l'existence d'un projet social commun auquel chacun de ces acteurs participe en dépit des clivages.

Pour que les expériences des uns et des autres puissent être capitalisées dans un développement commun d'un secteur de l'économie solidaire, il serait nécessaire de donner un statut institutionnel qui puisse garantir aux acteurs et à leurs activités une continuité. Continuité entre les structures afin de s'associer ou s'adapter entre elles pour la poursuite de missions sociales et continuité des trajectoires d'insertion sociale ou professionnelle d'une structure à l'autre.

Un statut pour le tiers secteur

Ce statut participerait à la "régulation complexe" qui caractérise les nouveaux services en se plaçant à trois niveaux : la régulation interne de chaque personne morale du tiers secteur, la régulation de son statut vis-à-vis des autres personnes morales et, plus généralement, vis-à-vis de l'ensemble des acteurs sociaux. Il s'agit, tout d'abord, de donner aux membres des nouveaux services le pouvoir légal de participer aux décisions concernant la vie interne de chaque entité. Comme on peut le constater, les membres bénévoles ou salariés participent à un projet social qui dépasse le simple engagement en vue d'un revenu : d'où le besoin d'une reconnaissance d'un pouvoir mixte dans les instances décisionnelles des personnes morales du tiers secteur. Pour qu'il existe un contrôle plus ou moins autocentré, l'auteur du rapport propose que l'ensemble du tiers secteur se donne une "Charte" qui puisse définir un projet commun de principe, indispensable à la labellisation comme "personne morale du tiers secteur". Afin de garantir une interface sans conflits de compétence ni concurrence illégitime avec les deux autres secteurs, l'État et le marché, il faudrait que le domaine du tiers secteur reste identifié par : le "but social", le droit aux excédents seulement s'ils sont réinvestis selon le même but social (voir la récente instruction fiscale à ce sujet), une attitude marquée par une éthique professionnelle intégrant une composante de "militantisme" et une souplesse dans les mécanismes de fonctionnement, du fait de la taille réduite des entités.

Jusqu'aujourd'hui le gouvernement, grâce à des initiatives politiques et législatives, a franchi des pas importants dans le sens de l'accord PS/Verts de janvier 1997 qui, comme on l'a dit, fixe des orientations assez précises pour la constitution du tiers secteur.

Ainsi la loi sur les emplois-jeunes marque un pas significatif vers un authentique tiers secteur pour quatre raisons fondamentales. La première concerne la volonté de créer des nouveaux métiers capables de prendre en charge l'ensemble des besoins actuellement non satisfaits et de rétablir, au niveau local, des liens sociaux à l'intérieur des communautés et de leurs territoires. En second lieu, les emplois-jeunes coûtent peu à la collectivité nationale, grâce au principe de l'activation des dépenses passives. Cela garantit une subvention permanente de ces nouveaux "postes du tiers secteur", même s'il manque encore un statut organisationnel clair de ce dernier. La troisième raison concerne le statut des jeunes employés, auxquels est reconnu le droit d'être des salariés ordinaires, c'est-à-dire avec un contrat à plein temps à durée indéterminée, la possibilité de cotiser et d'être régi par le code du travail et la convention collective la plus proche. Enfin, la garantie d'une sélection des dossiers faite par le préfet signifie la volonté de donner à la collectivité la possibilité d'un dialogue permanent avec l'administration pour définir et cerner ce qui est "socialement et écologiquement utile". Il n'en reste pas moins que, à l'heure actuelle, ce sont plutôt les grosses administrations qui ont pu bénéficier des emplois-jeunes.

Il en va de même pour la déclaration du premier ministre sur la politique de la ville (jeudi 25 juin 1998), l'article 11-IV de la loi sur l'exclusion, l'arrêt de la cour d'appel de Toulouse sur le SEL de l'Ariège et la loi d'orientation sur l'aménagement durable du territoire, tous inspirés de l'engagement commun Parti socialiste-Verts sur le sujet. Toutes ces décisions contribuent à consolider la volonté du gouvernement de donner un sens nouveau aux services publics de la communauté, de développer un secteur mixte (commercial et social) d'insertion, de marquer comme caractéristique principale l'aspect "non lucratif" des activités de ce secteur, de lui garantir une protection particulière en vue de son rôle social fondamental, de créer des espaces et des lieux, dans le cadre des politiques d'aménagement de la ville, qui soient particulièrement adaptés à ses nécessités.

L'instruction fiscale du 15 septembre 1998 sur les associations propose une amnistie sur les contentieux passés et dispense les associations des impôts commerciaux. L'instruction s'emploie à poser les limites nécessaires pour qu'il n'y ait pas de concurrence avec le secteur privé ou le secteur public et pour que l'activité des associations n'ait pas de but lucratif. Il s'agit d'une tentative importante qui va dans le sens d'une définition des spécificités du tiers secteur : but social, gestion désintéressée et activité non concurrentielle. L'ensemble de ces actes politiques a certainement fait évoluer le cadre institutionnel qui concerne les nouveaux services. Toutefois une loi-cadre sur le tiers secteur pourrait contribuer véritablement à lui reconnaître le statut auquel il aspire.

La proposition d'Alain Lipietz est celle de promouvoir dans un premier temps la constitution d'un label, sorte de statut-type, accordant une série de prérogatives fiscales en contrepartie de conditions à respecter3 qui concerneraient, sous le nom d'entreprises à but social, l'ensemble des personnes morales du tiers secteur.

1. Rapport d'étape relatif à la lettre de mission du 17 septembre 1998 de Madame Martine Aubry, ministre de l'Emploi et de la Solidarité à Alain Lipietz sur "L'opportunité d'un nouveau type de société à vocation sociale".
2. Le rapport se complète d'une section entièrement consacrée à l'analyse de certains réseaux : entreprise d'insertion (le CNEI), associations intermédiaires (la COORACE), associations à but social (l'UNIOPSS), dont les associations de réadaptation sociale (FNARS), les régies de quartier (CNLRQ) et enfin les SCOP, le REAS et le Conseil national de l'insertion par l'activité économique (CNIAE).
3. Voir par exemple les conditions des 4P de l'instruction fiscale sur les associations : Produit, Public, Prix, Publicité.