PENSÉES UNIQUES...

Pour apprendre à résister au stress et à la course qui sont les maîtres mots de nos sociétés malades de peur et d'inattention à autrui, de grands textes nous réapprennent que, face à la pensée dominante, il est des "pensées uniques" qui continuent, par-delà les siècles, à nous faire vivre.

Faut-il énumérer les éminentes qualités de Tocqueville ? Parler de génie ne serait guère conforme à son esprit. Je proposerais de chercher le secret du côté d'une qualité que Tocqueville avait à un haut degré et que j'appellerais en première approximation le respect de l'autre ou le respect du fait social en tant que doué de sens, plus exactement la modestie ou l'humilité du chercheur en face des valeurs sociales (…).

Ce n'est pas ici le lieu de développer toutes les conséquences que l'on aimerait tirer pour nous, dans le présent, de l'expérience de Tocqueville. Je mentionnerai seulement deux points, en conclusion. Tout d'abord, on vient d'apercevoir que le respect de l'autre passe par le respect des valeurs qui sous-tendent la vie de toute société humaine. En d'autres termes, la société n'est pas seulement un canton particulier de la nature, ni une sorte de résidu, dénué de sens en soi, des visées individuelles.
La société est sens, domaine et condition du sens.

En second lieu, l'individualisme qui prévaut dans nos sociétés ne tend pas seulement à réserver à l'individu le monopole du sens. Il tend, du même mouvement, à voir dans le conflit l'essentiel de la vie sociale et son ciment. Or, on ne peut dire de Tocqueville ni qu'il ait nié l'importance du conflit, ni qu'il y ait vu le maître ou le ressort dernier de la société. Au contraire, le conflit est chez lui soumis au contenu, englobé. Je proposerai pour une fois d'emprunter à Hegel — en fait, au Hegel préphilosophique — pour l'appliquer à la société une formule parfaitement hiérarchique par laquelle il définissait la Vie. La formule est dense et difficile à saisir immédiatement, mais elle est à la fois vraie et moralement saine. Le conflit est désunion. Dans la société il y a aussi de l'union, et de plus, la désunion est contenue en quelque façon dans l'union. Disons que, chez Tocqueville, la société est l'union de l'union et la désunion.

Louis Dumont, "Tocqueville et le respect de l'autre"
(L'intégralité de cet article est paru dans la revue Esprit, n°253, juin 1999