LE KOSOVO VU DE PALESTINE ET D'ISRAËL

Claire MOUCHARAFIEH

Comment les Palestiniens et les Israéliens voient-ils le conflit du Kosovo, eux qui sont concernés directement par des drames assez proches ? C'est l'objet d'une enquête de Claire Moucharafieh qui a été publiée à l'origine dans Pour la Palestine, en mai 1999, sous le titre "Palestine-Israël, Kosovo : quel débat ?". Transmise par l'AEC (Assemblée européenne des citoyens), branche française de Helsinki Citizen Assembly, elle a été reprise par le Courrier des Balkans qui joue un rôle remarquable dans l'information civique sur le conflit du Kosovo. Il nous a paru utile d'en publier ici des extraits significatifs.

Qu'ils vivent à Haïfa ou à Naplouse, à Beyrouh, à Amman ou à Washington, qu'ils soient nationalistes, laïcs ou islamistes, travailleurs ou intellectuels, tous ont le sentiment amer de revivre, directement ou par parents interposés, la catastrophe de 1948. Comme une vaste mise à vif de la mémoire collective. Les méthodes de "nettoyage" des milices serbes rappellent celles de la Haganah et des gangs du Lehi ou du Stern lors de la Nakba : villages vidés, maisons incendiées ou dynamitées, massacres exemplarisés, transfert organisé, traces d'identité supprimées… Aussi, personne ne conteste l'analyste palestinien Abdeljabbar Adwan dans al Hayat lorsqu'il écrit : "La seule différence avec le Kosovo, c'est que la Nakba s'est déroulée, elle, à l'abri des télévisions et dans l'indifférence générale de l'opinion internationale".

On l'a compris, la tragédie du Kosovo, vue sous un prisme local, recentre le débat sur les méfaits de la purification ethnique israélienne. Et si la tragédie des Kosovars renvoie à celle des Palestiniens, la politique israélienne est comparée à celle de Slobodan Milosevic… Plus encore que les confiscations de terres, préludes à la création de colonies de peuplement juif et à l'organisation de l'apartheid, c'est le nettoyage à Jérusalem-Est qui suscite le plus de commentaires. Mais aussi d'indignation devant l'indifférence sélective de l'opinion internationale… Et de citer l'interdiction de construire, les démolitions de maisons, la fermeture d'institutions académiques, politiques ou culturelles, la confiscation d'un nombre toujours plus grand de permis de résidence… Des méthodes qui, même si elles sont moins brutales que dans le passé et plus étalées dans le temps, visent toujours le même objectif : transformer les natifs palestiniens en minorité ou en étrangers sur leur propre sol. Et, dans le cas de Jérusalem, inverser l'équilibre démographique pour légitimer a posteriori l'annexion du secteur oriental et la consolidation de la souveraineté israélienne sur toute la ville.

Hormis l'aide humanitaire qu'elles suscitent, ces analogies, vécues comme une communauté de sort, créent un mouvement de soutien en faveur du droit à l'autodétermination des Kosovars. Mais ici, à la différence de l'opinion dans le monde arabe, la base de la solidarité est rarement confessionnelle pour les Palestiniens : les Albanais du Kosovo, bien avant d'être des musulmans, constituent un peuple qui a des droits nationaux, parce que menacé collectivement. Même si la question de la colonisation d'un territoire n'est ici pas en jeu, la presse palestinienne considère que face à la dépossession et l'oppression, l'autodétermination est avant tout un moyen de protection.

Le pessimisme n'en reste pas moins de rigueur. Beaucoup évoquent la crainte de voir les Kosovars demeurer exilés. Interrogés, les réfugiés de Cisjordanie ou de Gaza brandissent la clef de leur maison qu'ils gardent toujours sur eux, cinquante ans aprés, et rappellent qu'eux aussi pensaient que le retour était une affaire de deux mois ou trois au maximum…

Pourtant, au-delà de leur propre expérience de victimes, les dangers de l'ethno-nationalisme comme idéologie raciste ne suscitent pas une réflexion plus large chez les Palestiniens. Comme si le "chacun chez soi" et "la paix séparée" étaient devenus les seuls moyens de se protéger de "l'Autre". Le nationalisme palestinien, né, lui, de l'oppression, ne pourra sans doute être un jour interrogé par les siens que lorsque l'indépendance et l'État auront vu le jour. Le débat très européen sur la démocratie et la citoyenneté comme antidote au nationalisme n'a quasiment pas cours…

Divisions et contradictions sur la stratégie de l'OTAN

Si le soutien aux Kosovars rassemble et unifie, l'OTAN et sa stratégie en Palestine, comme dans le reste du monde arabe, fâchent et divisent. L'autorité de Yasser Arafat, retranchée dans un silence prudent, s'est bien gardée de se prononcer sur ce thème. Pas même pour souligner la cynique application du principe des "deux poids, deux mesures" qui fait qu'on intervient dans les Balkans alors qu'on ne fait rien pour contraindre Benyamin Netanyahou1 à appliquer ce qu'il a lui-même signé. Il en va autrement de la population, traditionnellement antiaméricaine par expérience de l'inégalité de traitement. Car ici, plus qu'ailleurs, l'OTAN est perçue comme un instrument strictement américain, comme si l'Europe n'était pas actrice et que la guerre n'était pas aussi européenne.

Les critiques, sans complaisance, contre la politique criminelle et raciste du régime de Milosevic n'empêchent pas l'amalgame entre la guerre contre la Yougoslavie et celle du Golfe, comme s'il s'agissait d'un simple remake. Paradoxe, car si la population palestinienne condamne le régime de Milosevic, elle est infiniment plus ambiguë sur celui de Saddam.

Bonne conscience israélienne

En Israël, confusion, bonne conscience et références contradictoires se partagent le débat. A l'instar des Palestiniens, on retrouve pour les Israéliens la même identification, forte, avec les Kosovars, mais bien entendu pas pour les mêmes raisons : les Israéliens voient dans les Albanais du Kosovo de nouveaux juifs victimes de persécutions raciales comparables à celles endurées par leurs parents durant la Seconde Guerre mondiale. En même temps, les références contradictoires brouillent les représentations tant le souvenir de la résistance serbe contre les nazis prend le dessus.

Dans cet écartèlement, la gauche travailliste, le Meretz, a choisi son camp (pro-OTAN) et la transgression d'un tabou : pour la première fois, lors d'une manifestation, ses militants et dirigeants ont comparé la guerre du Kosovo à l'Holocauste. Sur la scène idéologique israélienne, il s'agit d'un pas majeur. Dans un pays où l'éducation a construit le ciment de la mémoire collective sur le génocide et les droits absolus que cela confère à l'État d'Israël, mais aussi sur l'idée de l'unicité (a-historique) du génocide juif et sa monopolisation qui interdit toute comparaison universelle, cela a du bon. Ainsi, les Israéliens n'auraient plus le monopole du statut de victime. C'est une avancée…

Plus significative est l'entreprise d'autocongratulation à bon compte, que la guerre a déclenchée. Toute l'opinion, relayée par la classe politique, se félicite de l'aide humanitaire — dont l'installation d'un hôpital de campagne en Macédoine — et de l'argent collecté. Mais, plus encore, de l'accueil en Israël d'une centaine de réfugiés, arrivés à l'aéroport Ben Gourion avec les drapeaux israéliens à la main et portant des tee-shirts frappés de l'étoile de David…

Amnésie partielle

Le chemin qui lie le Kosovo à la Palestine de 1948 n'est pas commode. Par ailleurs, ici et là, des allusions réactualisées sont faites. Ainsi, David Grossman explique que la pratique des Serbes au Kosovo a un nom : le transfert (…). Sans les désigner, il pense sans doute aux partisans du parti raciste Moledet qui prône ouvertement le transfert des Palestiniens… On est loin de la moindre allusion au transfert de 1948, mais au moins aborde-t-il les dangers du transfert.
Le journaliste Ofer Shelah du Maariv ose la comparaison mais uniquement entre les réfugiés du Kosovo et ceux du Liban dans la derniére décennie, lors des incursions sanglantes israéliennes en 1993 et surtout lors de "l'opération Raisins de la colère" d'avril 1996… Et de poursuivre : "il n'est bien sûr même pas la peine d'évoquer les expulsions de la guerre d'indépendance. Elles étaient la première expression d'un concept unifiant les dirigeants historiques — et l'absolue majorité de ses citoyens — depuis (1948) jusqu'à aujourd'hui : notre droit historique, fondé sur l'Holocauste d'un côté, et le désir des Arabes de nous détruire de l'autre, justifiait toutes les directions et actes de légitime défense (sic)". Slobodan Milosevic parlerait-il autrement ? Son collègue Gideon Samet, travaillant au Haaretz est (…) le seul à reconnaître qu'il y a un fond de vérité dans les craintes de Sharon, décrié par tous, lorsqu'il compare les Albanais à la minorité palestinienne vivant en Israël (…).

Car, aussi incongru que cela puisse paraître, c'est bien d'Ariel Sharon que sont venus les propos les moins expurgés. Comparant les Serbes à Israël et les réfugiés du Kosovo aux Arabes israéliens (Palestiniens de 1948), l'opération punitive de l'OTAN l'inquiète et il le dit sans ambages.
Autrement dit, si une partie du plan de partage de 1947 devenait le programme politique des Palestiniens il y aurait pour lui danger. Dans une autre déclaration tonitruante, publiée dans Yedioth Aharonot, il refuse de désigner les Serbes comme auteurs des massacres, arguant qu'Israël a de bonnes raisons de se dissocier de la campagne de l'OTAN car celle-ci crée un précédent. Si nous légitimons l'usage de la force pour imposer une solution dans un conflit régional (…) Israël ne pourrait-il pas devenir la prochaine victime ? Devant l'ampleur de l'esclandre, il sera obligé de se dédire (…).

Ainsi, dans les deux sociétés, le débat sur le Kosovo, plus qu'à des questions de principes, renvoie donc à leur propre histoire, à l'interprétation de leurs conflits, et aux enjeux de politique intérieure.

1. Ce texte a été écrit avant le changement de gouvernement en Israël.