Politique, Droit, Éthique à l'épreuve du Kosovo

Patrick VIVERET

La guerre du Kosovo aura été un formidable creuset où le pire et le meilleur de cette fin de siècle se sont trouvés assemblés en une synthèse tragique mais aussi porteuse de quelques espérances. Du côté du pire, nous avons connu la systématisation des opérations de "nettoyage ethnique" dont la Bosnie et le Rwanda avaient déjà donné une tragique illustration. Nettoyage dû aux effets destructeurs non seulement d'un despote cynique (Milosevic et sa garde rapprochée), mais aussi à la mutation d'un régime communiste à tendance fédérale en un régime nationaliste grand serbe. Cela ne nous dispense pas pour autant de critiquer cette nouvelle forme de guerre systématisée par les stratèges américains et acceptée par une Europe sans capacité de défense autonome : la guerre de loin (et de préférence de haut) totalement technologisée, organisée autour du concept de "zéro morts" : fantasme de la guerre hygiénique (le thème des "frappes chirurgicales") où les morts, bien réels de l'autre côté (y compris kosovar) deviennent des "bugs" dûs à des dommages collatéraux ou à l'incapacité à haute altitude de distinguer un tracteur d'un char d'assaut !

Le meilleur ce pourrait être, outre l'élan de solidarité à l'égard des Kosovars, des avancées significatives sur la voie de la défense européenne et de la construction politique qui la conditionne. Ce peut être aussi cette autre avancée potentielle, celle du droit international, nécessaire à l'émergence d'une citoyenneté et d'une démocratie mondiales, à condition de ne pas confondre les responsabilités respectives de l'ordre politique et de l'ordre juridique.

L'inculpation de Slobodan Milosevic par le Tribunal pénal international de La Haye a en effet constitué un tournant, non seulement dans le conflit du Kosovo, mais aussi dans l'histoire des relations internationales et dans l'émergence chaotique de ce que nous avons appelé récemment dans Transversales une "société de droit mondiale". L'inculpation d'un chef d'État en exercice va, en effet, infiniment plus loin que le refus des lords britanniques d'accorder l'impunité à Pinochet. En quelques années, un bouleversement considérable a été introduit dans le socle du droit international. Celui-ci, exprimé par la Charte des Nations unies, reposait sur un principe de souveraineté des États membres qui interdisait tout droit d'ingérence. Principe éminemment discutable du point de vue des droits de l'homme, la Déclaration universelle étant juxtaposée et non articulée avec la Charte des Nations unies. C'est ainsi que le "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" pouvait couvrir, dans bien des cas, "le droit des États à disposer de leurs peuples". Une première avancée fut réalisée sous l'impulsion du gouvernement Rocard et de Bernard Kouchner, alors secrétaire d'État à l'Action humanitaire, pour obtenir, dans une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU, une forme de droit d'ingérence limité à la constitution de couloirs d'accès aux victimes. Nous étions alors encore très loin tant du droit d'ingérence militaire pour obliger un État à respecter une minorité, que de l'inculpation d'un chef d'État en exercice. La guerre contre l'Irak, que l'on compare souvent à l'intervention contre la Serbie est, de ce point de vue juridique, totalement différente. Elle s'inscrit en effet dans le droit international classique puisque c'est l'invasion d'un État souverain, le Koweït, qui a justifié l'intervention et non les atteintes évidentes aux droits de l'homme dont Saddam Hussein est coupable vis-à-vis de son propre peuple et plus encore à l'égard de la minorité kurde.

Dans l'émergence difficile d'un droit mondial fondé prioritairement sur le droit des humains et non sur celui des États, on peut donc se féliciter de ce début d'autonomie de la sphère juridique et considérer que l'on s'attaque ainsi plus directement aux responsables de crimes, ce qui n'est guère le cas lorsqu'on pratique l'amalgame avec les peuples qu'ils dominent. On ne peut cependant avancer dans cette direction que si l'on situe clairement les responsabilités spécifiques de l'ordre juridique par rapport à l'ordre politique et à l'ordre éthique. Faute de quoi la confusion entre les trois ordres sera à juste titre suspectée d'être un pur masque idéologique dont se pare le monde occidental pour donner à sa domination les attributs de la morale et du droit.

Ordres politique, juridique et éthique

La difficulté du rapport entre les trois ordres que constituent le politique, le juridique et l'éthique vient du fait qu'on ne peut les séparer mais que l'on doit en revanche nettement les distinguer. Ainsi les ordres politique et éthique ne peuvent être pensés séparément car leur autonomie absolue créerait, d'un côté les conditions du cynisme politique fondé sur la seule logique de la force, de l'autre celles d'une éthique abstraite ne se posant jamais la question de sa responsabilité pratique. De même, un politique non soumis au droit devient despotique ; un droit qui ne se pose pas la question éthique de son "bon droit" conduit à une justice conservatrice du rapport de forces qui a fondé le droit originel. Quant à une justice qui refuse de se poser la question politique de sa légitimité démocratique, elle conduit à la forme de despotisme juridique du "gouvernement des juges".

Il faut donc penser l'articulation entre les trois ordres. Dans le cas de la guerre du Kosovo, il est clair que l'action de l'OTAN n'aurait eu aucune légitimité si elle ne se fondait sur le refus éthique de l'épuration ethnique et sur l'émergence juridique d'un droit des humains supérieur à celui des États. Pour autant, il est extrêmement dangereux de confondre les niveaux de responsabilité de ces trois ordres et l'on peut craindre que la confusion des rôles soit contre productive. Un politique idéaliste pétri des meilleures intentions du monde peut conduire son peuple à la catastrophe s'il ne reconnaît pas que sa responsabilité principale est de réduire le champ de la violence. Prenons un exemple simple : un forcené prend des otages. La responsabilité de la police et du commandement politique qui la fonde est de préserver d'abord la vie des otages fût-ce en négociant la fuite du forcené. Une attitude qui, au nom du fait que l'on ne négocie pas avec un preneur d'otages, conduirait à mettre la vie de ces derniers en danger, serait, dans son champ de responsabilité, éthiquement irresponsable.

Dans le cas du Kosovo, la responsabilité première des responsables politiques démocratiques était de stopper le processus d'épuration ethnique à l'encontre des Kosovars albanais, de leur permettre de retourner dans leur pays et de créer les conditions politiques et militaires qui empêchent qu'une nouvelle tentative de nettoyage ethnique soit possible. Si le prix à payer pour atteindre ces objectifs passait par une négociation avec Milosevic, il était du devoir du politique d'assumer cette négociation. De ce point de vue, la mission confiée au président finlandais et à Viktor Tchernomyrdine, qui ont pu obtenir une sorte de "capitulation dans les formes", de Milosevic, n'a rien d'illégitime. Elle ne dispense pas en revanche le Tribunal international de faire par ailleurs et par la suite son métier qui est de ne pas laisser impunis des crimes contre l'humanité.

La responsabilité éthique de l'ordre juridique est en effet d'une autre nature que celle qui incombe au politique : elle est de créer un ensemble de règles de droit qui délimitent de manière claire les interdits au-delà desquels un individu, un groupe ou une institution mettent en danger par leurs comportements les droits d'autrui. Pour reprendre notre exemple de la prise d'otages, une loi ne peut la justifier, même pour des raisons d'opportunité, car sinon c'est l'existence même du droit qui serait rendue impossible. Dans le cas du Tribunal pénal international, il est donc légitime que sa présidente puisse inculper un chef d'État en exercice s'il est présumé coupable de crimes.

Il est certes une façon commode d'éviter la complexité du rapport entre ces trois ordres : c'est de postuler qu'ils découlent nécessairement l'un de l'autre. Tel est le cas dans les visions unitaires simples où le politique est fondé sur le droit, qui lui-même prend sa source dans la morale, celle-ci trouvant son propre fondement dans une transcendance religieuse. Le problème, c'est qu'au nom de cette vision on a commis les crimes des croisades et des inquisitions. L'autre vision unitaire simple, caractéristique de l'approche marxiste, était de subordonner la morale à la politique, elle-même subordonnée aux lois d'une histoire que le matérialisme historique était chargé de fonder scientifiquement. Là aussi, on sait les crimes qui furent commis au nom de cette vision. En fait il n'y a de démocratie possible que pour autant que l'on refuse les facilités de ces visions unitaires et simplistes et que l'on assume pleinement ce qui fonde théoriquement la séparation des pouvoirs, c'est-à-dire la distinction des ordres de responsabilité, non seulement entre politique et droit, mais aussi entre droit et éthique. Le conflit des Balkans appelle aujourd'hui, plus encore qu'hier, une exigence de responsabilité éthique, juridique et politique tant pour l'avenir de la région que pour les enjeux beaucoup plus globaux qu'il porte.

Stopper le cycle de l'humiliation et de la vengeance

Ce qui est en jeu c'est, pour les acteurs directs du conflit, la nécessité d'éviter dans la région l'enclenchement d'un cycle de vengeances sur plusieurs générations (d'où l'importance de la lecture du conflit du côté israélien et palestinien que nous évoquons dans la rubrique "Point de vue" de ce numéro). Toute revendication, aussi légitime soit-elle, l'autodétermination ou l'indépendance côté kosovar, l'identité historique côté serbe, doit accepter le fait que l'exigence démocratique passe d'abord par la reconnaissance du droit d'autrui à exister en paix à ses côtés. La source de la barbarie, ce n'est pas l'existence de l'Autre comme étranger ou infidèle, c'est l'obsession du Même. La démocratie se fonde sur l'acceptation de la division intérieure à la collectivité et le refus de céder au vertige de l'identité commune, qu'elle soit nationale, sociale, ethnique ou religieuse. La prétention d'une collectivité à se croire "pure" n'est pas seulement dangereuse dans le cas racial ou religieux. Elle vaut aussi pour la tentation de se croire par nature victime, ce qui conduit à ignorer les possibilités de sa propre barbarie intérieure. Or le fait pour un individu ou une collectivité d'être victime ne l'empêche pas de devenir bourreau. La Serbie comme Israël le manifestent comme des "idéaux types", eux dont le nationalisme a pour spécificité de s'être constitué non dans la victoire mais dans l'humiliation. Mais c'est vrai de tous : la France de la Résistance a pu être aussi celle de la "sale guerre algérienne", l'Algérie de la décolonisation n'est pas étrangère à celle de l'oppression, l'Amérique de la lutte contre le nazisme est aussi celle de la guerre chimique en Indochine, et le Vietnam héroïque sous le napalm était aussi un pays totalitaire.

C'est pourquoi, au Kosovo aujourd'hui comme en Bosnie hier, peut-être en Macédoine demain et dans toute la région des Balkans, il faut d'ores et déjà préparer les bases culturelles d'un avenir qui stoppe, au moins pour les générations futures, le cycle infernal de l'humiliation et de la vengeance. C'est le sens du patient et magnifique travail d'organisations civiques comme HCA (Helsinki Citizen Assembly) qui organisent la rencontre entre "jeunes des Balkans" afin, sans gommer des divergences aujourd'hui irréductibles, de sauvegarder une capacité d'estime et d'écoute entre jeunes serbes, kosovars, bosniaques ou croates pour construire une culture démocratique et pacifique. Mais la leçon vaut plus largement à l'échelle européenne et mondiale. S'agissant de l'Europe, on voit bien aujourd'hui que la question de son existence politique et de la construction de sa propre défense est devenue une nécessité vitale. Les premiers pas positifs ont été enregistrés dans cette direction au sommet de Cologne. Mais ce n'est pas d'une Europe forteresse capable d'être un géant militaire que nous avons besoin. C'est d'une Europe dont le projet politique et la nature, y compris technique, du système défensif, soient orientés vers la lutte contre toutes les formes de barbarie. Bref, une Europe qui anticipe la création d'une police mondiale au service d'un ordre démocratique, et non une Europe retranchée derrière une nouvelle forteresse nucléaire et organisant dans la discrétion qualitative et quantitative l'exode de ses propres réfugiés (sans papiers)…

Quant à l'émergence d'une société démocratique mondiale qui passe par un droit mondial, une police mondiale et une gouvernance démocratique à l'échelle planétaire, c'est parce que nous en avons un besoin urgent pour civiliser notre "Terre-Patrie" qu'il nous faut aujourd'hui avancer dans la direction d'une politique civique internationale. Il est à cet égard un bon test de la véracité des principes auxquels se sont référés aussi bien les partisans des frappes que les opposants. Les seconds critiquaient l'intervention de l'OTAN contre la Serbie au motif qu'on ne faisait pas la même chose pour la Tchéchénie, les Kurdes, les Palestiniens ou les Tibétains ; les premiers leur répondaient qu'il n'est jamais trop tard pour commencer à faire prévaloir le droit. Allions donc les énergies des uns et des autres pour faire avancer la logique du droit et de la citoyenneté partout où les droits humains les plus fondamentaux sont bafoués, y compris dans nos propres pays européens. L'anniversaire de Tien An Men, la façon dont la Turquie va traiter la question kurde, la nouvelle donne en Israël après la victoire des travaillistes constituent autant d'opportunités et de défis pour l'organisation d'une pression civique internationale en faveur de tous les réfugiés de la planète. Chiche ?