Transversales Science Culture n°56, mars-avril 1999

Les enjeux de la couverture maladie universelle

Jean-Michel BELORGEY

Conseiller d'Etat et ancien président de la Commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale

Jean-Michel Bélorgey évoque ici les points sombres d'un projet de texte législatif dont le principe est lui totalement justifié : la couverture maladie universelle (CMU).

L'idée de généralisation de la Sécurité sociale par affiliation obligatoire directe de tous les résidents (en situation régulière) sur le territoire national, et cela sans cotisation pour les plus démunis, ainsi que celle de couverture complémentaire de plein droit, dans les mêmes conditions, assortie d'une dispense d'avance des frais, sont des idées justes. L'élimination de l'intervention de l'Aide sociale, de compétence départementale, comme payeur de cotisations, en vue d'assurer l'entrée dans le régime de base, l'annulation de ressources correspondant à l'Aide médicale au budget des départements, et l'attribution de ressources équivalentes, au prix d'une alchimie, certes complexe, à la Sécurité sociale, sont donc bienvenues. L'affiliation immédiate, déjà consacrée par plusieurs lois récentes, au régime général de toute personne ne se connaissant pas bénéficiaire de prestations d'assurance maladie est également de bonne méthode. Mais la démarche suivie repose aussi, on peut le déplorer, sur un certain nombre de liquidations, un certain nombre de paris contestables ; elle est assortie, enfin, d'étranges coups de force, dont les fondements philosophiques et les probables retombées pratiques ouvrent la voie à toutes sortes d'inquiétudes.

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Fallait-il, est-il admissible, tout d'abord, de liquider le legs séculaire de l'Aide médicale qui reconnaissait un droit à prise en charge par la collectivité des dépenses de santé exposées par quiconque est hors d'état d'y faire face, compte tenu, non des ressources qu'il perçoit, mais des ressources dont il dispose, et de l'importance des dépenses de santé auxquelles il peut, dans certaines circonstances, être amené à faire face ? C'est peu dire que le nouveau système, s'il est, ce qui n'est pas souhaitable, approuvé en l'Etat par le Parlement, va créer des effets de seuil. Qu'adviendra-t-il, lorsque le bénéficiaire individuel ou chargé de famille verra ses ressources franchir le plafond de 3 500 F, 5 250 F, 6 300 F, etc., selon le nombre de bouches à nourrir par foyer ? Lui faudra-t-il tout soudain, passée, certes, l'année de grâce accordée aux malheureux confrontés à cette situation, assumer seul, parce qu'il déclare 100 F ou 10 F de plus que le seuil, le ticket modérateur, le forfait hospitalier (+/- 500 F par semaine), l'avance de fonds ? Qu'adviendra-t-il de ceux dont les ressources ont toujours été supérieures au seuil, mais qui seront un beau jour confrontés à des dépenses de santé très coûteuses ou à un cumul de dépenses de santé pour plusieurs membres d'une même famille ?

Que nombre de départements n'aient pas, au lendemain de la décentralisation, compris leur devoir, respecté la loi, aient privilégié l'équilibre de leurs budgets, ou un objectif d'économie aux dépens des intérêts légalement protégés de leurs ressortissants, cela est tristement vrai. Que la réforme présentée en termes d'avènement se "cale" sur un tel renoncement, cela est pire. Tout cela traduit une redoutable ignorance de la situation des ménages confrontés à des dépenses sanitaires hors de proportion avec leurs ressources disponibles, faut-il encore une fois le préciser, car un budget familial, qu'il soit modeste ou à première vue confortable, peut être grevé de pensions alimentaires, de surendettement et de bien d'autres charges ; et c'était le réalisme de l'Aide sociale, quand elle n'était pas administrée au mépris de la loi, que d'en tenir compte.

Quelle avancée peut-on dès lors reconnaître dans un système qui fait fi de tout cela, et met en place un dualisme caricatural, organise des "trappes de pauvreté" sans précédent, laisse démunies face à la loi des situations qu'un siècle plus tôt la loi avait identifiées, même si ensuite ceux qui étaient chargés d'appliquer la loi n'ont pas toujours eu à cæur de le faire ?

On a, bien sûr, en tête quelques poires pour la soif, car on n'ignore rien, du côté des administrations spécialisées, de la brutalité des choix opérés, et on ne croit qu'à demi aux justifications qu'on en donne - comme cette moyenne de 100 F par mois de dépenses de santé par personne -, mais que valent les moyennes dès lors que les dépenses de santé se concentrent sur certaines catégories, et que leur distribution entre les individus et les familles selon les âges, les milieux sociaux, la conjoncture, n'a rien à voir avec elles ?). L'action sociale des Caisses ? Mais où est le droit ? Elle est facultative. L'Aide sociale facultative ? Avec quelles ressources ? Ce que l'Etat garde d'Aide sociale ? Mais cela ne concerne que ceux qui n'entrent pas dans le champ de la Couverture maladie universelle (CMU). Et dans ce compartiment du nouveau système, on liquide aussi les vieux principes de l'Aide sociale puisqu'on fait état du même plafond que celui retenu pour la nouvelle Couverture maladie universelle. Du dérogatoire sous une forme ou sous une autre ? Mais sous quelle forme ?

A cela il faut ajouter que la diminution des obligations financières des départements en matière d'insertion des bénéficiaires du RMI ne répond à aucune justification intelligible. Les lois relatives au RMI n'ont fait, en matière d'aide médicale, que confirmer l'existence à la charge des départements d'une obligation qui leur préexistait. Transférer cette obligation à d'autres ne devrait, sur le terrain de l'insertion, où tant reste à faire, même une fois réglé autrement le problème de la couverture maladie, entraîner aucun allègement de charges. Pourquoi, dès lors, y procède-t-on ?

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Qu'a-t-on en tête, en second lieu, lorsqu'on renvoie, pour la tarification des actes et dispositifs médicaux pris en charge par la Couverture maladie universelle, à des accords qui "doivent comporter des dispositions adaptées à la situation des bénéficiaires du droit à la protection complémentaire" ? "Situation" est-il l'équivalent de ce qu'on entendait, au siècle dernier, par "condition" ? On peut le craindre, et que, les arrêtés prévus pour fixer des plafonds de prise en charge aidant, on n'assiste à la consécration d'une prise en charge, donc d'une médecine, différenciée selon les bénéficiaires. Peut-être une explosion de la demande de soins n'est-elle pas à exclure ? L'instauration d'une santé à deux vitesses est en revanche, elle, directement inscrite dans ces dispositions.

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Les conditions d'intervention, en troisième lieu, dans le dispositif dont le texte dessine les contours, des organismes autres que la Sécurité sociale ne laissent pas d'être mystérieuses. Quid du passage de contrats comportant une prise en charge sans frais à une prise en charge, après franchissement du plafond de ressources, avec frais ? N'expose-t-on pas des assujettis éperdus à toutes sortes de risques d'exploitation par un interlocuteur en position de force ? N'entre-t-on pas, sur un autre terrain, celui du droit communautaire, dans une carrière pleine de risques ? la Sécurité sociale n'y est qu'à grand peine soustraite à la discipline de la concurrence. Il ne faudrait pas prêter le flanc à des tentatives pour qu'elle ne le soit plus. Le mal n'est pas fait par le texte, des garde-fous paraissent subsister mais il faudrait veiller à ce qu'ils ne cèdent pas avec le temps.

On est, plus généralement, saisi d'une profonde perplexité devant la mise en place de procédures qui s'inscrivent dans une certaine manière en faux contre les simplifications qu'on a voulu afficher. Ne faut-il pas, pour obtenir la protection complémentaire, en faire la demande auprès de la caisse de son régime d'affiliation, quitte à indiquer que c'est auprès d'une mutuelle ou d'une institution de prévoyance qu'on souhaite obtenir les prestations auxquelles on a droit ? Ceci implique de vérifier que l'organisme en question a bien souhaité participer à l'exercice de protection complémentaire, ce qu'il doit manifester par une déclaration, et qu'il ne s'est pas rendu coupable de manquements (notamment refus de conclusion d'un contrat, ou d'acceptation d'une adhésion à titre gratuit) l'exposant à des sanctions (mise à l'écart du dispositif) ; au total qu'il figure bien sur les listes que l'administration devra normalement tenir à jour. Et quid, encore, des incidents susceptibles de survenir dans la carrière des organismes en cause, des transferts de portefeuille ? Les codes spécialisés fournissent, nous dit-on, une réponse. Mais les usagers les plus fragiles de la protection sociale fréquentent-ils tous les jours ces codes ?

Que penser, enfin, d'étranges dispositions comme celle, certes favorable aux mineurs considérés, mais d'une incroyable brutalité pour leur famille qu'on culpabilise et réprime ainsi plus qu'on ne les "responsabilise", tendant à ce que les mineurs de plus de 16 ans en rupture familiale puissent bénéficier à titre personnel, à leur demande, et sur décision de l'autorité administrative, de la protection complémentaire nouveau modèle, mais prévoyant aussi un recours de l'autorité prestataire contre les parents (dont les ressources dépassent le seuil, ce qui ne traduira pas toujours beaucoup d'aisance) pour obtenir d'eux le remboursement des prestations versées ?

Que penser encore de certaines dispositions relatives au traitement de données nominatives, qui risquent de déboucher sur la perte du caractère confidentiel de ces données, et sur un détournement de finalités sous la pression des employeurs, des banques ou des assurances, ceci pouvant engendrer, chez les patients, s'ils s'en avisent, des conduites d'évitement ?

Le texte mis en circulation paraît, décidément, ne devoir qu'introduire au débat.