Transversales Science Culture n°56, mars-avril 1999

La citoyenneté pour entrer dans l'Europe politique

Ann-Corinne ZIMMER

Journaliste, spécialiste des questions européennes

Le traité de Maastricht (art 8 A à 8 E) a "institué" une "citoyenneté européenne". Si les droits qui lui sont attribués apparaissent encore certes limités, il n'en reste pas moins que l'entrée de la citoyenneté sur la scène de l'Union européenne est un événement politique majeur. Car, convoquer le citoyen à la table de l'Union c'est sortir d'une définition purement économique (le travailleur ou le consommateur), pour entrer dans celle de l'espace politique. La citoyenneté est une référence immédiate à la sphère politique. Elle appartient au champ politique quand la nationalité relève du champ historique et culturel.

"L'Europe, disait Husserl, ne peut oublier son fondement spirituel qui prend racine sur le sol grec de la philosophie. Dans le concert des nations, elle est la gardienne d'une forme spécifique d'universel". Or, la citoyenneté, selon Aristote, s'analyse selon la notion de participation (methexis). Elle est la condition de réalisation de la communauté politique. Le citoyen se définit par sa capacité politique d'exercice dans la cité des deux grandes fonctions éthico-politiques : les normes judiciaires et l'exercice de la prise de décision dans les affaires politiques de la cité. C'est dire que la citoyenneté procède d'une culture politique.

Aussi, peut-il être "institué" une citoyenneté européenne ? À l'instar de l'espace public, pourrait-on dire, elle ne se décrète pas, mais se constate. Pour être accomplie — effectuée et effective —, la citoyenneté doit certes comporter des attributs, civils, sociaux, traduits en termes de droits, mais elle est d'abord la résultante d'une pratique. Ce qui suppose l'existence d'un espace public de débat au sein duquel pourraient s'opérer les choix collectivement assumés et préalablement débattus. La citoyenneté est un agir plus qu'un statut, elle exige la participation et existe dans la mesure où elle est portée par le sujet, dans sa relation avec sa communauté politique. Elle est une volonté d'universalité endossée par l'individu. Autrement dit, un espace public européen est nécessaire à l'avènement de la citoyenneté.

Véritable aporie sur laquelle échoue toute tentative de penser la citoyenneté européenne : l'absence de projet politique visible en fonction duquel, précisément, le citoyen pourrait advenir. En ce sens, la citoyenneté issue de Maastricht est une porte ouverte sur des possibles, la reconnaissance de ce qui n'existe pas encore. Elle est une anticipation des trois termes autour desquels s'articule la mise en œuvre de la citoyenneté : la mobilisation de l'individu qui adopte la perspective d'un "nous", une pratique institutionnalisée avec les moyens d'une expression politique et enfin un projet politique clairement défini, en fonction duquel les Européens pourraient se positionner. Qu'ils adhèrent ou réfutent, appartient à l'ordre du débat et de l'argumentation ; ce qui importe est la possibilité même du débat, qui suppose matière à débattre et lieu d'expression.

Le déclassement de l'économie comme condition de l'Europe politique


Or, à moins de considérer définitivement que l'économique tient lieu de politique à l'Europe, ce qui reviendrait à nier l'existence d'une Union politique et, partant, du citoyen européen, ce dernier ne perçoit pas d'orientations politiques ; le marché est compétitif, ce qui est en partie le contraire de la démocratie, en quête, elle, "d'une certaine égalité de condition", quand le marché tend à écarter toute intervention politique de son champ. "L'erreur des pères de l'Europe, notait Raymond Aron en 1974 (1), est d'avoir méconnu la distinction hégelienne, reprise par Marx, du citoyen et du sujet économique". C'est à ce titre que le déclassement de l'économique comme condition première de l'Union européenne devient ainsi un enjeu essentiel sinon la condition de l'Europe politique. Car les droits accordés par le traité de Maastricht et complétés par celui d'Amsterdam au citoyen européen n'ont pas effacé cette disjonction : les droits économiques accordés depuis la naissance de la Communauté au "travailleur" n'ont pas bénéficié d'équivalent en termes de droits sociaux, pourtant partie intégrante de la notion de citoyenneté.

Un droit universel à la politique


Ce concept, au-delà de son ancrage dans la sphère politique, est un complexe polysémique qui s'enrichit au fil de l'histoire et s'affirme avant tout comme extensif. Le traité de Maastricht (puis d'Amsterdam) a d'ailleurs pris acte du "caractère essentiellement dynamique de la notion de citoyenneté", en y introduisant une clause évolutive (le Conseil statuant à l'unanimité). De même, la Commission dans ses deux rapports sur la citoyenneté de l 'Union (prévus par le traité) note que c'est "une avancée porteuse de potentialités" et souligne que ce concept ambitieux "ne se traduit pas encore dans des dispositions qui confèrent des droits effectifs, le citoyen ne se voyant attribuer que des droits sporadiques ou incomplets, soumis eux-mêmes à des conditions restrictives" (2).

En effet, les attributs de la citoyenneté n'ont jamais cessé de s'étendre, alimentés par le pont que ce concept — qui n'est d'ailleurs pas un terme juridique — jette entre les droits de l'homme et ceux du citoyen. La citoyenneté n'a de cesse d'inscrire les principes fondamentaux des droits de l'homme et de la femme aux cahiers des charges des législations. Ainsi en sera-t-il de la question de l'égalité, issue, en France, de la Révolution de 1789, qui deviendra par la suite la "question sociale", nouveau terrain de conquête des droits du citoyen au XIXe siècle, et ce dans le cadre national. C'est précisément par cette "stricte équation, pour reprendre l'analyse du citoyen de 1789 d'Etienne Balibar, des droits naturels et des droits civils (...) que le champ de la citoyenneté est élargi aux dimensions de l'humanité, cependant que réciproquement, l'être humain quelconque acquiert un droit universel à la politique" (3). C'est également ce qui rend une citoyenneté européenne, c'est-à-dire supranationale, possible.

Le temps de la "voie économique" empruntée pour la construction communautaire ne doit-il pas aujourd'hui marquer une pause, le temps pour le sujet économique d'ouvrir la porte de l'Union au citoyen dans la plénitude de ses qualités, civiles, sociales, politiques ? Et s'il y a à présent une citoyenneté de l'Union , celle-ci interroge en retour l'espace politique européen. Or, la question de l'Europe politique est celle du sens, des perspectives historiques que les peuples voudront bien se donner, des valeurs sur lesquelles les Européens entendent fonder leur "Communauté de destin". S'il ne s'agit pas de démocratiser le modèle existant mais bien de fonder l'Europe démocratique (par une logique non descendante mais ascendante), celle-ci aura besoin de la participation des citoyens. Sans cette pleine légitimité, que seule confère l'adhésion des peuples à un projet politique, l'édifice européen pourra fonctionner mais ne saurait être une puissance politique.

Une renaissance européenne


Le lancement d'un processus constituant, invitant chaque citoyen européen à s'emparer de son "droit à la politique", serait-il à même de mobiliser la conscience européenne ? On peut le penser. L'Europe est peut-être bel et bien cette "Dernière utopie" (4) — du moins pour le millénaire qui s'achève —capable de renouveler profondément les pratiques démocratiques. Définir un projet de civilisation est une tâche à la hauteur de l'Europe et à la hauteur des enjeux des temps présents. Elle peut aussi être celle qui indique que la politique, en tant qu'art du choix, persiste, à l'heure où les ravages de la pensée unique et la marchandisation croissante de la planète ont atteint jusqu'au vivant.

Dès lors, il est question de s'atteler à la tâche, pour les citoyens, leurs associations, les États membres, et d'ouvrir des espaces publics, sociaux et culturels favorisant l'éveil de la conscience européenne. Cette étape a besoin d'un temps de maturation, nécessaire à l'intériorisation d'un débat politique. Et ce rythme n'a rien en commun avec celui du modernisme économique, qui nie la durée comme l'a très justement démontré Jean Chesneaux (5). Cette phase d'identification des Européens à un projet de société partagé est déterminante pour l'avenir de la construction communautaire. Alors que les grandes utopies du XIXe siècle ont touché leurs limites, un véritable travail de reconstruction d'idéaux capables de mobiliser les volontés citoyennes reste à entreprendre. En ce sens la construction de l'Europe est une chance, à l'aube du troisième millénaire, de repenser les structures séculaires des États-nations, mises à mal par les bouleversements engendrés par la mondialisation de l'économie.

Construire de nouvelles utopies


Ainsi les concepts d'État, de nation et de souveraineté doivent être revisités, pour ne pas oublier que, d'une part la coïncidence de la citoyenneté et de la nationalité est empirique et historique, et que, d'autre part, la nation est artificialiste ; elle procède d'un vouloir vivre en commun. La négation allemande de la dimension historiciste et construite de l'identité nationale, érigée par Fichte en valeur absolue, a eu pour conséquence ultime la catastrophe que l'on connaît. En revanche, loin d'annihiler les identités nationales, la contruction d'une identité européenne est possible parce que tout être humain se construit, tout au long de son histoire, par identifications successives. Et le choix d'un projet de civilisation européen peut être un de ces moments d'identification. C'est dans le mouvement même d'une adhésion, exprimant une volonté fédérative (fedeo = alliance) que le citoyen européen pourra advenir.

Articuler les identités nationales multiples qui composent l'Europe, tout en maintenant une visée universelle, est le paradoxe qui oblige l'architecture politique future de l'Union à la démocratie ; et celle-ci ne se confond pas avec le principe unitaire de l'État.

Loin de la structure étatique, qui soumet la volonté générale à l'Un, une voie étroite se dessine : celle de la volonté fédérative qui fait place à la multitude civile et à la pluralité des peuples. Comme l'y invite le rapport Bindi du Parlement européen, "il s'agit d'ancrer la notion de citoyenneté dans les traités, en tant que pouvoir politique d'abord" (6). Une telle perspective ouvre la voie à une démocratie délibérative. Le citoyen n'est plus "sujet d'un État de droit", mais acteur de sa communauté. Une éthique de la discussion telle que développée par Jürgen Habermas trouve dans la pensée postnationale toute son actualité et permet, en effet, d'envisager pour les citoyens européens, un droit universel à la politique. Une utopie ? Mais, "un peuple a toujours le devoir de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures" affirmait la Constituante condorcétienne de 1793.


1. Raymond Aron "Une citoyenneté multinationale est-elle possible ?", Commentaire, n°56, hiver 1991-1992.
2. Deuxième rapport sur la citoyenneté de l'Union. COM (97) 230 final.
3. Etienne Balibar, le citoyen aujourd'hui, in "Le citoyen, l'Europe, le monde", Raison présente, p.37.
4. Dominique Wolton, La dernière utopie. Naissance de l'Europe démocratique, Flammarion, Paris 1993.
5. Jean Chesneaux, Habiter le temps, Bayard Editions, 1996.
6. Rapport intérimaire de la commission institutionnelle sur la citoyenneté de l'Union, rapporteur Mme Rosaria Bindi, PE, le 23 mai 1991, A3-0139/91.