Transversales Science Culture n°56, mars-avril 1999

Pour une constitution européenne

Dominique ROUSSEAU

Professeur de droit à l'Université de Montpellier (Centre d'études et de recherches comparatives constitutionnelles et politiques).

L'Europe est, aujourd'hui, chacun le sait, à un tournant de son histoire : ou elle reste la chose des puissants et elle risque au mieux l'indifférence des peuples, au pire leur hostilité ; ou elle devient le bien commun des gens et elle s'affirme définitivement comme l'espace d'un nouveau contrat social.

Un marché unique, une monnaie unique, des politiques économiques convergentes ont, sans doute, été nécessaires à la construction de l'Europe ; mais l'Europe a besoin de renvoyer aux peuples autre chose que l'image d'un chiffre sur un billet. Elle doit exprimer un "principe de vie, un esprit général", comme le disait Montesquieu, ou encore, une représentation de l'ordre social désirable, un imaginaire, un miroir dans lequel chacun, de Lisbonne à Varsovie, de Londres à Bucarest, puisse se reconnaître. Bref, l'Europe a surtout besoin d'une Constitution. Pas seulement de cette loi "technique" qui distribue les compétences et règle les relations de pouvoir entre les institutions, mais de ce texte qui expose les valeurs sur lesquelles les hommes décident, à un moment donné, de construire leur vie commune.

L'idée, au demeurant, d'une Constitution européenne n'est pas nouvelle. Pour en rester à la période moderne, le premier projet certainement le plus achevé, au moins dans sa dimension philosophique, est celui formulé par Kant, en 1795, dans son essai Le Projet de paix perpétuelle. L'objectif d'une paix des peuples devait se réaliser, selon le philosophe allemand, par le même procédé qui, au plan interne, a fait passer les individus de l'état de nature à l'état de droit : l'établissement entre les peuples d'une "Constitution analogue à la Constitution civile où les droits de chacun puissent être assurés. Ce serait une fédération de peuples qui ne formeraient cependant pas un seul et même État".

Si d'autres penseurs ont, évidemment, imaginé toutes sortes de projets d'organisation politique de l'Europe, il est, sans doute, plus intéressant que les responsables politiques, individuellement par leurs écrits, déclarations et prises de position publique, ou collectivement par la production des institutions auxquelles ils appartenaient, aient, très tôt, conçu l'idée d'une Constitution européenne et même rédigé et approuvé des propositions concrètes de Constitution européenne. Altiero Spinelli, par exemple, saisit immédiatement l'appel à l'union des Européens lancé en 1947 par le général Marshall pour que leurs pays bénéficient de l'aide financière américaine, et défend, sur la base de son Manifeste de Ventotene rédigé en 1941, la "méthode constituante" pour construire une Europe libre et unie. Il réussit à convaincre suffisamment de gouvernements pour que, en 1953, soit rédigé un traité-Constitution de la Communauté politique européenne ; c'est le rejet par la France de la Communauté européenne de défense, en 1954, qui fera échouer ce texte pourtant ratifié par la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg et l'Allemagne en 1953.

Bref historique d'une Constitution



De même, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a affirmé, dès sa première réunion du 10 août 1949, sa vocation d'assemblée constituante européenne ; et, malgré un statut qui ne lui donnait pas cette fonction, elle a réussi à devenir, pour l'ensemble de l'Europe et des Européens, un formidable laboratoire constitutionnel. La Communauté européenne elle-même, surtout à partir de l'élection des députés européens au suffrage universel, a manifesté un intérêt croissant pour l'idée de Constitution européenne et son Parlement a discuté et adopté plusieurs projets dont le dernier date du 10 février 1994.

Quel que soit l'espace de référence, il est donc clair que se renforce la tendance à concevoir la (re)mise en ordre de l'Europe par la méthode constituante. Au point que, non seulement la doctrine spécialisée qualifie de plus en plus l'ensemble des traités et conventions européennes de quasi-Constitution, voire tout simplement de Constitution, mais encore les Cours de Luxembourg et de Strasbourg défendent, dans leurs arrêts, cette qualification. La première, dans un arrêt du 23 avril 1986, déclare que "la Communauté économique européenne est une Communauté de droit en ce que ni ses États membres ni ses institutions n'échappent au contrôle de la conformité de leurs actes à la charte constitutionnelle de base qu'est le traité" ; et la seconde, dans un arrêt du 23 mars 1995, que "la Convention européenne des droits de l'homme est l'instrument constitutionnel de l'ordre public européen". La qualification est, peut-être, exagérée au regard des critères juridiques de classification habituellement retenus ; elle marque bien, cependant, une direction, une volonté, celle de rapprocher l'Europe de son identité constitutionnelle.

Sans même convoquer les pères fondateurs pour leur faire dire leur rêve secret d'une Constitution européenne, il suffit de se reporter à l'immense travail constituant opéré dans les différents lieux où, depuis 1945, se construit l'Europe pour être convaincu que, depuis 1945, l'Europe attend sa Constitution.

Aujourd'hui, le moment est venu.



L'Europe s'est construite par les traités, c'est-à-dire par la volonté des États ; elle ne peut se poursuivre que par la Constitution, c'est-à-dire par la volonté des citoyens. Il ne s'agit évidemment pas de relancer la querelle des méthodes qui a opposé les "fonctionnalistes" aux "constitutionnalistes". Alors que les seconds proposent ou proposaient de faire l'Europe d'un coup, par le moyen d'une Assemblée constituante soumettant à l'adhésion des peuples un pacte fédéral, les premiers défendaient la thèse d'une construction graduelle et fonction par fonction — le charbon et l'acier, puis l'agriculture, puis les transports, puis… etc. — de l'Europe. La déclaration Schuman du 9 mai 1950 résume parfaitement la méthode fonctionnaliste : "l'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble. Elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait. Le rassemblement des nations européennes exige que l'opposition séculaire de la France et de l'Allemagne soit éliminée ; l'action doit toucher au premier chef la France et l'Allemagne. Ainsi, par la mise en commun des productions de charbon et d'acier qui assurera immédiatement les bases communes de développement économique et l'institution d'une Haute Autorité dont les décisions lieront la France, l'Allemagne et les pays qui y adhéreront, se réalisera la fédération européenne, indispensable à la préservation de la paix".

Une constitution pour recréer la confiance des peuples



La méthode fonctionnaliste a, jusqu'à présent, inspiré la construction européenne : la Communauté a multiplié les traités particuliers et le Conseil de l'Europe les conventions spéciales. Cette manière de "faire" l'Europe était, sans doute, celle qui correspondait le mieux aux conditions politiques de l'époque et ce jusqu'à la fin des années 1980. Mais, aujourd'hui, elle a fini de produire tous ses effets possibles ; la méthode diplomatique ou des traités paraît épuisée, condamnée, pour quatre raisons principales :

L'illisibilité de l'Europe. En multipliant les institutions, en s'entassant les uns sur les autres, en se modifiant les uns les autres, traités et conventions ont donné naissance à un "monstre" institutionnel totalement illisible, totalement incompréhensible par les citoyens et, peut-être même, par les initiés.

L'immobilisme de l'Europe. Lancée par de "grands" traités au contenu dense, l'Europe n'assure plus aujourd'hui son existence — ou sa survie — que par de "petits" traités vides de sens ; après les grandes enjambées les petits pas, après les petits pas… Cette évolution tient à la fois à la procédure diplomatique et à l'élargissement continu de l'Europe : puisque les traités et conventions empruntent nécessairement la procédure des négociations entre États souverains et que le nombre des États parties augmente, il est inévitable que l'accord entre intérêts nationaux se fasse sur la base du plus petit dénominateur commun. Et qu'en conséquence, l'Europe n'avance plus.

La confusion normative. Les traités combinent des dispositions "politiques", expressions du choix des États parties en faveur, par exemple, de telle réglementation du droit d'asile, et des dispositions "institutionnelles" relatives aux organes de décision et aux procédures de vote. Cette confusion de normes est dangereuse dans la mesure où elle conduit à imputer aux institutions européennes la responsabilité des choix politiques des États.

Le "déficit" démocratique. Parce qu'ils sont des accords entre États et parce qu'ils sont négociés dans des conférences diplomatiques plus secrètes que publiques, les traités et conventions s'élaborent à l'abri de l'intervention et du regard des citoyens et même, très souvent, de leurs élus convoqués seulement les uns et les autres — et encore, rarement les premiers — pour l'opération de ratification.

Dans cette situation de vide, il n'est pas étonnant que se développent deux attitudes qui, d'ailleurs, s'alimentent mutuellement : l'euroscepticisme et le juridictionnalisme.Ne comprenant plus rien dans l'enchevêtrement des compétences et des pouvoirs, les citoyens, de plus en plus nombreux, deviennent indifférents à ou se détournent d'une Europe qui ne fait pas appel à eux ; au milieu de ce même enchevêtrement des compétences et des pouvoirs, les juges deviennent les seuls points de repère stables qui, par défaut, tentent d'apporter clarté et transparence en dégageant quelques principes simples d'ordre constitutionnel. Et les citoyens deviennent encore plus sceptiques devant une Europe qui se construit par des juges ; et les juges toujours plus persuadés d'être vraiment les seuls à œuvrer en faveur d'une Europe libre, unie et constitutionnelle.

Pour sortir de ce cercle vicieux, il n'est, aujourd'hui, que la méthode constituante. En effet, par son mode d'élaboration, la Constitution réinvestit les citoyens et leurs élus de la responsabilité d'énoncer les principes du contrat social européen ; par sa nature, elle ne confond plus cadre d'exercice des politiques — ce qu'elle est seulement — et contenu de ces politiques ; par sa forme, elle est accessible à la compréhension de chacun et, selon une formule célèbre, "peut être mise dans la poche" ; et par le cumul de ces trois qualités-là — participation démocratique, clarté des règles et lisibilité des responsabilités — la Constitution (re)crée les conditions d'une confiance des peuples dans l'Europe et par là-même les conditions d'un nouveau départ, d'un nouveau souffle pour l'Europe.