Transversales Science Culture n°56, mars-avril 1999

Regards croisés sur l'Union européenne

Entretiens avec François HOLLANDE, Sami NAIR et Daniel COHN-BENDIT

François Hollande, premier secrétaire du Parti socialiste, tête de liste socialiste aux élections européennes ; Sami Naïr a d'abord été tête de liste du Mouvement des citoyens (J. P. Chevènement), liste qui a ensuite fusionné avec celle du PS ; Daniel Cohn-Bendit, tête de liste des Verts aux élections européennes.

François Hollande, Sami Naïr et Daniel Cohn-Bendit, interviewés autour des thèmes centraux de fédération, de nation et de constitution, livrent chacun leur lecture de l'Europe et rendent compte d'une certaine vision de l'avenir de la construction communautaire. Regards croisés sur un devenir partagé.

"Clarifier les compétences entre Europe et nation"

Entretien avec François Hollande



Transversales Science Culture : Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par "fédéralisme d'Etats-nations" ? Dans quelle architecture politique et institutionnelle le fédéralisme européen que vous envisagez pourrait-il s'inscrire ?

François Hollande : En utilisant l'expression de "fédération d'Etats-nations", nous avons voulu signifier deux choses. La première, c'est que nous assumions et revendiquions la part fédérale constituée par le transfert de souveraineté. La seconde, c'est que la nation, née en Europe de la volonté d'émancipation des peuples, demeure l'espace "naturel" de l'expression démocratique. François Mitterrand disait déjà qu'en servant l'Europe, nous servions la France ; l'idée demeure plus que jamais d'actualité. L'originalité de la fédération d'Etats-nations est donc précisément de répondre au double besoin d'Europe et de nation. Quant à la réforme des institutions, elle doit viser deux objectifs fondamentaux : rapprocher l'Europe du citoyen et préparer l'élargissement. Cela passe par une extension de la procédure de codécision entre le Parlement européen et le Conseil, la généralisation du recours au vote à la majorité qualifiée, avec de nouvelles pondérations des voix, ou encore le renforcement de la fonction de proposition de la Commission européenne.

T. S. C. : De quelle façon le fameux "déficit démocratique européen" pourrait-il être comblé ?

F. H. : Il va de soi que tout transfert de souveraineté doit s'accompagner de garanties démocratiques. Pour les socialistes, la souveraineté du peuple est au fondement même de la République, et la construction européenne ne saurait remettre en cause ce principe. Il n'y aura pas de citoyenneté européenne sans souveraineté populaire. Cela suppose en préalable une simplification des mécanismes communautaires, faute de quoi les institutions demeureront incompréhensibles et opaques aux yeux des citoyens. Il s'agit donc de proposer aux Européens un texte unique, intégrant les différents traités européens et y ajoutant une charte des droits civiques, économiques, sociaux et culturels dans laquelle tout citoyen européen se retrouverait. Nous espérons ainsi aller vers une meilleure appropriation des mécanismes communautaires par nos concitoyens et combler ce déficit dont vous parlez.

T. S. C. : Vous-même et le PS soutiendrez-vous la proposition de Jacques Delors (le président de la Commission européenne serait élu par une majorité de parlementaires), ou quelle solution souhaitez-vous à ce propos qui rejoint celui du déficit démocratique ?

F. H. : Il s'agit en effet d'une proposition de bon sens, qui aurait notamment l'intérêt de donner une vigueur nouvelle à la démocratisation de nos institutions. Cela permettrait, sans changer les traités, de donner un rôle plus important au Parlement, de donner une cohérence à l'architecture politique communautaire. C'est à ce titre que les socialistes européens mènent leur campagne autour d'un manifeste commun et avec des actions communes, car l'enjeu est aussi celui-là : être le premier groupe au Parlement européen.

T. S. C. : La notion de "patriotisme constitutionnel", telle que l'envisagent Jürgen Habermas ou Jean-Marc Ferry, c'est-à-dire l'adhésion des citoyens à un projet politique librement choisi, vous semble-t-elle opérationnelle ? Si oui, à quel horizon, et ce pour l'ensemble de l'Union européenne ?

F. H. : Je comprends ce qu'Habermas et Ferry veulent insuffler en développant cette notion de "patriotisme constitutionnel". Et je partage avec eux le souci de stimuler, à l'échelle de l'Europe, une citoyenneté vivante et un cadre politique dans lequel chaque citoyen se retrouve dans le sentiment d'une identité partagée. La proposition d'Habermas, puisée à la source du fédéralisme allemand, est donc tout à fait cohérente. Pour autant, l'histoire et la culture franéçaises nous amènent à emprunter une autre voie. Les Français s'attachent d'abord à la loi, laquelle incarne, pour eux, à la fois l'idéal démocratique, la puissance de l'Etat-nation et la "communauté des citoyens", chère à Rousseau. Or l'Europe, bien que partageant de nombreuses références culturelles, n'est pas une nation. Le patriotisme constitutionnel est sans doute utile à la définition de l'identité politique européenne, mais la référence à une Constitution européenne, vécue comme acte fondateur d'une identité commune, ne me semble pas appropriée. L'idée de Constitution que nous défendons entend rendre l'Europe plus proche et plus accessible, par le regroupement et la mise en forme des traités existants.

T. S. C. : Le lancement d'un processus constituant, à l'échelle europénne, n'est selon vous pas envisageable ?

F. H. : La construction européenne doit préserver son originalité et son caractère progressif. Il ne s'agit pas de créer mais de bâtir sur ce qui existe. Un processus constituant ne serait donc pas adapté. Une Constitution européenne ne saurait être, du moins pour le moment, un texte constitutionnel au sens traditionnel où on l'entend en France. Dans un premier temps, un tel texte doit engager les Etats signataires en unifiant les traités existants et en clarifiant les compétences entre l'Europe et la nation.

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"Seuls les Etats-nations incarnent la démocratie"

Entretien avec Sami Naïr



Transversales Science Culture : Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par "une communauté des Etats-nations" et l'architecture institutionnelle dans laquelle celle-ci pourrait s'inscrire ?

Sami Naïr : Ce que j'entends par communauté d'Etats-nations renvoie tout simplement à la réalité qui est la nôtre aujourd'hui en Europe. L'Union européenne est une communauté d'Etats-nations. Elle existe - non sans poser des problèmes au regard de nos valeurs démocratiques - comme un instrument de coopération interétatique et de mise en æuvre, dans des domaines précis et peu nombreux, de politiques communes (politique commerciale, politique agricole, politique de solidarité régionale avec les fonds structurels, politique monétaire avec l'euro, etc.). Or, l'intensité de cette coopération, la mise en æuvre de ces politiques ne doivent pas se faire au détriment des Etats-nations. Eux seuls incarnent la démocratie. Il faut défendre l'idée selon laquelle les Etats-nations peuvent agir en commun dans de très nombreux domaines, sans pour autant priver leurs ressortissants, par des transferts faciles de souveraineté, de démocratie et de citoyenneté. Je ne crois pas au fédéralisme à l'échelle européenne : économiquement, il me paraît être une chimère, dès lors que l'on sait que le budget européen ne représente pas même 1,2 % du PIB de l'Union alors que celui des Etats représente en moyenne 25 % de leur PIB, sans compter le budget de la Sécurité sociale ! Politiquement, il est clair que les Européens partagent des visions différentes sur des points essentiels (rapport à la Méditerranée, aux Etats-Unis, aux pays de l'Est, etc.) : quelle institution pourrait donner cohérence à tout cela ? Voyez l'attitude à l'égard de la décomposition de l'ex-Yougoslavie ! Culturellement, la France est de tradition unitaire. Or le fédéralisme induit le différentialisme et une dynamique de substitution des régions à l'Etat. Mettre le doigt dans cet engrenage, c'est se préparer à des explosions futures. Le régionalisme, y compris européen, finit toujours par aboutir au différentialisme ethnique et au particularisme culturaliste. Je crois donc que c'est Lionel Jospin qui a raison quand il dit que l'Europe n'est ni une "utopie fédéraliste" ni une somme de replis nationaux -, mais bien une "Union de nations"1.

T. S. C. : Selon vous, les notions de République et de nation telles qu'historiquement définies en France devraient-elles être revues dans le cadre de la construction européenne, ou la nation demeure-t-elle le seul cadre possible à l'exercice de la démocratie ?

S. N. : Les Etats-nations sont premiers dans la construction européenne, non l'inverse. On l'oublie peut-être un peu trop souvent. L'Europe résulte de leur volonté. Elle sera ce que les Etats et les peuples en feront. Aussi la vraie question est-elle plutôt : les Etats-membres, et la France en particulier, veulent-ils revoir les notions qui les fondent politiquement pour les adapter à la construction européenne ? Je ne le crois pas. Je pense qu'en construisant l'Europe, les Etats-membres créent une communauté d'intérêts nouvelle qui les unit en respectant leur identité. Et la nation reste, aujourd'hui, le seul cadre d'exercice de la démocratie.

T. S. C. : Le patriotisme constitutionnel tel que pensé par Jürgen Habermas est donc selon vous inopérant. Quelle critique en faites-vous ?

S. N. : Il ne me paraît pas opérationnel dans la mesure où il est fondé sur une illusion : celle d'une réalité politique européenne. L'Union européenne est un projet économique. Tous les traités, toutes les réalisations qui jalonnent son histoire l'attestent : traité de Rome instituant le Marché commun en 1957, serpent monétaire européen en 1979, Acte unique de 1986 pour achever le grand marché, libéralisation du marché des capitaux en 1990, traité de Maastricht posant en 1992 les principes d'une monnaie commune, mise en æuvre de l'euro au début de cette année, etc. Les réalisations dans le domaine de la culture, de la diplomatie, de la politique sont marginales, voire inexistantes. Or la citoyenneté n'a de sens que dans le cadre d'une communauté politique. Que celle-ci soit souhaitée ou rêvée n'est pas suffisant. Ne lâchons pas la proie pour l'ombre. Les Européens sont aujourd'hui citoyens de leur Etat parce que leur souveraineté, leur participation, leur identité s'expriment dans ce cadre. Défaire cette citoyenneté en affaiblissant les Etats ne donnera pas, en contrepartie, un contenu politique à l'Europe.

T. S. C. : La méthode actuelle des Conférences intergouvernementales (CIG) vous paraît-elle appropriée, en particulier dans le cadre d'une éventuelle renégociation du traité d'Amsterdam, en vue du futur élargissement de l'Union et donc d'une réforme des institutions ?

S. N. : Il n'est pas souhaitable de multiplier les forums de négociations. En revanche, il faudrait que les délégations des Parlements nationaux soient plus actives, de façon qu'à travers leurs représentants les citoyens soient davantage associés aux décisions qui concernent l'Union européenne.

T. S. C. : Quelles solutions préconisez-vous afin de combler ce qui est communément appelé "déficit démocratique de l'Union" ?

S. N. : Il faut, avant tout, que l'Europe soit davantage mise en débat à l'intérieur de chaque société. Rien ne sera durable et solide sans la pleine participation des citoyens. Il faut aussi que les Parlements nationaux, dépositaires de la souveraineté populaire, puissent s'exprimer sur les règlements et directives européennes avant le vote du Conseil, afin d'exercer un contrôle sur les textes qui s'imposeront à chaque société. Il faut enfin que les Etats-membres agissent ensemble pour renforcer tout ce qui participe de la dimension sociale de la démocratie : l'emploi, les droits sociaux, etc.

T. S. C. : Que pensez-vous de l'établissement d'un socle de droits fondamentaux des citoyens européens et de la question d'une Constitution pour l'Union européenne ?

S. N. : Ce socle existe déjà avec la Déclaration universelle des droits de l'homme. Les difficultés de l'Europe sociale montrent, par ailleurs, à quel point les divergences entre les Etats sont profondes. Dans une communauté fondée sur la coopération et non sur la force ou sur l'oppression, ces divergences sont toutes légitimes. En dehors des déclarations et conventions internationales qui sont nombreuses, chaque Etat-nation d'Europe possède son socle de droits, bien réels, parfois très avancés. Faudrait-il que certains acceptent des régressions au prétexte d'une construction commune sur laquelle les citoyens n'ont aucune prise ? Quant à la question d'une Constitution pour l'Union européenne, elle soulève de nombreux problèmes. La Constitution est, en démocratie, l'expression de la souveraineté populaire. Or, en l'état actuel de la construction européenne, celle qui pourrait être proposée aux citoyens des Etats-membres serait l'æuvre de technocrates qui ne représentent qu'eux-mêmes. De plus, le principe de subsidiarité joue en quelque sorte le rôle de principe constitutionnel dans la mesure où il définit comment l'intervention de l'Union européenne est légitime : de façon subsidiaire seulement. J'en reviens au principe de réalité : les Etats-nations forment, objectivement, le socle de l'Europe. Protéger leurs prérogatives, leur laisser les moyens d'agir au nom de leur peuple et de la démocratie, c'est aussi donner à l'Europe une chance d'avancer concrètement.

1. Discours de Milan, 1er mars 1999

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"Un Manifeste des droits fondamentaux des citoyens"

Entretien avec Daniel Cohn-Bendit



Transversales Science Culture : Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par fédéralisme européen ? Et dans quelle architecture institutionnelle pourrait-il s'inscrire ?

Daniel Cohn-Bendit : Il faudrait revenir d'abord à l'état de fait plutôt que de se perdre dans des définitions de plus en plus surréalistes du fédéralisme européen : le traité signé à Maastricht a défini quelque chose de nouveau : une "Union". C'est effectivement un compromis, mais un compromis intelligent par l'anticipation des possibilités contenues dans cette idée. L'Union européenne, en effet, permet de garder le pilier représentant les nations, avec les institutions communautaires, et c'est de cette réalité qu'il faut partir pour faire évoluer les choses. Il y a bien l'ébauche d'une architecture fédéraliste d'un nouveau type, à laquelle, à présent, il faut donner une dimension politique globale. Et c'est toute la difficulté, car il y a une surdétermination du Conseil dans le fonctionnement institutionnel qui crée un déséquilibre. La renégociation du traité d'Amsterdam, nécessaire avant tout élargissement, devra équilibrer cette structure, afin qu'il y ait une égalité entre les piliers communautaires et les États-nations.

T.S.C. : Ce qui implique de revisiter les notions de nation et de République ?

D. C-B. : Je crois qu'il n'existe pas d'idée qui n'évolue pas. En 1936, on acceptait que la République ne soit pas "une et indivisible : de fait, puisque les femmes n'avaient pas le droit de vote. Une majorité de gauche n'a pas eu alors le courage, ni l'idée, pourtant fondamentale pour la République, d'affirmer l'égalité entre ses citoyens. Il y a donc eu évolution.

Aujourd'hui, le concept de nation se déplace de "l'État protecteur en général" à l'existence d'un espace social et culturel. Ainsi, la nation, aujourd'hui, en tant que communauté culturelle et historique ne se dissout pas dans l'Union, mais elle demeure un des piliers de cette nouvelle communauté européenne.

L'Europe est une volonté de mettre en un rythme commun ces communautés. Et cette volonté est apparue justement parce que l'État-nation, dans sa forme historique, contient une idée destructrice, source des guerres en Europe : le droit de revendiquer une hégémonie. Là encore, il y a bien eu évolution. Mais en France, on n'a pas le courage de dire : "la nation va rester, mais elle va changer". Pourtant si elle n'évolue pas, on ne pourra pas faire l'Europe. L'Union n'est pas l'implosion du pilier des nations, mais leur "mise ensemble" en créant des structures communautaires qui les obligent à avoir une cohérence politique.

T.S.C. : Quelle réforme de la méthode des Conférences intergouvernementales (CIG) vous semblerait appropriée, en vue notamment de la renégociation du traité que vous évoquez, avant tout élargissement ?

D. C-B. : La méthode actuelle du vote à l'unanimité bloque pratiquement tout. Mais pour réformer les CIG, il faut néanmoins parvenir à l'unanimité. La méthode pourrait être la suivante : le Parlement européen (PE), la Commision et le Conseil délibèrent et commencent ensemble le processus de renégociation. Chaque institution émet ses propositions ; suit une phase de confrontation de ces propositions avec celles émanant des initiatives citoyennes qui ont des éléments à faire valoir sur la construction européenne. Le Conseil avance ensuite dans les négociations avec le PE et la Commission. Chacun des points est alors soumis au vote et en fonction des résultats de cette délibération, ouverte à la société civile, sont votés tous les points divergents. Le contraire d'Amsterdam. Tout ce qui n'obtient pas l'unanimité devient une liste de dissensus que la CIG finale devra surmonter. Ce qui sera beaucoup plus facile, car il existera déjà un paquet de consensus. De plus, on aura avancé sur le front du "déficit citoyen", expression que je préfère à l'idée du "déficit démocratique" qui renforce l'idée que l'Europe n'est pas démocratique, ce qui n'est pas juste. Elle fonctionne selon d'autres règles.

T.S.C. : Le lancement d'un processus constituant à l'échelle européenne ne serait-il pas le premier pas d'une appropriation par les citoyens de leur "communauté de destin" et, donc, de la naissance d'un espace public de débat ?

D.C-B. : Tout le monde s'accorde aujourd'hui sur la nécessité d'un socle de droits fondamentaux, condition sine qua non à l'élargissement. Mais il n'y a aucun moyen de s'en sortir avec la procédure de l'unanimité, car à tout moment, tout pays peut dire : "Stop!", et le véto tombe.

T.S.C. : Quelle pédagogie pourrait alors être appliquée ?

D. C-B. : Je proposerai de débuter par la mise sur pied d'un "Manifeste des droits fondamentaux des citoyens". La présidence allemande a d'ailleurs formulé le souhait d'une discussion sur ces droits, correspondant à la souveraineté politique réelle de l'Europe. Des groupes de travail de la Commission réfléchissent à cette question. Cette déclaration des droits fondamentaux doit impérativement être entérinée avant l'élargissement, car le noyau dur de l'idée démocratique de l'Europe ne se définit pas seulement par la liberté des marchés, mais par la justice et l'égalité sociale et citoyenne face au marché. À travers la proposition de ce Manifeste, je me réfère à l'histoire de France : 1789, Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Le "Manifeste des droits fondamentaux" est une entrée dans un processus constituant, première étape vers une Constitution.

T.S.C. : Comment les mouvements citoyens peuvent-ils s'inscrire dans cette élaboration ?

D. C-B. : Le Parlement européen devra être un des moteurs de ce processus. Il se situe dans un rapport naturel aux citoyens — en tant que leurs représentants directs. Il doit servir de passerelle. L'instrument des auditions du Parlement peut servir à cela. Une structure de dialogue permanent avec une assemblée de citoyens pourrait être aussi inventée. Les députés européens ont à présent le devoir de devenir les médiateurs de la société civile en engageant le dialogue avec elle, alors qu'ils ont trop souvent tendance à identifier la question du déficit démocratique aux seules limites du pouvoir du Parlement.

T. S. C. : De la même façon, pensez-vous que la citoyenneté de l'Union puisse être accordée à des non-ressortissants des États- membres ?

D. C-B. : Nous sommes une minorité à défendre ce point de vue. Cela donnerait pourtant plus de substance à la notion de citoyenneté européenne. Mais il faut également prendre garde avec cette question de ne pas réveiller au sein des populatioons européennes les vieux démons identitaires et xénophobes.

T.S.C. : Les Verts montrent-ils l'exemple en s'ouvrant à la société civile, condition d'un changement des pratiques de pouvoirs ?

D. C-B. : Il y a plusieurs exemples, mais la plus intéressante est celle d'"Ecolo", les Verts belges. Ils ont réalisé un véritable travail de liaison et de dialogue avec la société. Je pense reprendre cette initiative lors de la prochaine législature afin d'organiser un dialogue européen avec les initiatives civiques pour montrer les possibilités d'un tel dialogue. Là est la force de l'Europe que de pouvoir se réapproprier les grandes idées.

T.S.C. : L'idée de "patriotisme constitutionnel" tel que l'a développée Jürgen Habermas, (l'identification des citoyens à un projet politique), vous paraît-elle opérationnelle ? Et à quel horizon ?

D. C-B. : L'adhésion à l'Europe a d'abord été une adhésion à la paix et à une volonté de bien-être. C'est ce qui a permis de mettre en place cette structure européenne bancale, centrée sur l'économique. À nous de rêver l'Europe, pour le siècle à venir. L'hypothèse habermassienne devient alors beaucoup plus plausible parce que c'est le choix d'adhérer à un projet commun, en train de se faire, qui n'a aucune justification nationale, mais qui est issu d'une histoire commune. Or, l'histoire est une possibilité de guerre comme d'union. C'est un patriotisme de perspectives historiques qui nous est proposé. Il me semble possible d'arriver à cette situation (de patriotisme constitutionnel) si le projet constitutionnel devient une réalité à laquelle peuvent s'identifier les citoyens. Et l'Europe sociale est intimement liée à cette question. L'Union doit être définie comme un espace de liberté et de justice sociale. C'est une condition essentielle pour l'adhésion à un projet politique partagé et à la naissance d'un espace public européen.