Chronique du sens


André Parinaud
"L'insoumis" - Entretien avec Gérard Paquet
Gérard Paquet, ancien directeur de Châteauvallon, accomplit pour Catherine Trautmann au Ministère de la Culture et de la Communication, une mission pour redéfinir le rôle et les compétences de son ministère dans le domaine des sciences et des techniques


Le 1er février 1997, Gérard Paquet était "éjecté" du Centre culturel de Châteauvallon, trente-deux ans après l'avoir créé. Le 13 février 1997, le monde culturel se mobilise et descend dans la rue pour lui apporter son soutien. Près de cinq mille personnes défilent dans les rues de Toulon... Une aventure qui peut symboliser les relations de la culture vivante et de la politique à notre époque - un message du Sens qu'il convient d'apprécier. Un défi et un pari dont nous sommes invités à faire le bilan(1).

Entretien

André Parinaud : Toute l'affaire commence avec votre révolte, après la proclamation des résultats du vote du 18 juin 1995, où les Toulonnais ont élu un maire Front national, comme l'ont fait également les habitants d'Orange et de Marignane et, depuis, ceux de Vitrolles.

Gérard Paquet : J'ai d'abord ressenti un sentiment de honte et de colère, une impression de formidable gâchis. Devrais-je tenter de trouver un terrain d'accord ? Ou devrais-je simplement dire non, en un mot, résister ?

A.P. : Question directe : aviez-vous le choix ?

G.P. : Je ne le crois pas. Il s'agissait d'un lieu culturel singulier, un lieu allergique à toute forme d'autoritarisme et à toute contrainte arbitraire. J'ai donc décidé d'appeler à une mobilisation de la société civile, comme Vaclav Havel l'avait fait en son temps dans son pays sous forme d'un forum civique européen, qui incite chacun à réagir et à agir, à réfléchir aux enjeux de l'avenir, à ne jamais céder lorsque l'éthique et la morale publiques sont remises en cause. Je suis naturellement entré en Résistance et ce n'est pas un abus de langage, mais un réflexe éthique profond qui m'inspirait. Comme le disait Serge Ravanel, grand résistant, évoquant à la radio l'affaire Aubrac : "nous résistions pour fabriquer du futur".

A.P. : Venons-en aux sources : comment avez-vous créé Châteauvallon ?

G.P. : Nous étions nos propres entrepreneurs bénévoles et, pendant une décennie, nous avons assuré l'essentiel de la fondation du lieu : l'amphithéâtre, le restaurant et les bâtiments d'accueil, ainsi que la première maison ronde pour l'hébergement des artistes. Puis ce fut l'armature d'un théâtre couvert qui permit de développer le programme "Théâtre, Variétés et Jazz, Expositions et Rencontres", qui par la suite eut lieu en permanence. Nous avons côtoyé quelques-uns des plus grands textes de théâtre et de poésie - Racine, Sophocle, Eschyle, Shakespeare, Artaud, Calderon, Molière, Claudel, Strindberg -, des acteurs comme Maria Casarès, Alain Cuny, Alain Souchon qui a fait là ses premiers pas d'acteur et de musicien. Puis nous avons développé une intense vie créatrice ouverte à la musique, grâce à la collaboration avec Jacques Grimbert, qui dirige aujourd'hui les activités musicales de la Sorbonne.

A.P. : Il me semble que c'est avec la danse et la musique que vous avez très vite trouvé votre vedettariat.

G.P. : La rencontre avec Françoise et Dominique Dupuy, qui étaient des figures marquantes de l'émergence de la danse contemporaine en France, a été essentielle. Puis ce furent les concerts de musique classique et de jazz qui se succédaient. Des quatre coins de France et d'Europe, un public jeune et passionné venait à la rencontre des plus grands musiciens. Pour Bernard Lion, André Francis et Jean Morlock, Châteauvallon était le site idéal et magique pour la fusion d'un public et d'une musique qui parlait mieux du monde qu'un long traité de sociologie. Le Festival fut un bouillonnement de vie. On y vit notamment Dizzy Gillespie, Michel Petrucciani et vingt autres. Un peu plus tard, grâce à André Francis, nous avons, les premiers, créé un Festival "Musique ouverte" pour témoigner de l'ouverture aux musiques ethniques avec les musiques du Nil. C'est à Patrick Bensard que je dois la venue de Bella Lewitzky, la chorégraphe de Los Angeles, et celle d'Eric Hawkins, ancien danseur de Martha Graham, chorégraphe au talent singulier. Après un long processus de maturation, Châteauvallon devint Théâtre National de la Danse et de l'Image sur décision de François Léotard, alors Ministre de la Culture. En six ans, le Festival s'affirmait, pour la danse, comme l'un des premiers de France et d'Europe. Nous avions décidé de créer un festival du cinéma et une université d'été du scénario. Nous sommes partis pour Hollywood pour rencontrer Fred Astaire, que je considérais comme l'un des plus grands danseurs de l'histoire. Le projet n'a pas abouti, la vedette était malade et inaccessible, mais est née l'idée d'un film sur la grande rencontre de Fred et de Ginger Rogers, car nous avions obtenu l'aide de la Sept et de Canal +. Le film a très bien marché. Plus de quarante pays l'ont acheté.

A.P. : Que représentait Fred Astaire pour vous ?

G.P. : Le contraire du show-biz. Une maîtrise parfaite d'une discipline qui unit le corps et l'esprit. Il associait la vitesse, l'accélération et la lenteur, la domination de la verticalité, l'ascension fulgurante, la victoire sur le temps et sur la force de gravité : un symbole, j'oserais dire, philosophique.

A.P. : Châteauvallon était également devenu un forum philosophique ?

G.P. : J'ai rencontré Boris Cyrulnik, qui avait alors une réputation de chercheur de haut niveau dans le domaine de l'éthologie humaine, et nous avons décidé la création du "Théâtre de la Science" (l'expression est de lui), dont l'ambition était d'amener les chercheurs à présenter le résultat de leurs recherches au public, comme un artiste le fait dans un théâtre. Deux grandes idées dirigeaient nos intentions. La première consistait à mettre la science en question, la science qui transforme le monde et qui donne l'impression de le faire de façon aveugle et sans contrôle, comme si le progrès scientifique inéluctable, mécanique, échappait aux décisions des politiques et des citoyens. La seconde idée, qui en est le corollaire, est que la science se développe en marge de la culture, dans un ailleurs de l'activité humaine, alors que la science représente le fait culturel majeur de ces deux derniers siècles. La faire entrer dans le monde de la culture et la remettre en question, telle était notre ambition. Nous avons commencé par une série de conférences sur le thème "Repères de la pensée contemporaine", avec des rencontres passionnantes où figuraient Jacques Le Goff, Christophe Kolm, les biophysiciens Henri Atlan et Bernard d'Espagnat, les philosophes Cornelius Castoriadis, Luc Ferry, et enfin les "Journées Fernand Braudel" pour les vingt ans de Châteauvallon en 1985.

A.P. : Vous aviez associé Fernand Braudel à votre action ?

G.P. : Il avait d'abord refusé, me disant : "Tu comprends, mon p'tit vieux - c'est ainsi qu'il parlait avec malice - j'ai quatre-vingt-cinq ans. Je me suis attelé à la rédaction de l'histoire de France, je n'aurai jamais le temps de finir. Je n'ai pas de temps à perdre". Mais nous ne nous sommes pas découragés et la chance a fini par me sourire. À mes yeux, sa volonté d'intégrer dans la longue durée, pour comprendre l'histoire, la totalité des connaissances humaines, qu'elles proviennent des sciences humaines ou des sciences de la nature ou encore de l'économie, n'avaient pas eu les prolongements qu'elle méritait.

C'est ainsi que sont nées trois journées qui ont fait date et qui ont laissé des traces : un livre, Une leçon d'histoire par Fernand Braudel, qui fait encore référence et a été diffusé en plusieurs langues dans le monde entier. Cette façon que Braudel avait d'expliquer le temps, matériau composite où jouent, à des rythmes différents et de façon perpétuellement interactive, le temps de la très longue durée à travers les siècles, celui des siècles plus courts ou le simple temps de l'événement, était pour moi l'explication lumineuse. Dans le même temps, j'ai également rencontré Ilya Prigogine, Prix Nobel de physique, qui m'a parlé d'une autre temporalité. Pour lui, seul le temps est irréversible et s'impose à nous, mais, par le jeu des aléas et du chaos, s'ouvrent en permanence des brèches dans lesquelles l'homme peut s'engouffrer pour produire l'avenir. Il y avait là deux visions complémentaires qui m'ont aidé à mieux comprendre la vie.

A.P. : Ajoutons à cette liste l'existence des jardins de Châteauvallon, que vous aviez initiés.

G.P. : Nous en étions à célébrer le trentième anniversaire de Châteauvallon et j'avais le sentiment que le moment était venu de rendre plus évident le sens de la démarche que nous avions accomplie depuis le premier jour. C'est ainsi que Gilles Clément nous a proposé un projet de jardin autour de Châteauvallon. C'était un projet en deux temps, d'abord un aménagement aux alentours immédiats des bâtiments imaginés par Henri Komatis, puis, dans la vallée, la réalisation du "Jardin de l'Isabelle", du nom d'un pavillon de la Durance qu'il voulait réacclimater dans de vieilles bergeries en ruine. Il s'agissait de créer un véritable "théâtre de la nature" sur la manière dont l'homme conçoit son rapport à la nature, la manière dont il aménage celle-ci et inscrit sa marque et son imaginaire.
Fin 97, les réflexions sur l'action pédagogique ont commencé. De jeunes gens, venus d'une vingtaine de collèges du Département, sont venus s'initier à la lecture du paysage et le "jardin planétaire" réunit des paysagistes, des biologistes, des historiens de l'art, des philosophes sur la question de savoir si l'on peut concevoir l'aménagement de l'espace planétaire comme on conçoit l'aménagement d'un jardin, ou imaginer qu'on traiterait de la planète entière comme on traite de son propre jardin. Ce colloque eut un énorme succès. Il montra comment Edgar Morin traite de la complexité de la science et essaie de frayer une voie et de donner un sens à cette complexité. J'ajouterais un commentaire à notre démarche : je dirais que je me méfie du "rêve en soi". Il est une source, pas une fin, et doit s'accomplir par un compromis avec le réel.

A.P. : Abordons l'histoire de votre combat.

G.P. : Nous avions en face de nous le Front national et ses valeurs fascistes - racisme, antisémitisme, xénophobie, autoritarisme, rejet de l'autre. Je n'étais heureusement pas seul dans cette révolte. En juin 1996, aux "Rencontres de l'Urgence de Comprendre", Philippe Douste-Blazy, alors Ministre de la Culture, devait déclarer : "Lorsqu'on parle de culture, on parle aussi et peut-être même d'abord de politique". La culture est en effet le reflet, le vecteur de notre réflexion au monde. Elle est en partie l'héritage de notre passé, elle est le patrimoine des œuvres plus fortes que la mort, qui témoignent de notre civilisation et auxquelles nous nous référons. Mais c'est elle qui dicte aussi notre capacité de projection vers l'avenir, notre capacité à le maîtriser et non à le subir.

A.P. : Comment qualifier l'idéal qui vous anime ?

G.P. : Si je devais conclure d'un mot, je dirais : la poésie, c'est de cela qu'il s'agit fondamentalement à Châteauvallon - le mot "poésie" au sens de poesis qui signifie en grec "action de faire". Les poètes sont réalistes, je crois. Ils ont la qualité et la capacité de voir plus loin, plus en profondeur, au-delà des apparences du quotidien et, en ce sens, tout homme peut être poète, qu'il soit entrepreneur, politicien, pédagogue ou même artiste. Le débat démocratique commence au sens poétique de chacun, à sa vision de l'autre et du monde - hors de toute versification -, dans l'imaginaire qui l'incarne.
Si, comme je l'espère, je retrouve ma place à Châteauvallon pour y finir le reste de mes jours, c'est à cette tâche du "faire rencontre" que je veux m'atteler. Cela aussi sera difficile, d'autant plus qu'après tout ce qui s'est passé depuis deux ans, on m'attendra, comme on dit, au tournant, mais la tâche ne me fait pas peur. Je suis prêt.

A.P. : Votre démarche est atypique, mais combien humaine. Quelle serait, pour vous, l'illustration de votre sens du Sens ?

G.P. : J'emprunterai à Jean-Louis Kahan, mathématicien, membre de l'Académie des Sciences, une déclaration récente qu'il a faite à propos des revendications des aides-soignantes des hôpitaux dans un rapport de la C.G.T. Elles demandaient de pouvoir suivre un cours sur le concept de la mort dans les grandes religions. Ayant à prendre en charge des agonisants de tous pays, elles voulaient pouvoir répondre à leur appel au moment de leur dernière parole. Un bel exemple de prégnance implicite du Sens, quand on en perçoit le message à tous les niveaux de l'humain.
1. Gérard Paquet vient d'établir l'historique de l'événement dans Châteauvallon, le théâtre insoumis, Éditions de l'Aube.